L’exploration du système solaire sera certainement une aventure à la fois humaine et robotique. Au-delà, commence un bond dans l’inconnu qui suscite de sérieux doutes sur nos capacités technologiques et nos projections existentielles à très long terme.
Pourquoi rêver de voyages vers l’infini, Capitaine Kirk ?
Parce que la curiosité et le goût de l’aventure sont au coeur de la nature humaine et ont étroitement contribué à notre aventure terrestre depuis Homo Erectus. Les incessantes découvertes de systèmes extra-solaires – plus de 30 000 dans un rayon de 1000 années-lumière, selon les projections initiales (1) – ne feront qu’attiser notre convoitise.
Toutefois, un « Star Trek du pauvre » restera longtemps confiné à la science-fiction car le voyage interstellaire appelle quelques prérequis que nous analyserons en nous inspirant de maintes réalités historiques, scientifiques et technologiques.
1. Une science mature de la propulsion interstellaire
Puissamment motivés par les impératifs de la guerre aérienne pendant Seconde Guerre Mondiale, ingénieurs et pilotes maîtrisèrent rapidement les subtilités du moteur à pistons. Après la chute du régime hitlérien, les pays vainqueurs de la grande guerre profitèrent amplement des recherches allemandes sur le moteur à réaction (qui prodigua ses lettres de noblesse à l’aviation commerciale et à l’aviation de chasse durant les Trente Glorieuses) et sur le moteur-fusée (qui équipe lanceurs spatiaux et missiles ballistiques depuis les années 60). La guerre froide poussa ensuite Américains et Russes à réaliser des exploits tant dans le domaine aéronautique que spatial. Ainsi, une cinquantaine d’années aura suffi pour que la science aéronautique parvienne à maturité et contribue à l’émergence des lanceurs spatiaux par un effet de seuil technologique.
Les degrés de complexité séparant le moteur à pistons, le moteur à réaction et le moteur-fusée furent des casse-têtes chinois pour les ingénieurs en aéronautique. Ces degrés de complexité revêtent une dimension proprement astronomique quant il s’agit de propulsions potentiellement interstellaires telles que l’assistance gravitationnelle, le moteur ionique, la propulsion thermonucléaire par fission/fusion, la voile solaire et la propulsion anti-matière; toutes listées par ordre de faisabilité en l’état actuel de la technologie.
Ignorant grandement leurs subtilités a fortiori dans l’optique d’une mission habitée ou robotisée de plusieurs siècles, l’ingénierie spatiale nage dans les abysses de la recherche théorique.
Une chose est sûre : une véritable propulsion interstellaire ne verra le jour qu’après une série de révolutions scientifiques. Parallèlement ou corrélativement, l’ingénierie spatiale aura probablement franchi une multitude de seuils technologiques. La nature, les modalités et les échéances de ces différentes étapes sont encore un immense trou noir pour la communauté scientifique.
De quoi regretter amèrement la grosse centaine d’années qui sépara le moteur à pistons de la propulsion nucléaire…
2. Des capacités énergétiques appropriées
Dans le cas d’un Star Trek du pauvre équipé de moteurs-fusées, transportant 500 colons (180 serait l’effectif minimal permettant à cet équipage d’assurer sa propre descendance lors de son périple) et les ressources nécessaires à leur survie, il faudrait générer 10^18 Joules d’énergie pour arracher ce vaisseau de la gravité terrestre.
À titre de comparaison, chaque lancement d’une navette spatiale américaine – véhicule d’une masse totale de 113 tonnes embarquant 7 membres d’équipage – exigeait une énergie de 10^13 Joules ! L’envoi d’un vaisseau automatisé vers Alpha du Centaure (l’étoile la plus proche du Soleil située à 4 années-lumières et à environ 70 années de trajet), qui devrait de surcroît ralentir à l’approche de sa cible, nécessiterait 10^19 Joules d’énergie. Les explorateurs technologiques seraient-ils aussi énergivores que leurs homologues biologiques ?
Telles sont les prévisions de Marc G.Millis (2), ancien directeur du NASA’s Breakthrough Propulsion Physics Project et fondateur de la Tau Zero Foundation… qui estime que l’humanité ne disposerait des capacités énergétiques appropriées qu’à l’approche du XXIIIème siècle !
Malheureusement, les modèles prévisionnels de la Tau Zero Foundation sont basés sur des scénarios de départ depuis la Terre avec des moteurs-fusées, et ne considèrent guère l’hypothèse d’un départ depuis d’autres satellites ou planètes solaires (Lune, Mars) avec d’autres types de propulsion; ceci afin de s’en tenir à la prospective et de ne point dériver vers la science-fiction.
