L’Echo du mois permet d’échanger, au travers d’une interview, avec des personnalités dont l’action s’inscrit dans les thèmes relatifs à la stratégie, à ses diverses variantes, à ses évolutions technologiques et à leur influence sur celle-ci.
L’amiral Pierre-François Forissier est né à Lorient en 1951. Admis en 1968 au Collège Naval de Brest, il intègre la promotion 1971 de l’Ecole Navale. Entré aux forces sous-marines en 1975, il y a effectué une carrière complète entre Toulon, Brest et Lorient en servant à bord de tous les types de sous-marins opérationnels. Il a commandé l’équipage rouge du sous-marin nucléaire d’attaque Rubis et l’équipage bleu du sous-marin nucléaire lanceur d’engins le Tonnant. Également marin de surface, il a exercé comme jeune officier les fonctions d’officier en second de la 20ème division de dragueurs et du dragueur Glycine puis, étant capitaine de frégate, celles d’officier de manœuvre du porte-avions Foch. Promu officier général en 2001, il a été amiral adjoint territorial au commandant de la région maritime Atlantique puis amiral commandant les forces sous-marines et la Force Océanique Stratégique (ALFOST) avant de devenir, en 2005, major général de la Marine. Il a été chef d’état-major de la Marine du 4 février 2008 au 12 septembre 2011.
Quatre SNLE de classe Ohio ont été reconvertis dans l’US Navy en SSGN. Les nouveaux SNA de classe Iassen de la Marine russe embarquent une grande variété d’armes. Les frontières entre plateforme de dissuasion et sous-marin d’attaque semblent de plus en plus ténues. L’ancien sous-marinier que vous êtes y voit-il une convergence vers un sous-marin très polyvalent ou une nécessaire redéfinition des missions de chacun ?
La mission de dissuasion, selon la doctrine française, est, pour la composante océanique, exclusive de toute autre. En effet cette composante constitue la capacité de frappe en second après une première attaque désarmante à l’encontre de la France. Le paramètre essentiel est alors le nombre de têtes nucléaires survivantes à la mer après une telle attaque. C’est ce qui conditionne la permanence à la mer et le nombre d’armes déployées sachant que la dissuasion n’est pas assurée par les SNLE à quai mais uniquement par ceux qui sont réellement en patrouille c’est-à-dire dont la position n’est ni connue, ni prévisible. Enfin, il n’est pas envisageable d’embarquer des armes nucléaires à bord des sous-marins d’attaque sauf à renoncer à la doctrine française qui n’envisage pas l’utilisation tactique de ces armes qui sont réservées exclusivement à la frappe stratégique. Les frontières entre les deux types de plateformes sont donc parfaitement claires et pérennes.
Il est parfois reproché à la Marine de porter deux ambitions stratégiques aux logiques pas toujours compatibles. Son rôle à l’échelle de l’Archipel France est similaire à ceux de l’Armée de Terre et la Gendarmerie en métropole. Est-ce que cette double logique (intervention et sécurisation) peut conduire à scinder la Marine en deux (marine de guerre et marine garde-côtière) ?
Tout d’abord la Marine Nationale ne porte par elle-même aucune ambition sauf celle qui lui est assignée par les autorités politiques. Le choix d’avoir une Marine Nationale qui n’est pas seulement une armée de mer a été fait par trois pays européens, la France, le Portugal et le Danemark, essentiellement pour des raisons géographiques. Ces Etats ont en effet à intervenir dans des zones de responsabilités qui se caractérisent par une forte densité de trafic et des conditions de mer fréquemment difficiles qui nécessitent d’intervenir, par mauvais temps, avec des grands bâtiments de haute mer. Le coût de deux composantes maritimes de haute mer n’étant pas supportable par ces pays, c’est la Marine Nationale de chacun de ces états qui remplit ces deux types de missions. Il s’agit là d’une saine économie des moyens et d’une organisation optimisée qui nous est enviée par beaucoup et même par les USA qui, faut-il le rappeler, possèdent un corps de garde-côtes militaires qui a vocation, en temps de guerre, à réintégrer l’US Navy. Aujourd’hui, la limite entre temps de guerre et temps de paix étant devenue particulièrement floue une telle organisation a perdu l’essentiel de sa pertinence. Il serait absurde de l’adopter aujourd’hui en France et c’est une des raisons qui ont conduit notre pays à développer la notion de « fonction garde-côtes » qui privilégie la coopération inter-administration plutôt que la duplication organisationnelle.
