L’Echo du mois permet d’échanger, au travers d’une interview, avec des personnalités dont l’action s’inscrit dans les thèmes relatifs à la stratégie, à ses diverses variantes, à ses évolutions technologiques et à leur influence sur celle-ci.
Dans la continuité de l’article que Si vis pacem a publié en juin, quelques semaines après la sortie de l’ouvrage collectif « Sécurité alternative » d’Isabelle Tisserand [1], cette dernière nous a fait l’amitié d’inaugurer « l’Écho du mois ». Une interview riche et qui met en lumière l’évolution actuelle et en devenir de la sphère nationale « sécurité et défense ».
Quelles sont les raisons qui vous ont amenées à réaliser l’ouvrage [2] collectif « Sécurité alternative » un projet long, complexe et original ?
Un ressenti très fort du cloisonnement des métiers de la sécurité au sens large. On dit souvent que l’on ne sait pas travailler dans la transversalité, que l’interdisciplinarité et le mélange des générations est impossible alors que notre monde est opaque et qu’il a besoin de tous les types d’intelligences. Ces débats primaires ne font que nous rappeler notre lenteur. Pire : le manque de capacités d’adaptation de l’espèce humaine aux évolutions est anthropologiquement insupportable car il signifie sa disparition, à plus ou moins long terme. En outre, le meurtre généralisé de la confiance m’a conduite a lancé un défi d’engagement des uns envers les autres. C’est cette confiance avérée qui constitue toute la force de notre livre. C’est un collectif de personnalités liées à jamais, un filet de sécurité en soi. Nos métiers n’ont jamais été aussi sollicités qu’actuellement avec, à la clé, une très douloureuse remise en question. La sécurité est devenue un sujet culturel mondial obsessionnel. Allons-nous continuer – jusqu’à en mourir – à mettre sous contrainte de sécurité les dispositifs de vie des organisations humaines ou bien allons-nous enfin dégager les bénéfices d’organisations humaines matures sécurisées pour vivre en expansion, découvrir de nouveaux territoires, continuer à explorer ?
Quelle expérience personnelle en tirez-vous et quelles leçons collectives, peut-être surprenantes, avez-vous apprises ?
Il faut un sujet fédérateur et un excellent casting pour le départ : des gens fiables, engagés, animés par les mêmes valeurs, qui n’ont pas peur de se faire peur car les écrits restent, qui ont la compétence de mettre leur ego au service du collectif. Tout cela nous fait basculer dans une dimension supérieure et donne du sens à ce que nous faisons de nos existences. De façon très pragmatique, je dirai qu’avec de l’organisation, on peut se lancer dans ce type de projet sans crainte. Je pensais qu’une fois le livre dans les mains on se dirait « voilà, c’est fini, on passe à autre chose ! ». Mais il nous a échappé et vit sa propre vie. Sur le plan psychologique, j’ai acquis la certitude que si l’on ne doute pas de son projet, si le but est pur et que l’on y met de la méthode, de la conviction et de l’ardeur, la réalisation émerge d’elle-même. C’est le plus magique.
Le « meurtre généralisé de la confiance » que vous soulignez avec force préfigure-t-il l’émergence de nouveaux schémas, de nouvelles attitudes voire d’une nouvelle société ?
Absolument. La confiance est un concept clé pour les sociétés du 21ème siècle. C’est un défi multidimensionnel qui pose entre-autres et assurément la question de l’engagement, du lâcher-prise, de l’assurance en soi et en les autres. La confiance est intrinsèquement liée à la communication (et force est d’observer qu’il y a peu de champions qui prennent le temps de bien travailler leurs communications) : lorsque les deals, les méthodes de mise en œuvre, leurs paramètres et leurs enjeux sont clairement expliqués, alors le pas vers l’engagement est plus facile à faire, ce qui construit la confiance. Se faire confiance c’est faire un chemin ensemble en respectant le contrat pour que tout le monde s’y retrouve (acteurs et collatéraux). La confiance propose de renoncer aux particularismes pour découvrir la richesse des différences. C’est se dire que nul ne détient la vérité absolue mais que l’on est plus forts en essayant de l’approcher ensemble. Le succès n’est pas loin lorsque le but est défini et surtout lorsqu’il est commun.
