Depuis le début de la guerre civile en Ukraine, il a été constaté dans les médias français, de façon assez récurrente en quantité et prononcé en gravité, un haro sur les russes dont on ne prit à peine soin de distinguer les autorités du peuple. Peuple qui il est vrai reste particulièrement attaché à son dirigeant, ce qui est souvent mis au crédit d’une immaturité dudit électorat qui serait damné, comprendre abonné ad vitam aeternam à la tyrannie. Un raccourci qui confine souvent au mépris et à la méconnaissance de la réalité historique et contemporaine de la civilisation russe.

Si le propos peut encore faire sourire l’expert, il n’en demeure pas moins très vivace dans les communications sur tous supports. Tel un récent documentaire de la chaîne de télévision franco-allemande ARTE, Les milliards de Moscou, diffusé le 19 mai 2015 et censé éclairer le spectateur sur la stratégie d’influence russe en France. L’on y dépeint une contrée corrompue, ployant sous des lois dictatoriales et dont la seule visée est l’asservissement du genre humain. Et de conclure que la Russie menacerait les souverainetés européennes par ses offensives commerciales, destinées à gangrener les tissus économiques nationaux.

Le propos si grossier sur une chaîne qui se veut tout de même pédagogique est désolant car il ne permet que peu d’appréhender la Russie, la mentalité des dirigeants et du peuple et surtout de comprendre en quoi les modalités d’action diffèrent d’autres pays investisseurs. De plus, l’enquête, ou ce qui se veut présentée comme telle, est uniquement à charge (alors qu’il est mentionné en tout début que partisans et opposants défileront dans le reportage) sans même relever que 1) le pays était encore plus corrompu et dangereux dans les années 1990 sous l’ère Eltsine 2) que le Royaume-Uni ne dédaigne pas l’argent russe alimentant les tuyaux de la City 3) que le postulat de départ est de considérer que les pays occidentaux sont exempts des reproches adressés à la Russie, ce qui est largement sujet à débat. Seul le témoignage d’Alfred Koch, homme politique et économiste russe, permet de mieux comprendre l’activisme russe en Occident. Une ouverture didactique que le reportage ne saisit pas à grand regret sitôt l’allocution de l’intéressé terminée. Du reste, il suffit aussi de lire les textes et déclarations officiels pour comprendre que les autorités ne se sont pas cachées pour déclarer que la crise des années 2008 et suivantes touchant fortement les pays occidentaux était une aubaine pour obtenir brevets, savoir-faire, implantations, matériel etc. Cependant, si cela peut être considéré comme un aveu, il ne se différencie guère d’autres situations où un fleuron national en piteux état attire l’appétit d’un concurrent ou d’un fonds étranger. Ce que l’on apprend en revanche c’est qu’au lieu de faire appel aux chantiers de Saint-Nazaire une fois prochaine, à terme les russes vont profiter de leurs investissements dans les chantiers navals allemands.

Pourquoi cette inquiétude et ce raidissement alors que la Chine, le Qatar, l’Arabie Saoudite, les États-Unis sont courtisés et bienvenus sans que les uns et les autres ne fassent guère acte de philanthropie dans leurs « achats » ? Lorsque la Chine s’octroie l’ex-aéroport militaire de l’OTAN basé à Châteauroux, renommé EuroSity, peut-on raisonnablement penser qu’il n’y ait pas une stratégie spécifique? Lorsque les États-Unis s’offrent le fleuron de l’énergie Alstom Power (bloqué pour l’heure non par la France mais par les instances bruxelloises) n’y a-t-il pas là une perte de souveraineté énergétique pour la France? Lorsque le Qatar et l’Arabie Saoudite négocient l’achat de matériel militaire, est-on vraiment certain que celui-ci ne va pas servir à réprimer à l’intérieur ou à l’ingérence envers un pays tiers? De la même manière : lorsqu’une puissance financière investit dans le monde sportif et culturel, penserait-on naïvement que cela soit uniquement par sympathie et n’ait pas de contreparties en d’autres domaines?