La France doit sécuriser 11 millions de km² de zones économiques exclusives avec une Marine Nationale au volume qui se restreint régulièrement depuis les années 1970. Est-ce qu’une partie des directions technologiques actuelles vont rendre plus efficiente cette marine macrocéphale ou bien faut-il envisager d’autres pistes ?
On ne peut pas traiter cette question de façon simpliste. La surface de nos zones économiques exclusives n’est pas le paramètre fondamental. Ce qui caractérise ces espaces c’est leur grande dispersion sur tout le globe, leur position souvent excentrique ou lointaine et leur grande diversité géographique et physique. Les bateaux n’ayant pas le don d’ubiquité la question est le nombre des patrouilleurs nécessaires à la fonction garde-côtes, ces bâtiments n’étant pas nécessairement du seul ressort de la Marine Nationale mais de l’ensemble les administrations œuvrant en mer. Le caractère macrocéphale et très technologique de la marine de combat de haute mer n’a que peu d’interférences, hormis les cas d’intervention par gros temps citées plus haut, avec la nécessaire occupation ostensible de la mer française partout dans le monde. Le comité directeur de la fonction garde-côtes a reçu pour mission d’établir un schéma directeur d’équipement de l’ensemble des administrations mais comme il n’a aucune influence sur les choix budgétaires des divers ministères ce schéma reste très largement une position de principe. Il devient urgent d’identifier formellement le budget dédié à cette fonction et de rendre son exécution contraignante à travers un véritable pilotage interministériel et pas seulement une coordination. Le fait que les B2M aient finalement dus être supportés par le budget de la Défense est, en la matière, un précédent très fâcheux.
Depuis la généralisation de la propulsion à vapeur, les partisans de la voile développent, expérimentent des techniques nouvelles pour rendre compétitive cette propulsion. Par exemple, l’Aghia Marina (vraquier de 28 000 tonnes pour 170 mètres) réalise jusqu’à 35% d’économies de carburant grâce à une voile de kite propulsive. Serait-ce une voie pour diminuer la facture énergétique de nos forces navales et regagner des jours de mer ?
La propulsion à vapeur n’est, sauf pour les bâtiments nucléaires, plus vraiment à la mode. La problématique de la propulsion du futur, qui comportera nécessairement une part fossile, est celle de la proportion d’énergies renouvelables à y intégrer. Le vent tient évidemment une place naturelle dans ce paysage mais il n’est pas le seul et il peut ne pas être seulement utilisé par le truchement de voiles. L’avenir comportera sans aucun doute des solutions hybrides dont la force du vent sera une des composantes. Des travaux de recherche tant dans le monde militaire que dans le monde civil sont en cours et c’est un sujet de très grande importance. Il faut se préparer à des changements radicaux et rapides dès que des solutions technologiques viables et performantes auront été identifiées. Personnellement, je pense que le temps n’est pas si éloigné où il ne sera plus possible de manœuvrer dans les ports et les zones côtières avec des propulsions polluantes. Les navires auront alors vraisemblablement une propulsion de croisière avec une part prépondérante d’énergies fossiles et une propulsion de manœuvre côtière où la part d’énergies renouvelables sera très majoritaire, voire exclusive. J’observe d’ailleurs que cette réflexion existe aussi dans l’aviation où on envisage de plus en plus de rouler sur les taxiways en propulsion électrique, pour réserver les réacteurs au vol.
A chaque nouveau gouvernement, des voix s’élèvent pour demander la (re)création d’un ministère de la Mer. N’y aurait-il pas des liens à renforcer, voire à développer entre le chef d’état-major de la Marine, secrétaire général de la Mer (au près du Premier ministre) et le ministre titulaire du porte-feuille de la mer ?
