Quelle guerre mener ? La méthode occidentale ne revient-elle pas à « tirer des oiseaux avec des balles en or » ? « Face à un ennemi qui méprise les règles », faut-il les transgresser aussi ? C’est aux réponses à nombre de questions stratégiques que nous convient les auteurs. D’emblée, le ton est donné : « La Guerre hors limites est un document exceptionnel sur la réflexion stratégique chinoise actuelle ».
La préface explique en quelques pages les motivations des auteurs qui exposent leur vision stratégique par peur du surclassement ou de préparer la guerre d’avant. Elle allie des retours d’expériences (surtout celles des autres nations en l’occurrence) « actuels » et des pensées plus anciennes comme celles de Sun Zu. La réflexion des auteurs sur le changement de la manière de faire la guerre nous mène donc au cœur des ambitions chinoises du XXIème siècle. Le temps des batailles semblerait révolu ou plutôt le champ de bataille aurait changé de nature.
C’est à partir des conflits du Golfe (1991), de la Bosnie, du triomphe de l’économie libérale, de l’émergence de l’écologie et du développement du terrorisme islamique international que les auteurs tirent ce constat.
Le lecteur sera donc face à la culture stratégique chinoise, qui privilégie une privilégie une approche indirecte. Cette approche est indubitablement globale, différente de l’approche technologique triomphante de l’Amérique des années 90. La guerre hors limites, c’est la continuation de la guerre par tous les moyens.
Partie 1
Chapitre I
Selon les auteurs, Liang et Xiangsui, la guerre électronique, la guerre de l’information et les armes de précisions ont changé discrètement mais significativement l’art de la guerre, sans que peu de personnes ne s’en rendent compte. La révolution des armes précède invariablement la révolution dans les affaires militaires. L’arme précède la tactique ou au moins, ce fut le cas jusqu’à la révolution dans les affaires militaires (RMA). Depuis la RMA, il s’agirait de fabriquer les armes qui correspondent à un concept d’armement plus que d’adapter le concept aux armes. Pourtant, les auteurs rappellent que l’on ne peut mener que la guerre de ses moyens. De nombreuses armes nouvelles ou améliorations sont certes inventées. Plus l’on en invente plus leur rôle relatif diminue dans la guerre. Par ailleurs, le terme de haute technologie peut prêter à confusion car la haute technologie d’un jour est la basse technologie du lendemain. N’est-ce pas un terme dont on « affuble à chaque fois la jeune mariée du moment ». Une citation intéressante adaptée aux armes de haute technologie est la suivante : « A l’époque préhistorique, l’arc et la flèche furent une arme décisive, comme l’épée de fer à l’époque de la barbarie et les armes à feu à l’époque civilisée » Engels, Oeuvres choisies de Marx et Engels, vol 4
Après des siècles d’accroissement de la violence, les auteurs font remarquer que l’avènement de la bombe atomique a fait passer l’humanité d’une « ère de pénurie de puissance de destruction » à une ère de limitation de la puissance de destruction. Cette arme suprameutrière aurait permis, par effet repoussoir, l’émergence des armes de précision, des armes non létales, la cyberguerre, etc.
Liang et Xiangsui relativisent l’importance de la haute technologie et esquissent leur thèse de contournement de la puissance de l’adversaire dans tous les champs possibles. La recherche d’armes « douces » ou plus « douces » est pour eux l’opportunité de nouvelles stratégies. La thèse de l’armement qui fait la tactique est à rapprocher du principe historique selon lequel les armes sont souvent utilisées dans d’autres usages que celui qui avait mené à leur conception initiale.
Chapitre II
Ce chapitre, marqué par la situation mondiale de la fin des années 90, a bien vieilli malgré les différences de terminologie. Il est intéressant dans son appréhension de l’utilisation de toutes les formes de contrainte. La guerre conventionnelle et la guerre terroriste (et contre terroriste) apparaissent comme des formes de guerre parmi d’autres. Depuis les opérations informatiques sont apparues au plan stratégique, ce qui rendait nombre de commentateurs dubitatifs jusqu’en 2005-07.
Pourquoi et pour qui se battre ?
Les auteurs font remarquer qu’il était simple de savoir pourquoi se battre hier et que ce n’était pas si simple aujourd’hui. Qui sont les amis, les ennemis ? Actuellement, les objectifs stratégiques des conflits contiennent des objectifs affiché et cachés. Liang et Xiangsui donnent l’exemple de la Première Guerre du Golfe : défense du Droit et des champs de pétrole.