En revanche, M. Proglio jugé trop proche des milieux d’affaires russes a été prié de refuser la présidence de l’équipementier d’électronique Thales. Ce qui ne pourrait être en réalité qu’une histoire d’influence, mais interne propre à la France car l’individu était proche d’un ancien président de la République, et qui durant ses années à la tête d’EDF a livré une bataille féroce à Mme Lauvergeon, alors en poste chez Areva. Un rapport conflictuel sur fond d’appui politique qui le forcera à quitter en novembre 2014 la présidence du groupe. La Russie étant dès lors bien commode pour écarter, à tort ou à raison là n’est pas le sujet, un candidat potentiel.

Il est aussi symptomatique de lire que la livraison des Mistral est jugée attentatoire à la stabilité de l’ordre mondial en raison du conflit en Ukraine. En revanche, cette préoccupation ne s’applique pas lorsqu’il s’agit de délivrer du matériel militaire à des pays que même Washington considère désormais officiellement d’un mauvais oeil en raison de leur soutien à des mouvances islamistes [1] ou susceptibles de nourrir un réseau régional de trafic d’armes [2]. Sur la question du Mistral, complexe et n’étant pas l’objet de ce billet, rappelons que leur non livraison n’impactera guère la force maritime russe, qu’elle coûtera une somme d’argent conséquente au contribuable français (ce qui est déjà le cas avec le stationnement et la maintenance des bâtiments) et qu’elle poussera les milieux les plus conservateurs de Russie à désavouer le président russe d’avoir osé faire confiance à des occidentaux. En sus, leur non-remise est un échec politique et commercial, ce qui n’a que rarement et étrangement été présenté ainsi dans la presse [3].

Enfin, la poussée du parti politique nationaliste en France dont les accointances avec le monde russe ont été soulignés à plusieurs reprises ajoute une couche politicienne à cette défiance.

La Russie sait pratiquer la guerre informationnelle, et se montre très bonne communicante avec les pays non occidentaux en se posant comme victime d’un bloc occidental, s’intronisant étendard des peuples opprimés par cet ensemble d’États qui font et défont les régimes. Elle se pose de la même manière en rassembleuse des forces géopolitiques émergentes, dont les BRICS. Si l’influence réelle des BRICS est sujette à caution, elle n’est pas pour autant dépourvue de volonté malgré les objectifs parfois contraires de certains membres : ainsi sur le plan financier, la Nouvelle Banque de Développement a été mise en place en juillet 2014 avec 100 milliards de dollars de dépôt ; sur le plan symbolique, une invitation à la Grèce a été formulée en mai 2015 pour rejoindre le « club », à court terme elle a peu de chance d’aboutir mais le pouvoir politique athénien et l’homme de la rue y ont été sensibles.

Pour autant elle ne délaisse pas les autres pays du bloc occidental, et leurs autorités savent très bien que la France, l’Espagne et l’Italie (l’Allemagne étant un cas spécifique dont la duplicité est souvent peu relevée) sont les pays les plus ouverts et les plus réceptifs à ses initiatives. Au contraire par exemple des Pays Baltes, de la Pologne et du Royaume Uni qui manifestent une défiance prononcée. Du reste, elle sait que les instances européennes ne lui sont pas favorables, et préfère par ce fait jouer la carte de la bilatéralité. À ce titre, ceux qui prétextent qu’humilier la Russie pour faire plaisir à la Pologne [4] est une preuve de courage politique, il est salutaire d’opposer que l’intelligence diplomatique serait au contraire de satisfaire à la fois l’une et l’autre. La France bénéficiant d’une cote d’amour assez conséquente chez les russes et d’un statut envié de premier investisseur en Pologne, elle pourrait jouer un rôle utile et bienvenu de médiateur entre les frères slaves.

Il ne s’agit pas de relativiser que la France « intéresse » la Russie, il s’agit de replacer cette réalité dans un contexte plus général et global qui fait que ce n’est ni nouveau (sous l’Empire Tsariste, les journaux d’importance avaient été « travaillés » avec efficacité) ni forcément mal intentionné et encore moins isolé parmi les partenaires de la France. Et à l’égard desquels il serait plus judicieux par les politiques d’appliquer non un régime différencié mais cohérent et lucide, et certainement pas une souveraineté à la carte.