Le seul vrai ministre de la mer ne peut être que le Premier ministre car tout ce qui touche à la mer ne peut être qu’interministériel. En effet les ministères sont organisés par la catégorisation des activités humaines. A la mer on retrouve la plupart de ces activités avec cet environnement exceptionnel globalisant et fédérateur qu’est la mer. Traiter de la mer c’est par conséquent traiter avec tous les ministères dont la plupart ont nécessairement un intérêt particulier pour elle. C’est d’ailleurs la raison fondamentale pour laquelle le Secrétaire Général de la mer est directement rattaché au Premier ministre. Le chef d’état-major de la Marine a pour sa part vocation naturelle à être l’interlocuteur, non pas privilégié mais spécialisé, des autorités en charge des affaires de la mer. Et l’on peut noter que quelles que soient les évolutions de l’organisation des instances parisiennes, ce rôle est reconnu de façon évidente par l’ensemble des acteurs. Je suis d’ailleurs un des premiers à avoir été contacté par les autorités gouvernementales lors du crash de l’Airbus Rio-Paris.
Vous être l’un de ceux qui tentent de relevez le rêve d’Eric Tabarly de lancer un grand-voilier école (et êtes actuellement le président de l’association qui porte ce projet). Pouvez-vous nous dire à quelle phase se situe cette entreprise ?
Effectivement je préside l’association du Grand Voilier Ecole (www.asso-gve.fr) qui s’est donné pour mission de réaliser le rêve d’Eric en faisant construire un beau trois mâts français dédié au soutien de la jeunesse française. Nous sommes en train de finaliser les dossiers techniques, financiers et administratifs qui sont le préalable nécessaire à la recherche de mécènes. Celle-ci devrait démarrer avant la fin de 2015 pour envisager la commande du navire un an plus tard. Nous avons d’ores et déjà un mécène technologique, STX France, qui nous soutient avec l’aide de l’architecte McFarlane dans la première phase d’études techniques. Ce voilier que nous voulons propre, rapide et élégant sera construit en France, naviguera sous pavillon français et embarquera une moyenne de 3000 jeunes chaque année pour leur faire vivre un moment fondateur dans leur parcours personnel forgé au contact des réalités de la mer et de la vie en équipage dans un contexte de mixité, notamment sociale et physique, avec, entre autres l’aptitude à embarquer des handicapés. Ce bateau sera aussi un ambassadeur de l’excellence française et servira de vitrine internationale aux entreprises françaises qui le désireront.
La France voit se multiplier les initiatives privées pour explorer les océans : la goélette Tara, le Sea Orbiter, le Polar Pod, l’Hermione, etc… N’existe-t-il pas là une richesse d’initiatives qui témoigne d’une soif d’aventures ?
Contrairement à une idée couramment répandue les Français ne sont pas si éloignés des choses de la mer et notre pays est souvent en pointe sur les sujets maritimes. La création, il y a quelques années, du Cluster Maritime Français a été l’occasion de démontrer que l’économie maritime est importante en France tant en nombre d’emplois induits qu’en chiffre d’affaire. Le maritime dans notre pays pèse plus que l’industrie automobile qui est pourtant un de nos fleurons nationaux. Je ne pense pas que le moteur soit uniquement la soif d’aventure et réduire la motivation des acteurs du monde de la mer à cet aspect me paraît réducteur. La mer fascine, avant tout parce que c’est un des derniers lieux où l’homme peut se confronter à la nature qui le dépasse, avec un sentiment de liberté impossible à ressentir ailleurs que dans la haute montagne, le désert ou l’espace extra-atmosphérique. Elle constitue dans notre monde fini le dernier espace de manœuvre et d’initiative où il existe plus de choses encore à découvrir que de réalités déjà connues, ce qui a fait dire que la mer est l’avenir de la terre et que le 21° siècle sera celui de la mer. Les gens qui cultivent la vision de l’avenir et qui sont portés par l’ambition finissent nécessairement par se tourner vers les espaces océaniques…..
