Le Président de la République vient de réaffirmer cette semaine, sur la base aérienne d’Istres, la nécessité de maintenir et de moderniser notre dissuasion nucléaire [1]. Construite depuis plus d’un demi-siècle, elle est jalonnée de faits marquants tant du point de vue politique, technologique et donc historique. L’occasion était donc toute trouvée d’exhumer un article écrit en août 2012 qui concernait la surprenante reprise des (derniers ?) essais nucléaires en 1995  par Jacques Chirac, à peine élu Président de la République.

A l’occasion du 14 juillet 2012, le débat confisqué voire tabou de la dissuasion nucléaire a refait surface [2] en pleine crise financière et dans l’incertitude des bouleversements géopolitiques en cours. De Michel Rocard au général Norlain, un courant de pensée, fragile mais novateur, vient interroger un domaine qui parait jusqu’ici sanctuarisé. Dans la déjà longue histoire de la dissuasion nucléaire française, l’épisode de la reprise des essais nucléaires en 1995 demeure étrange et conserve sa part de possibles secrets d’État.

(Source)

Pour essayer de comprendre ce qui a pu motiver cette inhabituelle prise de risques, nous allons replonger 17 années en arrière tout en soulignant la prégnance de la doctrine nucléaire française dans la conduite des affaires stratégiques de la 5ème République.

Les débuts d’un septennat qui commence par…

Alors qu’il occupe l’Élysée depuis moins d’un mois, Jacques Chirac, le nouveau Président de la République française stupéfait de nombreux pays le 13 juin 1995. Sans aucun signe avant-coureur, il décide de rompre le moratoire sur les essais nucléaires, établi depuis avril 1992 par son prédécesseur, le Président François Mitterrand. Annonce est faite qu’une série de 8 essais nucléaires aura lieu entre septembre 1995 et janvier 1996. Cette déclaration fracassante provoque dans les jours et les semaines suivants de vives réactions internationales, en particulier dans la zone Pacifique.

Officiellement, ces essais ont pour but de récolter assez de données scientifiques pour permettre d’effectuer les futurs essais par simulation. En plus de cette raison qui parait crédible et sera avérée par la suite, une autre hypothèse – jamais confirmée – vient bousculer la décision officielle. Cet article va donc explorer les multiples dimensions de cette affaire, sans partie pris,  et dans un contexte actuel fortement dépassionné.

…une vague de contestation internationale

Dès l’annonce de la reprise des essais nucléaires, les plus violentes émeutes de Tahiti éclatent et les rues de Papeete vont s’enflammer durant une semaine. Pour maintenir l’ordre, le gouvernement décide l’envoi en urgence de 800 gendarmes supplémentaires, exacerbant les sentiments déjà à vif des émeutiers qui considèrent ces renforts comme une occupation militaire supplémentaire. De nombreux bâtiments publics brûlés et des centaines de véhicules détruits constitueront le bilan matériel de cette réaction somme toute prévisible.

Au-delà de la Polynésie, de nombreux pays protestent, au premier rang desquels la Nouvelle-Zélande, affaire Rainbow Warrior oblige, et bien-sûr le Japon. A Séoul, en Corée du Sud, des étudiants qui manifestent jettent des œufs contre l’ambassade de France. Des appels au boycott des produits français, suivis de peu d’effets, sont également lancés. Enfin, une semaine avant l’annonce fracassante, 95 pays ont signé une résolution portée par le comité de désarmement nucléaire de l’ONU pour interdire les essais nucléaires ! Parmi ces pays, l’Italie, avec laquelle une rencontre bilatérale entre les deux chefs d’État sera annulée à l’initiative de l’Élysée.

La modernisation de l’arsenal nucléaire militaire en préalable…

Historiquement, la première arme nucléaire française opérationnelle est l’AN-11, une bombe à chute libre destinée à être lancée à haute altitude par le chasseur-bombardier Mirage IV. Des années 60 au début des années 90, la dissuasion nucléaire française repose sur le triptyque suivant : des bombes puis des missiles largués par chasseurs-bombardiers, des missiles sol-sol (SSBS) tirés du plateau d’Albion ou des missiles tactiques tirés par des systèmes automoteurs Pluton puis Hadès. Enfin, et surtout, des missiles balistiques (MSBS) lancés par des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE).

