L’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm incarne à la fois l’engagement patriotique et la surmortalité des élites durant la Grande Guerre. Plus de la moitié des élèves des promotions 1910-1913 de l’ENS disparaît au combat. Cette proportion particulièrement élevée correspond à celle des officiers saint-cyriens morts pour la France durant la Grande Guerre qui, rappelons le, avaient tous choisi le métier des armes… L’ ENS incarne l’engagement des intellectuels au combat au même titre que celui de l’École Polytechnique, de l’École Centrale, de Navale et de Saint-Cyr.

A la différence de Polytechnique et de Saint-Cyr, l’ENS n’est pas une école militaire. Pourtant, dès 1905, l’École Normale Supérieure met en place une préparation militaire pour tous ses élèves.

Sa motivation première est de concurrencer la formation de l’École Polytechnique et de conserver les meilleurs candidats du concours scientifique. Pour l’anecdote, cette concurrence traversera le vingtième siècle pour demeurer encore bien « vivace » aujourd’hui, en 2014. Dès le début du conflit, les élèves normaliens sont systématiquement incorporés dans l’infanterie, arme particulièrement consommatrice en vies humaines : les taux de perte dans l’infanterie s’élèvent à 29% chez les officiers et à 22,9 % chez les hommes de troupe mobilisés.

Le patriotisme des élèves normaliens fonde l’hypothèse d’un engagement total évoluant parfois vers l’engagement « sacrificiel ». Les promotions qui subissent le plus de pertes sont celles scolarisées en août 1914 , c’est-à-dire les promotions de la période 1910-1913. Sur les 265 élèves entrés à l’ENS durant ces 4 années, 109 ont été tués soit près d’un élève sur deux ! Ces disparitions interviennent en majorité durant les premiers mois du conflit. Près de 4 normaliens sur 10 décèdent en 1914. D’une façon générale, les 4 premiers mois de la guerre seront les plus meurtriers avec environ 450 000 hommes morts pour la France, soit presque le tiers du total des pertes de l’armée française. Dans les classes 1886 à 1917, 1400 élèves sont mobilisables, 832 seront mobilisés et 236 perdront la vie soit un taux de mortalité global de 28,3 %.

Émile Boutroux analyse la surmortalité normalienne :

« Les normaliens ont été frappés dans une proportion très supérieure à la moyenne. Ce fait n’est pas fortuit. Tout entiers au devoir cordialement embrassé, ils se sont donnés sans réserve, ils ont intrépidement entraîné leurs camarades ; tel le sous-lieutenant Jules Pascal qui, sur la ligne de feu de Léronville, en Meurthe et Moselle, blessé vers 4 heures et ½, enleva ensuite, à la tête de ses hommes, un coteau où il tomba à 5 heures… L’histoire sera écrite de leur zèle et de leurs belles actions. On y trouvera maint exemple de l’entrain avec lequel ils sont partis. Tel, Albert Lévy, professeur du cours de Saint-Cyr à Saint-Louis qui, âgé de 47 ans, s’est engagé dès le début de la guerre ; tel, Charles Bayet, qui, âgé de 65 ans, s’est engagé comme sous-lieutenant » (Annuaire 1915, p. 2).

Xavier Roques poursuit :

«  Les hommes marchent s’ils se sentent entraînés, s’ils voient le chef à la place que la décence, à défaut du règlement, lui assigne, c’est-à-dire à leur tête. Nous avons, nous, pour nous soutenir, ce que la plupart n’ont pas, une force intérieure, une volonté faite de notre éducation et de notre culture. Nous sommes les riches. C’est à nous, s’il le faut, de payer » (Annuaire 1916, p. 135).

Les discours sur les fins glorieuses, les charges héroïques et les sacrifices consentis des normaliens doivent pourtant être modérés par les récits descriptifs et factuels des morts au combat.

Ainsi, la disparition tragique par abandon de Jean Merlin lors d’une retraite témoigne d’une réalité de la guerre bien plus sordide.

« Jean Merlin écrivit pour la dernière fois à sa mère le 26 août 1914, au départ de Bourgoin ; il lui dit qu’il était dirigé sur Gray, pour être envoyé immédiatement sur le front, et qu’il emportait sur lui sa dernière lettre, avec une médaille qu’elle lui avait remise. On ne devait plus rien savoir de lui. Le 29 août, plusieurs hommes de son régiment le virent tomber au col d’Anozel, atteint à la mâchoire et à l’épaule par des éclats d’obus. Nos troupes étaient alors en retraite ; les Allemands occupaient Saint-Dié. On dut l’abandonner là. On le retrouva mort, le 6 septembre, avec un homme de son régiment, à la lisière d’un bois (…) à quelques kilomètres d’Anozel. Qu’était-il advenu de notre ami pendant ces huit jours ? Le cœur se serre douloureusement à cette pensée » (Annuaire 1915, p. 56).