Où combattre ?
Cette question renvoie directement au champ de bataille. Avant l’apparition de l’arme à feu, il était petit (unité de temps, de lieu et d’action comme au théâtre). Le feu a induit la dispersion et l’augmentation du champ de bataille sur deux dimensions, puis sur trois, etc. Il englobe les civils et la guerre devient totale. Ce qui est véritablement révolutionnaire, selon les auteurs, c’est l’avènement de l’espace électromagnétique ou du cyberespace, dans lequel les notions de longueur, de largeur et de hauteur perdraient leur sens, comme le temps dans une certaine limite.
Qui se bat ?
Cette question pose la problématique du soldat. Le nombre de soldat n’est pas tout. En 1985, l’armée populaire de Chine a réduit ses effectifs de 1 million d’hommes. Un facteur déterminant de la réduction de la taille des armées est l’informatique, qui à l’instar d’autres activités, a permis de gagner des effectifs et nécessite du personnel formé, instruit et éduqué. Cela se conjugue mal avec une armée de conscription pour laquelle il est impossible financièrement d’assurer la formation. Le soldat nouveau pourrait être « un chercheur au teint blafard, portant d’épaisses lunettes de myope « .
Les auteurs abordent ensuite la montée en puissance des organisations non étatiques, notamment terroristes islamiques ou les milices blanches au Etats-Unis. Ce sont pour eux de réels dangers pour les armées professionnelles occidentales.
Combattre par quels moyens et quelles méthodes ?
Liang et Xiangsui reviennent sur une description américaine datée des guerres futures : guerre informatique, guerre de précision, opérations interarmées, opérations autres que la guerre. Cela les amène à décrire la guerre commerciale, la guerre financière, la guerre terroriste et la guerre écologique (la plus futuriste). Pour toutes ces guerres, l’objectif est de plier l’ennemi à sa propre volonté.
Chapitre III
Ce chapitre traite principalement de la guerre du Golfe, présentée comme une guerre classique mais pas si classique que cela. Il tire son intérêt de son analyse de cette guerre, presque 10 ans après, par des officiers dont l’armée n’a pas combattu dans cette guerre.
Cette guerre a mis en jeu 300 navires de guerre provenant de 6 escadres commandées par un porte-avions, 4000 avions, 12000 chars, 12000 véhicules blindés et deux millions de soldats provenant de 30 pays. Cette coalition écrasa 42 divisions irakiennes. L’alliance contre Saddam Hussein était une nécessité commune. Le besoin de légitimation de l’action, via les Nations unies, nécessitait cette alliance, le rapport de forces non. La question des opérations multinationales reste qui obéit à qui ? La loi de réorganisation de la défense dite Goldwater et Nichols (1986) avait réglé ce problème pour les Américains.
Le chapitre présente abondamment les changements que constitue cette guerre pour l’art de la guerre, selon les auteurs : guerre de l’information, guerre psychologique, aérocombat, etc.
Des parallèles historiques intéressants ont été faits avec l’attaque japonaise contre Pearl Harbor, en 1941 (tactique aéromaritime innovante) et la percée de Guderian à Sedan en 1940 (vitesse tactique terrestre).
Chapitre IV
La fracture entre les différentes armées (une erreur de traduction a inscrit arme) des Etats-Unis est souvent dépassée pour former une armée américaine unique (interarmées) malgré des dissensions importantes. Les auteurs reviennent sur le concept de zéro mort. Ils trouvent extravagant d’utiliser des armes coûteuses pour obtenir ses objectifs et réduire les pertes, sans regarder à la dépense. Une guerre de riche qui consiste « à tirer des oiseaux avec des balles en or ». Rechercher zéro mort est considéré comme une faiblesse car tous leurs ennemis savent que pour les vaincre, il faut tuer leurs hommes du rang. Ils ajoutent que malgré leur haute technologie, les Etats-Unis sont incapables d’innover en matière tactique.
Ce chapitre reste largement au niveau du constat même s’il s’avère une bonne transition vers la deuxième partie du livre qui comprend plus de propositions. Il est possible d’en retenir que la RMA n’a pas vraiment eu lieu et que l’innovation technique devait être accompagnée de l’innovation tactique voire stratégique.