Des trois composantes, le binôme SNLE/MSBS est le plus délicat à mettre au point, en particulier du fait des contraintes liées à l’environnement océanique. Le tir en dessous de la surface, pour conserver une absolue discrétion jusqu’à la délivrance du feu nucléaire, réclame une expertise particulière que seuls quelques pays maîtrisent, même en 2012. Considérons enfin que les sous-marins sont la force de frappe majeure autrement appelée “l’assurance-vie” de la Nation.

Pendant 25 ans, trois générations de têtes nucléaires vont armer les SNLE de la classe “Le Redoutable”. De la MR-41 à la TN-61 puis à la TN-71, de remarquables progrès en termes de miniaturisation, d’emport (plusieurs têtes), et de puissance (500 kilotonnes, 1 à 1,2 Mégatonnes, puis finalement 150 kilotonnes). L’arrivée d’une nouvelle génération de SNLE (SNLE-NG) et de nouveaux missiles conduisent au développement d’une nouvelle tête, la TN-75. Officiellement, la décision de Jacques Chirac doit donc permettre de finaliser la mise au point de la TN 75 qui doit équiper les SNLE-NG et remplacer, au fur et à mesure, les missiles balistiques M4/M45.

SNLE-NG + M51 (Source 1, Source 2)

Le résultat est qu’entre 2008 et 2015, l’ensemble des systèmes d’armements nucléaires et des vecteurs aura été entièrement renouvelé. La composante aérienne a commencé à recevoir en 2010 ses premiers Rafale au standard nucléaire (F3 – ASMP-A) équipés du nouveau missile air-sol moyenne portée amélioré (ASMP-A) et d’une nouvelle tête nucléaire, la Tête Nucléaire Aéroportée (TNA). La composante sous-marine, constituée de quatre SNLE nouvelle génération avec de nouveaux missiles balistiques M51 dotés d’une nouvelle tête nucléaire, la Tête Nucléaire Océanique (TNO).

…mais avec l’hypothèse d’acquérir une tête nucléaire à effets dits “chirurgicaux” !

Pourtant, des interrogations existent à l’époque, plus précisément autour de la réflexion concernant le missile aéroporté ASLP [3]. On sait que pour des raisons autant stratégiques que tactiques, certains généraux et penseurs militaires cherchent à disposer d’armes pré-stratrégiques et d’ultime avertissement permettant des frappes à fort pouvoir discriminant : extrême précision, faible charge, effet dit “chirurgical” ou “décapitant”.

In fine, un missile doté de capacités furtives, tiré en toute discrétion à plusieurs centaines de kilomètres, ayant des capacités de pénétration à très basse altitude, capable de manœuvres évasives et doté d’une charge nucléaire de faible puissance et modulable (de 1kT à 1 dixième de kT ! soit l’équivalent de “seulement” 100 tonnes de TNT) disposerait des qualités nécessaires pour atteindre et souffler des états-majors, des gouvernements ou des…terroristes se pensant à l’abri de bunkers ou d’ouvrages enterrés.

En réalité, rien ne vient confirmer cette hypothèse, l’inverse étant également vrai. Le président Mitterrand s’étant toujours montré un fervent adversaire d’une dissuasion “du fort au fou”, on peut cependant penser que l’accession au pouvoir de Jacques Chirac a pu modifier l’écoute et la recevabilité des arguments portés, à l’époque, par de très hauts responsables militaires.

La puissance des différents essais n’est d’ailleurs pas forcément un indicateur fiable orientant l’hypothèse dans un sens ou dans l’autre, le premier essai ayant été inférieur à 20 kT. Diviser d’un facteur 10 (ou plus) ce type de charge reviendrait à posséder l’arme recherchée. La France disposant des moyens et des capacités scientifiques pour le faire, on pourrait imaginer l’existence cachée d’un nombre limité de têtes nucléaires à puissance modulable et à effets (relativement) faibles et limités. Des armes qui pourraient être utilisées de manière exceptionnelle en réaction d’un acte considéré comme une atteinte aux “intérêts vitaux de la Nation”…

Thétis, Ploutos, Heypytos, Phégée, Thémisto, et Xouthos

Inférieur à 20 kT, le premier tir de type PALEN (Préparation A la Limitation des Essais Nucléaires) a lieu le 5 septembre 1995 à Moruora suivi d’un second tir le 1er octobre à Fangataufa, le premier concernant la TN-75 (< 110 kT). Le 27 octobre a lieu le troisième test également TN-75 (< 60 kT), le 21 novembre, le quatrième test de type PALEN (< 40 kT) puis le 27 décembre, un cinquième test également PALEN (< 30 kT). Le sixième tir d’essai a lieu le 27 janvier 1996,  en surface, au dessus de l’atoll de Fangataufa. C’est l’essai le plus puissant de la série (< 120kT) qui clôture un troisième et dernier tir consacré à la TN-75.