En quoi « la remise en question des savoirs et des attitudes des métiers de la sécurité, de la sûreté et de la défense » est-elle » très douloureuse » ?
Dans les années 90, on pouvait intégrer nos métiers par hasard, curiosité, opportunité. Les postes étaient nombreux, bien rémunérés, notamment dus à la vague d’informatisation qui a déferlé sur la planète et dans de multiples environnements. Le monde de la sécurité informatique – par exemple – était nouveau. Notre planète était en apparence un peu plus stable. Les recrues ne sortaient pas toutes de grandes écoles. Elles pouvaient continuer à se former en travaillant. Aujourd’hui, tout est beaucoup plus complexe, rapide, interdépendant, chaotique, systémique et surtout régi par des politiques de sécurité et de défense qu’il faut savoir correctement mettre en œuvre en concertation avec l’État. Il faut de bons professionnels, de bons patrons pour garder les équipes performantes et si possible beaucoup d’expériences conjuguées. Nous avons de moins en moins de temps pour former tout en travaillant. En outre, l’éclatement des frontières lié à la numérisation du monde nous oblige à travailler dans une dimension internationale. La situation est sérieuse en matière de cyberdéfense. Il faut pouvoir compter sur des personnels que la dimension « critique » ou « vitale » des activités humaines, avec des milliards de personne en bout de chaîne, n’effraie pas. Le challenge psychologique a pris une autre envergure.
Existe-t-il un courant de pensée voire une école « à la Française » spécifique à la sphère sécurité, sûreté et défense ?
Nous avons amorcé un courant avec la publication du concept de « sécurité alternative ». Depuis plusieurs années, les collectifs se multiplient et vous en faites partie ! C’est un bon début, nous les encourageons et nous les soutiendrons. Si les critères de cette « nouvelle école de pensée française » se développent bien, alors nous gardons l’espoir idéaliste de faire de la sécurité et de la défense (axes normalisés dans toute organisation humaine), des leviers de protection, de développement, dans la confiance, pour le bénéfice de tous, afin de pouvoir répondre au besoin génétiquement ancré que nous avons de découvrir nouveaux espaces, nouveaux savoirs, nouveaux progrès.
Pour revenir et presque terminer comme pour chaque interview de l’ouvrage ‘Sécurité alternative’, quel est votre film préféré ?
Le plus récent est « Lucy » de Luc Besson. Je crois à l’augmentation de nos compétences cérébrales et à celles du corps humain dans son intégralité. Il existe de nombreux moyens permettant de développer nos capacités cognitives. Dans le même temps, prôner l’accroissement de nos niveaux de perception, d’intelligence et d’action peut entraîner des modifications émotionnelles. Il faut trouver le juste équilibre. Mais ça, c’est le projet d’un prochain livre.
Que vous inspire EchoRadar et que pouvez-vous nous souhaiter ?
Comme c’est un collectif – absolument indispensable en ce début de siècle en matière de sécurité et de défense – je vous souhaite de rester inscrits dans le fédératif. EchoRadar est international, il faut développer cet aspect de votre projet. Vous semblez ouverts sur une vision transversale et systémique de la défense. Ces dimensions sont indispensables si nous voulons leur donner d’autres visages et revenir au concept humain de protection. Allez-y sur les analyses transdisciplinaires, les informations ne suffisent pas. Il faut de l’influence constructive si nous voulons participer intelligemment au changement. Point fort : votre projet repose sur votre conviction et le service aux autres.
[1] Docteur de l’École des hautes études en sciences sociales, experte en sécurité des patrimoines stratégiques, anthropologue médical et enseignante à l’INSEEC
[2] « Sécurité alternative », éditions l’Harmattan, Paris, mai 2014.
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