Partie 2
Le nouvel art de la guerre est le titre de cette seconde partie qui propose une évolution de l’art de la guerre. Les auteurs prennent acte de l’arrivée de nouveaux acteurs dans les conflits actuels et la fin provisoire et relative des conflits interétatiques. La révolution dans les affaires militaires est encore décriée car les technologies peuvent être utilisées indifféremment ou presque dans les domaines militaire ou civil. La thèse des auteurs vient au lecteur : il faut élargir le champ de bataille et combattre hors limites. Il faut élargir le champ de vision et « aller de l’autre côté de la colline pour accueillir le soleil levant« .
Chapitre V
Le chapitre entre encore rapidement dans le vif du sujet. « Qui a vu la guerre de demain ? Personne ». Liang et Xiangsui constatent que la guerre préparée ou la dernière guerre n’est pas la guerre future. Ils donnent l’exemple de l’armée française entre la Première et la Seconde Guerre mondiale. Fait « prémonitoire », ils font valoir que les futures guerres américaines seront différentes de « Tempête du désert » car il n’existe pas de « deuxième lapin » voulant jouer le rôle de Saddam Hussein.
L’impréparation des Etats-Unis à mener de nouvelles formes de conflits est relevée. Ils donnent l’exemple des 49 agences américaines chargées de la lutte antiterroriste. Le 11 septembre 2001 ne devait pas les démentir.
La guerre a pris de nouvelles formes (qui dépassent le domaine militaire) même si cela reste fondamentalement la guerre car le but ultime est d’obliger l’ennemi à satisfaire ses propres intérêts.
Les auteurs constatent que l’humanité n’a jamais « dompté » la guerre malgré le droit international qui protège interdit certaines armes, protège les prisonniers ou les civils, etc.
Mais, ce sont les grandes puissances qui fixent ces règles dont les forces non étatiques « guerrières » se soustraient à leur guise (pirates, hackers, groupes terroristes, etc.). Ce mépris des règles et des États induit une perte de légitimité des territoires reconnus par la communauté internationale. Le Califat (non cité par les auteurs) déjà réclamé par les jihadistes est un exemple de cela. La guerre change, il y aura moins de champs de bataille, pour des batailles rangées, mais le nombre de victimes sera toujours plus important.
La conséquence tirée est que « face à un ennemi qui méprise les règles, il n’y a certainement pas de meilleur tactique pour s’en défendre que de les transgresser aussi ». Au plan tactique, c’est peut-être vrai mais cela pourrait devenir douteux au plan stratégique (Ndr).
Les auteurs font ensuite l’éloge de la combinaison interarmes et interarmées au cours des siècles, en précisant qu’à l’avenir, il serait nécessaire de combiner des moyens militaires et non militaires pour arriver à ses fins, sur le plan tactique et stratégique (citant Machiavel).
Ils critiquent ceux qui croient que la guerre c’est tuer et seulement disposer de troupes impressionnantes sur un champ de bataille. Ils n’auraient rien compris. Ils soulignent également que lorsqu’une armée se prépare trop spécifiquement à un ennemi, elle néglige celui qui est hors de son champ de vision. Cela me semble un bon principe général qui n’a pas été démenti par la fin de la guerre froide et peut-être demain, par la fin (pause) dans les guerres de contre-insurrection.
En définitive, ce chapitre fait la promotion de la combinaison de tous les moyens à la disposition du stratège pour arriver à ses fins. C’est souvent écrit mais pas toujours appliqué. Cela se rapproche de notions comme le smart power.
Chapitre VII
Les auteurs constatent que pour gagner dans un conflit, il faut faire le moins d’erreurs possible et que la recette pour la victoire n’existe pas.
La combinaison hors limites se compose de :
- la combinaison supra-étatique : la guerre hors limites ne signifie pas aucune limite mais des limites dépassées. Le carcan que peut constituer l’Etat doit être dépassé pour combattre par l’intermédiaire d’organisations internationales : ONU, FMI, OMC, comité international olympique, etc.
- la combinaison hors domaines. Il faut dépasser la pure action guerrière pour lutter dans d’autres domaines. Il s’agit de franchir les frontières idéologiques pour franchir les frontières de l’action. Il faut briser les barrières de nos modes de pensée. Tous les domaines sont bons : politique, religieux, culturel, diplomatique, éthique, etc.