Du temps de vos responsabilités de CEMM, vous regrettiez que nos arsenaux n’attirent plus les navires étrangers pour leur entretien. Alors que réparation et déconstruction navale sont déconsidérées en France, ces activités sont captées par des entreprises étrangères. Cette concurrence est-elle un atout pour stimuler notre industrie navale ou bien un manque de vision qui nous pénalisera ?
Les choses ne sont pas aussi binaires que cela et la France possède des atouts intéressants tant dans la réparation navale que dans la déconstruction. La vraie question, comme toujours lorsqu’on se penche au chevet de la mer, c’est d’être capables d’avoir une approche globale et non pas une vision sectorielle qui est pertinente à terre mais totalement inappropriée lorsqu’on parle de maritime. C’est même là le mal français par excellence, notre beau et vieux pays n’ayant encore jamais réussi à se forger une politique maritime globale non sectorisée qui est le préalable indispensable à toute ambition maritime. Je milite pour que cet effort indispensable soit entrepris sans tarder et sans tabou en faisant fi des susceptibilités administratives qui sont sectorielles, conformément à l’héritage de Napoléon qui, comme chacun le sait, avait une vision politique dans laquelle l’eau salée était totalement absente, mais a forgé l’Etat qui est encore le nôtre. Le vrai défi c’est donc de tenir le rang de la France dans ce domaine et de ne pas abandonner l’océan à d’autres nations qui n’ont pas la même frilosité que nous en regardant l’horizon qui recule au fur et à mesure qu’on avance. A cette condition la France peut, comme elle l’a fait au 18° siècle être sur le podium de la mondialisation qui, étant en fait la maritimisation du monde, ne soit pas être redoutée mais saisie comme une chance historique qui ne se représentera pas de sitôt.
Vos passages par l’état-major de la Marine vous ont conduit à des responsabilités dans les bureaux “Finances” et “Etudes et plans généraux”. Chaque grand programme naval doit résoudre la quadrature du cercle : avancer de grands capitaux financiers aux industriels tout en cherchant à lancer les bateaux dans un minimum de temps alors que les contraintes budgétaires et industrielles demandent d’étaler paiement et travail. Votre expérience en la matière vous amène-t-elle à croire qu’il est encore possible d’innover dans ce domaine ?
Comme vous le notez j’ai exercé des responsabilités en matière de programmation et de finances auxquelles mon métier de sous-marinier ne m’avait pas vraiment préparé. J’en ai retiré la conviction que nous devions être modestes vis-à-vis de processus très complexes que les officiers ne peuvent totalement maîtriser et qui ne peuvent se réduire à des idées simples que malheureusement les conversations de coursive propagent trop souvent. Pendant très longtemps nous ne disposions pas des outils permettant de faire des analyses fines de ces processus. L’avènement de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) à partir de la gestion 2006 a conduit l’Etat à utiliser non plus une comptabilité de caisse mais une comptabilité de bilan. Il est donc désormais possible de connaître précisément les différents postes du bilan et donc de suivre année après année l’évolution des actifs des différentes armées et d’en évaluer l’amélioration ou la dégradation. A mon sens c’est cet éclairage qui devrait présider aux grandes décisions de conduite des programmes d’armement. Je constate que près de 10 ans après la mise en application de la LOLF ces façons modernes de raisonner ne sont pas encore rentrées dans les mœurs mais je suis convaincu que ça ne devrait plus tarder.
Que vous inspire EchoRadar et que pouvez-vous nous souhaiter ?
Il y a quelques années, un commandant de frégate me disait à propos des techniques de navigation que nos jeunes utilisent : « Nous, nous ne savions pas où nous étions mais nous savions où nous allions, eux ils savent parfaitement où ils sont mais ils ne savent pas où ils vont… ». Je souhaite à EchoRadar de réussir à faire cette alliance improbable entre le passé et le futur et je souhaite « Bon Vent » à tous ceux qui s’y investissent !
Amiral, les membres d’EchoRadar, et très certainement nos lecteurs, vous remercient de bien avoir voulu nous accorder cet entretien.
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