A la suite du sillon tracé par Cyberland (Indect), le Dr Isabelle Tisserand (Sécurité et Défense : saut quantique) et de Sécurité des Systèmes Juridiques (Lutte juridique contre le terrorisme sur internet), Echoradar continue de vous proposer, par ses différents points de vue, des regards contrastés sur les événements qui ont eu lieu entre le 7 et le 11 janvier.
Aujourd’hui, tentons d’interroger la portée stratégique des attentats de la semaine du 7 janvier 2015. Faut-il reprendre le vocable de surprise stratégique ? Dans un premier temps, nous pouvons questionner la pertinence de la notion de « surprise stratégique ». Par la lecture des spécialistes, ce n’était – malheureusement – pas une surprise. Nos différents services de renseignement nous alertaient régulièrement – depuis plusieurs années – sur la volonté forte et soutenue de commettre des attentats sur le sol national. Nombre de projets étaient déjoués. En outre, sur un plan plus tactique, le mode opératoire utilisé n’est pas original. Il a même été, semble-t-il, était reproduit à Copenhague tout récemment. En outre, les différents livres blancs depuis 1994 n’écartaient pas, au contraire, la menace terroriste. Ils la considèrent même.
S’il ne faut pas retenir la qualification de « surprise stratégique », notons que l’onde de choc ressentie par nous a été d’une férocité qui dépassait la simple statistique macabre. Force qui révèle l’ampleur, véritablement historique, de l’événement. Et paradoxalement, la violence de l’événement semble appeler à une remise en cause partielle ou totale sur nombre de points, comme à la suite d’une surprise stratégique. Premièrement, la résilience nationale était jugée faible. Quelle erreur d’appréciation pour nos décideurs dans la rédaction des deux derniers livres blancs. Dès le soir du 7 janvier, françaises et français étaient dans la rue. Nous devrions même évoquer, plutôt que les manifestations du dimanche 11 janvier, celles du week-end des 10 et 11 janvier. Marseille défilait tout le week-end. Un habitant de l’agglomération lyonnaise sur quatre défilait, tout comme à Brest ou Rennes. Nous étions suffisamment à Paris pour décourager définitivement la préfecture de police de nous compter : une première. Près de 5 millions de français descendaient dans les rues pendant cette terrible semaine. Des chiffres jamais vu depuis… la Libération (1945). Deuxièmement, la cible atteinte par les attentats dépassent la perte – toujours tragique – de nos concitoyens. Toucher à notre liberté d’expression via la décapitation de la rédaction de Charlie Hebdo touche peut être une tradition française, plus ancienne que la Révolution et la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Par cette optique, peut-être faut-il rapprocher le travail des caricaturistes de Charlie Hebdo d’une certaine tradition française de la caricature. L’Ancien régime ne connaissait-il pas, lui aussi, des représentations de la monarchie ou de l’église des plus douteuses ? Là où le 11 septembre touchait à l’inviolabilité du territoire américain, le 7 janvier toucherait peut-être, aussi, à cette tradition ancrée en France. Notre réaction aux attentats singularise la France sur la scène internationale. S’il était possible d’observer un front uni face à ces attentats, l’appréciation des sociétés civiles face aux limites de la liberté d’expression n’était plus si uni. Le sacré n’est pas la norme suprême dans notre pays contrairement à d’autres pays qui se sont exprimés. Même nos plus proches alliés, comme l’Angleterre et les Etats-Unis, avec un rapport au sacré différent du nôtre, ne souhaitaient pas republier les caricatures de Charlies Hebdo. La Chine, par voie de presse, nous faisait aussi comprendre qu’elle ne partage pas notre définition de la liberté d’expression. Des pays qui voudraient nous voir changer de position politique (de la coercition ?). Françaises et français disent non. Sur la liberté d’expression, beaucoup considèrent une chose qui revient régulièrement : ce serait la fin du « politiquement correct » dans le débat public. Plus qu’une ouverture inconsidérée à tous les propos, ce serait une ouverture à une plus grande liberté de pensée sous l’exigence d’une grande responsabilité dans le prononcé des dits propos. Troisièmement, nous vivions une séquence politique ressemblant d’assez près à l’unité nationale. Les partis s’effaçaient derrière le président de la République et le chef du gouvernement pendant un bref instant pour soutenir une opération militaire ou la libération d’otages. Moment qui durait près d’une semaine. Il culminait même lorsque la Marseillaise retentissait à l’Assemblée nationale : une première depuis 1918 ! La progression dans les sondages (du jamais vu, parait-il) des deux têtes de l’exécutif montrent deux choses. D’une part, les mots, les gestes et les postures trouvées par l’exécutif faisaient consensus. D’autre part, cette justesse semble rapprocher cette gestion de la crise par l’Etat d’autres moments forts contemporains (dont la seconde guerre du Golfe, la troisième aussi, etc…). Depuis, la vie politique nationale semble avoir repris ses droits. Ces indicateurs soulignaient un temps une forte émotion. Mettons de côté la réponse pénale à ces attentats. Non pas que cela ne soit pas important et nécessaire. Mais d’autres attentats forgeaient déjà un « arsenal » législatif des plus sophistiqués. Par contre, ce qui donne un caractère plus significatif à ces attentats est le débat sur la réponse sociétale puis celui sur la réponse extérieure. La commission de tels actes au nom de puissances politiques étrangères par des français ne peut qu’interpeller la société française dans toute ses composantes. C’est toute une réponse sociétale, donc globale, qui est demandée face à ces événements. Postulons que ces attentats visaient à instaurer un climat de défiance, à scinder les Français entre communautés. Objectifs qui viseraient à constituer des terreaux favorables à tel ou tel mouvement par l’érection de clivages, tant mentaux que géographiques