- la combinaison hors moyens : tous les moyens peuvent être employés en repoussant les limites de leurs capacités.
- la combinaison hors degrés : il s’agit de combattre à tous les niveaux (stratégique, opératif, tactique), sans préjugés.
Chapitre VIII
Les principes de la guerre hors limites sont exposés dans cet ultime chapitre. L’adoption de ces principes ne garantit pas la victoire mais ne pas les respecter conduirait à la défaite, selon Liang et Xiangsui. Ce sont sont omnidirectionalité, synchronie, objectifs limités, moyens illimités, déséquilibre, consommation minimale, coordination omnidimentionnelle, contrôle du processus entier.
L’omnidirectionnalité est le point de départ de l’idéologie de la guerre hors limites. Tous les facteurs doivent être étudiés avec la même importance et sans discrimination. Tous les espaces sont des champs de bataille : terre, air, mer, social, culturel, politique, technique, économique, etc. La guerre peut être militaire ou non militaire, violente ou non-violente, etc. Cet aspect dual doit toujours être pris en compte.
La synchronie consiste mener des actions dans la même période de temps dans des espaces différents. L’apparition de l’informatique permet d’agir simultanément dans des espaces différents et des domaines différents. Grâce une planification minutieuse et le partage de l’information, il est possible de mener simultanément des actions qui autrefois, devaient être menées successivement.
Les objectifs limités (se rapproche de la concentration des efforts) sont limités par les moyens. La guerre hors limites ne signifie pas sans limites. Il faut être capable de réaliser les objectifs que l’on se fixe. Tout objectif doit être pouvoir être atteint de manière raisonnable et les objectifs inaccessibles doivent être irrémédiablement écartés. Un objectif limité ne doit pas être élargi. C’est l’erreur de Mac Arthur durant la guerre de Corée selon les auteurs. Lorsque l’objectif dépasse les moyens, c’est la défaite qui devient alors inévitable.
Les moyens doivent être illimités pour remplir des objectifs limités. Cela signifie qu’il faut toujours chercher à élargir le type de moyens utilisés (et combinés) pour atteindre les objectifs mais cela ne signifie pas l’emploi immodéré de moyens, ni l’emploi de moyens absolus (armes nucléaires, génocides ?). Les moyens sont inséparables des objectifs : « recherche du limité au moyen de l’illimité ».
Le déséquilibre (proche de l’asymétrie) consiste à « rechercher les points nodaux de l’action en suivant une direction opposée à la symétrie équilibrée ». Il s’agit d’éviter le face-à-face brutal avec de grandes puissances militaires mais d’exploiter leurs points faibles. La guérilla, la guerre terroriste, la cyberguerre, la guerre sainte, la guerre prolongée illustrent cela. C’est, selon les auteurs, la seule règle qui encourage les hommes à enfreindre les principes pour les utiliser et soigner la maladie chronique de la pensée qu’est la routine.
La consommation minimale (se rapproche de l’économie des moyens) consiste à utiliser ses ressources guerrières à la limite inférieure suffisante pour atteindre son objectif.
La coordination multidimentionnelle vise à coordonner toutes les forces mobilisables dans les domaines militaires et non militaires (approche globale). Dans la guerre hors limites, ce n’est pas forcément la dimension militaire qui prime sur les autres. Les forces non militaires doivent être mobilisées.
L’ajustement et contrôle du processus a pour but, grâce au renseignement, d’adapter en permanence les actions et les décisions à la réalité. « Toute idée de vouloir faire entrer une guerre dans un cadre préétabli friserait l’absurdité ou la naïveté ».
En définitive ?
Ce chapitre est donc l’aboutissement de la démonstration que constitue le livre. Les principes sont en partie classiques. Ce qui peut paraître novateur ou original, c’est que les auteurs préconisent l’utilisation du plus grand nombre possible de champs d’action pour des objectifs limités. La défense militaire ne peut être dissociée de la défense non militaire et de la sécurité. Ce livre qui a vieilli sous certains aspects, notamment descriptifs, reste d’actualité dans ses préceptes. La guerre en Crimée en 2014 a été menée dans un cadre d’opérations proche de ce qui est préconisé. Ce livre doit toujours être lu et mériterait d’être actualisé.
]]>