3. Une véritable économie du transport spatial
Dans les années 1910-1930, l’aviation était essentiellement le fait de baroudeurs en veste cuir, de têtes brûlées en uniforme et d’élites politiques ou économiques. De la Seconde Guerre Mondiale aux Trente Glorieuses, l’aviation commerciale prit son essor et devint accessible aux pays riches comme pauvres. Cette expansion véritablement planétaire du transport aérien accéléra sa maturité technico-économique (recherche & développement, modèles économiques, logistique, maintenance, gestion des risques, etc), abaissa considérablement les coûts d’entrée à de nouveaux acteurs et boucla ce cercle vertueux. Depuis les années 1980, plusieurs dizaines de pays fabriquent de grands ou petits avions de ligne et les vendent à des compagnies aériennes publiques ou privées proliférant et opérant sur les cinq continents avec une sûreté constamment accrue.
Dans Profiles of the Future: An Inquiry into the Limits of the Possible (3), Arthur C. Clarke estime que la philosophie et la logistique du voyage dans l’espace devraient plutôt s’inspirer de celles du voyage en mer. Malheureusement, l’humanité a été longtemps induite en erreur par les racines aéronautiques du transport spatial et a trop souvent associé celui-ci au transport aérien.
Dans la marine militaire, un Landing Helicopter Carrier (LHC ou porte-hélicoptères), un Mobile Landing Platform (MLP) ou un Bâtiment de Projection et de Commandement (BPC) a une fonction de sea basing car il combine « sur une plate-forme unique, les fonctions de porte-hélicoptères, d’hôpital, de transport de troupes, de mise en œuvre de moyens d’assaut amphibie et de commandement. » (4)
Christoph Colomb, Vasco de Gama, Marco Polo et la compagnie des Indes ne furent-ils pas des précurseurs du sea basing ? N’ont-ils pas repoussé pas à pas les frontières de l’exploration maritime et terrestre ? Pourquoi n’en serait-il pas de même dans l’exploration spatiale ?
Ainsi, des plate-formes de space basing naviguant dans le système solaire faciliteraient le ravitaillement, la maintenance, le déploiement et le lancement d’une diversité d’engins spatiaux habités ou automatisés.
Commandé par le Capitaine Kirk et Monsieur Spock, l’Enterprise (vedette de la mythique série télévisée Star Trek) était moins un vaisseau de guerre qu’une plate-forme de space basing…
À ce jour, l’humanité ne dispose d’aucune économie du transport spatial à l’échelle du système solaire et encore moins des capacités énergétiques adéquates. Par ailleurs, les énormes différences entre l’environnement spatial et le milieu terrestre pèsent de tout leur poids sur nos ambitions interplanétaires. Malgré leur relative régularité, les vols orbitaux relèvent encore d’onéreuses prouesses techniques, très loin d’une exploitation routinière comparable à celle du transport aérien ou maritime.
La technique d’hibernation couramment utilisée par les sondes (afin de préserver les équipements électriques, les composants électroniques et les systèmes de bord) lors de leurs voyages interplanétaires sera-t-elle aussi efficace lors d’un voyages interstellaire de plusieurs centaines ou milliers d’années ? Peut-on sérieusement envisager une aventure dans les étoiles lorsqu’on est incapable d’affréter un vol robotisé pour la Lune en quelques jours ou de transporter vingt membres d’équipage vers Mars en quelques mois ? Une économie éprouvée du transport interplanétaire serait-elle un prérequis minimal ou un handicap moindre pour nos ambitions interstellaires a fortiori sur le plan énergétique?
4. Des intelligences artificielles fortes
Selon Wikipedia, « le concept d’intelligence artificielle forte fait référence à une machine capable non seulement de produire un comportement intelligent, mais d’éprouver une impression d’une réelle conscience de soi, de « vrais sentiments » (quoi qu’on puisse mettre derrière ces mots), et une compréhension de ses propres raisonnements. […] Le matériel serait donc maintenant présent. Du logiciel à la mesure de ce matériel resterait à développer. En effet, l’important n’est pas de raisonner plus vite, en traitant plus de données, ou en mémorisant plus de choses que le cerveau humain, l’important est de traiter les informations de manière appropriée. » (5)
Compte tenu de l’évolution rapide et constante des technologies de l’information, on peut parier sans trop de risques que l’apparition et la maturation d’intelligences artificielles fortes précédera de très loin une économie du transport interplanétaire ou quelque propulsion interstellaire digne de ce nom.
Dès lors, l’humanité serait plus encline à envoyer une mission robotisée vers une planète extra-solaire avec les moyens de propulsion disponibles. Le vaisseau spatial serait piloté par des intelligences artificielles fortes et transporterait une variété de sondes, de drones et de robots dédiés à l’exploration planétaire.
Les sondes Viking, Voyager, Deep Space One, et les robots Pathfinder et Curiosity communiquaient et interagissaient à quelques minutes, heures ou jours d’intervalle avec leurs superviseurs – du fait des longs délais de transmission imposés par les distances interplanétaires – pendant que des myriades de scientifiques analysaient aussitôt les résultats de leurs missions.