La fin des essais nucléaires grandeur nature…

Deux jours après ce sixième essai sur les huit prévus à l’origine, un communiqué de la Présidence annonce que la France met fin aux essais nucléaires. Avec ce dernier tir, c’est 210 explosions qui ont été réalisées par la France depuis l’acquisition de l’arme atomique en 1960.

Suite à la fin de cette dernière campagne de tests, la France signe le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE) le 24 septembre et commence le démantèlement de ses installations de tests dans le Pacifique. Le Parlement ratifie le TICE le 6 avril 1998, engageant ainsi la France à ne plus jamais réaliser d’essais nucléaires.

Même si la France a bel et bien décidé de ne plus réaliser d’essais nucléaires grandeur nature, elle continue de “mener des expérimentations nucléaires sur son territoire, sans déclenchement de la réaction en chaîne. La France s’est ainsi engagée (tout comme les Américains avec le National Ignition Facility) dans un programme dit de « simulation des essais nucléaires » qui comporte trois volets : les lasers de puissance, les calculateurs de grande puissance (l’ordinateur Cray T90 et T3E au CEA de Bruyères-le-Châtel) et les essais dits « sous-critiques »” [4].

…mais le début des expérimentations nucléaires “sous critiques” !

Peu connus du grand public, les essais “sous-critiques” utilisent de faibles quantités de matières nucléaires en ne développant pas, théoriquement, de réaction en chaîne. Ces expériences permettent de s’assurer du bon fonctionnement d’une charge nucléaire lors de la phase d’ignition des explosifs conventionnels. Les tirs “sous-critiques” se déroulent sur le site CEA de Moronvilliers, tandis que le laser Mégajoule, situé au Centre d’études scientifiques et techniques d’Aquitaine (Cesta), constitue le volet principal de ce programme. Les recherches engagées devraient permettre également de comprendre les mécanismes nécessaires à la réalisation de bombes thermonucléaires de « faible puissance », ces fameuses “mini-bombes” nucléaires évoquées en détail précédemment !

En guise de conclusion

L’arsenal nucléaire français est en pleine évolution technologique et continue, certes modestement, à la course à la prolifération même si le nombre de têtes aura quasiment été divisé par deux entre 1995 et 2015. Pour autant, la politique de dissuasion nucléaire de la France a toujours veillé à maintenir strictement son arsenal au niveau le plus bas nécessaire et à sa sécurité, conformément au principe dit de « suffisance ».

Malgré ses moyens technologiques et ses efforts financiers importants depuis plus d’un demi-siècle, il semble qu’elle se soit refusée à se doter de cette fameuse arme atomique tactique du champ de bataille qui a tellement fait rêver plusieurs générations d’officiers généraux.

Les travaux autour de l’actualisation du Livre Blanc sur la défense et la sécurité ne vont pas dans le sens d’un quelconque changement dans la politique nucléaire du Président Hollande. On pourra cependant parier sur une possible diminution du nombre de vecteurs aériens Rafale F3/ASMP-A tandis que la composante océanique sera elle sanctuarisée. Le changement dans le domaine du nucléaire militaire n’est donc pas pour maintenant.

Si vis pacem

[1] http://www.elysee.fr/declarations/article/discours-sur-la-dissuasion-nucleaire-deplacement-aupres-des-forces-aeriennes-strategiques-istres-3/

[2] Libération n°9696 du samedi 14 et du dimanche 15 juillet

[3] Libération du 14 juillet 1995. “Les militaires français rêvent d’une mini-bombe atomique”.

[4] http://www.transfert.net/a9486

Autres références

http://www.moruroa.org/Texte.aspx?t=206

http://www.capcomespace.net/dossiers/espace_europeen/albion/essais_nucleaire_francais.htm

https://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_du_programme_nucl%C3%A9aire_militaire_de_la_France

http://www.theironskeptic.com/misc/french.htm

http://www.liberation.fr/evenement/0101146877-des-scientifiques-americains-contredisent-la-raison-invoquee-par-chirac-les-essais-sont-inutiles-pour-maintenir-la-credibilite-de-la-dissuasion-francaise]]>

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