PS : une liste de quatre-vingt neuf personnalités européennes a été dévoilée le 29 mai 2015 et remise aux autorités de l’Union Européenne, celles-ci ont fait l’objet d’une large diffusion et de décryptages dans les médias. Quatre français sont nommément visés : Daniel Cohn-Bendit, Henri Malosse, Bruno Le Roux et Bernard-Henri Lévy. Tout l’intérêt de la procédure fut que le public européen s’enquiert de la raison de ces interdictions de délivrance de visas, parfois envers des individus moins médiatiquement exposés que d’autres bien plus connus pour la virulence de leur propos sur le régime russe et/ou la guerre civile en Ukraine.

[1] Sur cette question, il faut analyser combien les autorités américaines avec le soutien de l’Iran (!) ont salué la fin des raids aériens au Yémen contre la rébellion chiite, craignant non sans raison le renforcement des islamistes dans la région de la péninsule arabique. Les propos du Secrétaire à la Défense Ashton Carter ont été à ce titre peu édulcorés afin qu’il soit bien compris que les États-Unis appréciaient peu les actions menées par son allié de longue date et le choix d’appuyer Al Qaïda Péninsule Arabique. Autre signe de friction, le Conseil de Coopération du Golfe du 13 mai 2015 présidé par le président Obama a vu le désistement du nouveau roi Salman d’Arabie Saoudite. Du reste, déjà en 2013, le Secrétaire d’État John Kerry était parti en urgence à Riyad afin de stabiliser les relations diplomatiques houleuses entre les États-Unis et le royaume séoudite. Sans compter que la baisse des prix du pétrole par surproduction des pays de l’OPEP mené par l’Arabie Saoudite, si elle a fait tousser l’économie russe, n’a pas manqué de rendre l’extraction du pétrole de schiste largement moins attractive au Canada et aux États-Unis.

The Guardian, Saudi Arabia and the west: how a cosy relationship turned toxic, 27 janvier 2015

http://www.theguardian.com/world/2015/jan/27/saudi-arabia-and-the-west-how-cosy-relationship-turned-toxic

Quant au Qatar, plusieurs analystes ont relevé les ambiguïtés du régime à l’égard des mouvances radicales religieuses, ce qui n’a jamais empêché les dirigeants français de contracter avec eux, comme par exemple la vente de plusieurs Rafale en mai 2015. Courrier International, Qatar, Club Med des terroristes, 30 septembre 2014

http://www.courrierinternational.com/article/2014/09/30/le-club-med-des-terroristes

[2] Sur le trafic d’armes issu d’une aide occidentale, mentionnons l’intervention et la livraison de matériel de la coalition à la rébellion libyenne en 2011. Ce qui a permis partiellement le renforcement des milices islamistes qui ont déstabilisé le Mali peu après. Libération, La Libye, dépôt d’armes jihadiste, 16 janvier 2013 http://www.liberation.fr/monde/2013/01/16/la-libye-depot-d-armes-jihadiste_874596 Le JDD, L’armée française détruit un convoi d’Aqmi au Niger, 10 octobre 2014 http://www.lejdd.fr/International/Afrique/L-armee-francaise-detruit-un-convoi-d-Aqmi-au-Niger-693396

[3] L’affaire du Mistral, qui peine à se dénouer, est selon le magazine Paris Match l’objet d’un incroyable amateurisme dans la gestion du dossier, et dont la proposition de la France de rembourser seulement 785 millions d’euros sur les 890 déjà versés par la Russie (hors frais annexes) a été jugée particulièrement mesquine et insultante par la partie lésée au contrat. Paris Match, Affaire Mistral : les coulisses d’un fiasco, 20 mai 2015 http://www.parismatch.com/Actu/Politique/Les-coulisses-d-un-fiasco-Affaire-Mistral-766050

[4] Un contrat de 50 hélicoptères Caracal (H225M) pour environ 2 milliards d’euros est en jeu avec les élections présidentielles polonaises du 21 mai 2015. Celui-ci a été désigné comme un geste des autorités polonaises en contrepartie de l’annulation de la livraison des Mistral à la Russie.

 

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