en s’appuyant sur des réalités sociales contrastées. Rien de nouveau à l’Ouest ? N’était-ce pas un des objectifs du mouvement communiste internationale que de vouloir détacher les masses prolétaires des centres bourgeois pour lancer la révolution mondiale ? Par là, il faut entendre que ceux qui commettent les attentats ne souffrent pas ou peu d’éventuelles fractures sociales. Par contre, ils visent à les exacerber pour développer un milieu utile à leurs projets. Le Premier ministre évoquait alors un « appartheid » qui sévirait en France, coupant une partie des territoires du reste de la vie nationale. Mot politique très fort depuis les émeutes de 2005. Expression qui revient à condamner une succession de plans « banlieues » sans distinction de couleur politique. Evoquer la politique ségrégationniste qui visait en Afrique du Sud à séparer les populations noire et blanche pour qualifier la vie nationale française est peut être incorrect, voire faux. Mais c’est peut être considérer le risque qui pèse sur la communauté nationale quand des personnes sont Juives avant d’être Françaises et que d’autres Musulmanes avant d’être Françaises. D’autres critiquent l’approche sécuritaire qui a pu prévaloir dans ces territoires, au détriment de l’approche politique. C’est loin d’être la première fois que les banlieues françaises sont en enjeu politique, encore moins qu’un débat pointe les nécessités d’une approche plus économique ou plus sécuritaire, voire que d’autres ambitionnent de déceler là un « front intérieur ». Sans même parler des prophéties auto-réalisatrices. C’est pourquoi le service national est poussé avec force dans le débat public depuis. Plusieurs sons de cloches se font entendre. Entre la résurgence pur et simple du service militaire et l’universalisation du service civique, tranchons pour constater qu’il y une forte volonté d’implication dans la vie nationale. Actuellement, la réponse n’est pas militaire même si elle en prend quelques accès. Une « réserve » citoyenne est en cours de création à l’Education nationale pour renforcer les activités parascolaires. Pourquoi pas ce terme : la fonction publique n’est-elle pas d’inspiration des armées napoléoniennes dans son organisation ? Toutefois, entre les annonces et la réalité, raison il faut savoir garder : sur les près de 10 000 militaires déployés dans le cadre de l’opération Sentinelle, il n’y aurait qu’environ 300 de réservistes d’employés. D’un côté, nous avons la chute des barrières mentales liées aux dernières traditions anti-militaristes. Nos militaires reçoivent même des marques de solidarité avec des petites gestes du quotidien (café, croissants, etc..) pour les soutenir dans leur mission. De l’autre côté, ce déploiement de militaires sur le sol national paraît presque ordinaire. Sous d’autres latitudes, des réservistes de la Police nationale ou de la Gendarmerie auraient pu prendre leur place. Pourquoi faut-il des militaires dans le cadre du plan VIGIPIRATE et de l’opération Sentinelle ? C’est là que pourrait se creuser le débat sur la participation des citoyens en renfort à certaines missions régaliennes de l’Etat : pourquoi des Armées ? Pourquoi des réservistes ? Pourquoi VIGIPIRATE ? Pourquoi des citoyens comme jurés des tribunaux ? Trouver l’articulation entre l’Intérieur et l’Extérieur n’est pas si évident. L’actuel gouvernement est engagé dans une course de fond pour exécuter la loi de programmation militaire 2014-2019. Ce serait une première historique si cette loi était respectée. Le budget de 31,4 milliards d’euros pour 2015 est sanctuarisé, sécurisé. Si tel était le cas jusqu’en 2019, ce serait une rupture, à n’en pas douter. Mais par rapport à ce qui a pu être dit précédemment, ce budget ne consacre pas une prise en compte de nouvelles priorités. Pourtant, nous entendons parler de réserve, de service militaire adapté importé depuis les Antilles vers l’Europe, etc… Les Armées ont-elles un rôle social ? Comment ? Si jamais elles en ont un, elles ne pourront l’accomplir sans être accompagnées financièrement puisqu’il ne s’agit pas de missions actuelles. Tout comme reconnaître qu’une partie des activités criminelles fournissent des infrastructures à tout projet d’attention, c’est devoir soutenir les opérations lancées contre ces trafics. Dans ce cadre, il existe effectivement un continuum sécurité-défense entre, par exemple, les opérations contre les trafics de drogues et les économies parallèles qui alimentent certains de nos territoires. Les attentats du 7 janvier et notre réaction, à tous les échelons de la vie nationale, marquent une rupture. Celle-ci s’exprime par des changements d’appréciation et sur de nouvelles manières d’aborder des enjeux politiques. Cela confère la portée historique de ces événements puisqu’ils font évoluer nos schémas mentaux et semblent nous lancer une multitude de défis. Nous semblons perdre quelques illusions. Prendre conscience que nous faisons face à d’autres projets politiques, concurrents, si ce n’est hostile. Prendre aussi conscience que la France est la manifestation internationale d’une singularité politique. C’est peut être la remise en cause du livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013, voire aussi celui de 2008. La France, après le 7 janvier, s’est singularisée stratégiquement car elle a une identité propre à défendre. Les Françaises et les Français sont demandeurs de participer à la vie nationale autour de cette identité propre. C’est peut-être alors une surprise stratégique cette volonté massive d’engagement des citoyens dans la vie de la cité. Sous quelle forme ? C’est tout l’enjeu des réponses apportées et proposées. Alors que notre résilience était jugée faible, notre participation à notre sécurité, notre défense ou notre vie nationale va-t-elle modifier l’équilibre de notre action nationale ?
Il est nécessaire de repenser notre stratégie nationale pour défendre la spécificité française. En 1918, nous gagnons la guerre, perdions la paix.
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