D’où précisément l’intérêt de ce type d’engins : ils sont en quelque sorte « nos yeux et nos mains en différé » sur de lointaines planètes.
Dans le cas d’une mission robotisée, les distances interstellaires étendront notre vision et notre manoeuvre en différé de plusieurs siècles ou de plusieurs millénaires. Peut-on réellement interagir avec un robot explorateur situé à des centaines ou à des milliers d’années-lumières ? Combien de temps faudra-t-il pour que ses premières données d’exploration parviennent à notre système solaire ? Y aura-t-il un correspondant à « l’autre bout de la ligne » ? Ses technologies embarquées (propulsion, informatique de bord, électricité, etc) survivront-elles à un voyage de 500, 3000, 10 000, 50 000, 100 000 ans et plus ? Que seront l’humanité, sa technologie, son économie et sa biosphère devenues lors de son arrivée sur une planète extra-solaire ?
Quel est donc l’intérêt d’une mission robotisée vers une destination aussi éloignée ? S’agit-il vraiment d’explorer d’autres planètes pour notre compte ou d’indiquer notre présence à une éventuelle civilisation extraterrestre dotée de technologie ou de « civilisation » ?
5. Une philosophie du voyage interstellaire
L’inéluctable et kafkaïenne complexité d’un Star Trek du pauvre serait compensée par un gigantesque système embarqué d’intelligences artificielles plus ou moins fortes qui contrôleraient tout le vaisseau et assisteraient l’équipage humain.
– Hal, stoppe les moteurs ! – Commandant, je détecte un énorme nuage de micro-météorites. Je vous suggère de reporter votre opération de maintenance à H+12:43 lorsque j’aurais terminé ma manoeuvre de contournement et d’éloignement. – C’est noté, Hal. – Accélération: 35 %. Orientation: 20 degrés
Cette mission menant hommes et robots vers une planète extra-solaire devra se prémunir d’une raison d’être à toute épreuve et d’une solide vision de ses objectifs car son voyage durerait plusieurs siècles ou plusieurs millénaires, et ce, quelque soit la propulsion utilisée.
Or, l’être humain est très enclin à négliger ou à éluder des enjeux s’étendant sur plusieurs générations. Pensons au désarmement nucléaire, au réchauffement climatique ou au déficit de la sécurité sociale…
Comment assurer convenablement la pérennité d’un équipage humain et la longévité des systèmes embarqués (notamment ceux vitaux comme l’électricité, la pressurisation, le recyclage de l’eau et de l’oxygène, le chauffage, etc) dans un environnement artificiel et hermétique soumis à l’apesanteur ? Qui pilotera ce vaisseau spatial jusqu’à sa destination finale : une rotation d’humains se succédant par générations ou un système redondant d’intelligences artificielles fortes à très longue durée ?
Les spationautes accepteront-ils de vivre et mourir en toute quiétude à bord d’une « arche de Noé » flottant éperdument dans le vide spatial ? Seront-ils préparés à affronter des incidents aussi imprévisibles qu’inimaginables (incendie, panne d’électricité, fuite d’oxygène, impact d’astéroïde, etc) durant ce trajet sans retour et sans le moindre recours extérieur ? Comment convaincre chaque génération d’hommes et de femmes qu’elle n’est que l’étape intermédiaire d’un projet pluri-millénaire à l’aboutissement aussi lointain qu’incertain ? Ne devrait-on pas recourir à des cyborgs, au clonage humain ou à la biostase (6) dans des conditions aussi extrêmes ?
On le voit, de nouveaux paradigmes scientifiques, technologiques, philosophiques et sociaux devront préalablement imprégner l’humanité lors de la mise en oeuvre d’une mission interstellaire.
Charles Bwele, Electrosphere
Annexes :
(1) Seth Shostak, The Huffington Post : « A Bucketful of Worlds », http://www.huffingtonpost.com/seth-shostak/a-bucketful-of-worlds_b_817921.html (2) Marc G.Millis, Tau Zero Foundation : « Energy, Incessant Obsolescence, and the First Interstellar Missions », http://www.arxiv.org/abs/1101.1066 (3) Arthur C. Clarke : « Profiles of the Future: An Inquiry into the Limits of the Possible », Indigo Paperbacks, 2000, 256 pages. (4) Direction générale de l’armement : « Le bâtiment de projection et de commandement – BPC », http://www.defense.gouv.fr/dga/equipement/naval/le-batiment-de-projection-et-de-commandement-bpc (5) Wikipedia : « Intelligence artificielle » : http://fr.wikipedia.org/wiki/Intelligence_artificielle (6) La biostase ou animation suspendue est un état assimilable à l’hibernation qui est aussi appelé « arrêt réversible de la vie ».
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