« Joseph Marty fut rappelé le 2 août sous les drapeaux en qualité de sergent au 38e R d’infanterie coloniale. Le 10 septembre il occupait avec sa compagnie une tranchée près du village de Séraucourt, aux environs de Bar-le-Duc. Surpris par l’ennemi dans une attaque à la baïonnette, il sortit le premier de la tranchée pour entraîner ses hommes à la riposte. Une balle reçue en pleine poitrine arrêta son élan ; on le retrouva quelques heures plus tard, tourné vers l’ennemi, tenant encore entre ses mains son fusil, baïonnette au canon ; il dormait de son dernier sommeil. Ce fut là une belle mort et une belle existence. Mais il est dans une petite maison d’Albi deux orphelins qui réclament quelquefois leur papa, une veuve inconsolable qui ne sait que répondre aux questions ingénues des petits et doit se cacher d’eux pour pleurer » (Annuaire 1915, p. 59).

Robert Blum (promotion 1906 S), professeur de mathématiques au lycée de Douai, commande une section d’infanterie depuis sa tranchée près de Berry-au-Bac en Picardie :

« Tout était relativement calme lorsque soudain trois obus éclatent devant la tranchée. Les coups assourdissent les hommes, qui se terrent. Aussitôt, d’un boyau creusé secrètement, l’attaque surgit. Les hommes de Blum, surpris, ont un moment d’hésitation : une minute tragique de flottement se passe. Avec un calme et une fermeté admirable […] Blum ressaisit la section ébranlée, la rassemble et commence le feu. Mais à peine avait-il passé la tête au parapet qu’il tombe frappé d’une balle à la tête et meurt aussitôt » (Lévy, 1918, p. 133).

Ernest Lavisse, Directeur de l’ENS nommé en 1904 a œuvré avant guerre pour le développement d’une formation militaire au sein de l’École et pour l’égalité des statuts des élèves normaliens avec celui des Polytechniciens. Dans l’extrait suivant, il s’inquiète auprès de l’autorité militaire du retard d’évolution de grade des normaliens combattants issus des promotions 1913, 1914 et 1916 :

« Pour moi, il m’est très pénible d’avoir à vous dire que je vois naître et grandir chez beaucoup des nôtres, à propos du sort qui leur est fait dans l’armée, un mécontentement dont les conséquences m’inquiètent beaucoup pour l’après-guerre. Vous savez que parmi nos élèves de 1913 et de 1914 au front depuis le 1er janvier 1915, il y en a qui, blessés et cités à l’ordre du jour, sont encore simples sous-lieutenants beaucoup même à titre temporaire. L’un d’eux m’écrivait, le 8 mars : « Je m’étonne de temps à autre des décrets concernant la titularisation au grade d’officier des élèves de certaines écoles, sans qu’il soit jamais question de ceux de l’Ecole Normale. Nous aurait-on complètement oubliés et serions-nous définitivement rayés des contrôles ? » […] Voilà le ton : il est triste, résigné, dédaigneux. Ce n’était pas celui des lettres que ces mêmes élèves m’écrivaient au commencement de la guerre : ils ont été parmi les plus ardents et les meilleurs ; tous les deux ont la croix de guerre. Soyez assuré que la plainte est générale. Elle est grave, venant d’une élite. »

Paul Painlevé, mathématicien normalien (1883S), Ministre de l’Instruction publique, des beaux-arts et des inventions intéressant la défense nationale, prononce un discours le 4 mars 1916 alors que la bataille de Verdun fait rage :

« Aujourd’hui, comment parler de l’École normale supérieure sans évoquer avec une tendresse particulière, avec une piété profonde, tous ces jeunes gens qu’elle a formés pour penser et qui ont su si bien combattre ? Comment ne pas voir se dresser devant soi cette élite de chercheurs, de savants, d’écrivains qui, si vite, se sont révélés des chefs sous la mitraille ? » (Painlevé, 1916, p. 194)

De son côté, l’Allemagne de 1914 fait le choix stratégique d’affecter une partie de ses ingénieurs et scientifiques de haut niveau au développement des technologies de l’armement. En France à la même époque, l’idéologie égalitaire de la troisième république interdit que les élites soient « préservées » et mieux « utilisées ». Cette position de principe a certainement conduit à l’hécatombe normalienne. Pour autant, les taux de perte des jeunes élites en Angleterre, aux États-Unis et dans une moindre mesure en Allemagne demeurent très élevées. Le sacrifice des élites durant la Grande Guerre est un phénomène mondial.

L’École Normale Supérieure a payé un lourd tribut durant la Grande Guerre. Le patriotisme exacerbé des élèves, la volonté d’égaler l’engagement polytechnicien et l’affectation systématique des mobilisés dans l’infanterie sont autant de facteurs qui, conjugués, expliquent la surmortalité normalienne. Un siècle plus tard, on peut regretter que l’ENS n’entretienne plus de lien direct avec la Défense Nationale. L’École pourrait pourtant trouver avantage à intégrer à son cursus une formation militaire initiale de courte durée et une sensibilisation des élèves (futurs enseignants chercheurs) aux problématiques de défense.

Sources documentaires :

David Aubin – Les mathématiciens normaliens « morts pour la France » 1914-1918 .

Nicolas Mariot – Pourquoi les normaliens sont-t-ils morts en masse en 1914-1918 ? ARPoS Pôle Sud, 2012/1 – n° 36, 9-30

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