Le portail des forces navales de la Fédération de Russie (ou RusNavyIntelligence pour les intimes) le remarque avec finesse : pour célébrer l’anniversaire de Vladimir Poutine, président de la Fédération de Russie, la flottille de la mer Caspienne tirait – officiellement – une salve de 26 missiles de croisière. Le fait d’armes est triplement symbolique : Poutine est l’homme qui a décidé de redresser la puissance maritime Russe depuis le drame du Koursk, il joue les cartes Russes sans faute depuis la crise ukrainienne et c’était son anniversaire.

ob_277e5d_kalibr-nk© Twitter. Tir de missile Kalibr en mer Caspienne.

Rendons à César ce qui est à César : le souverain de la Russie s’offre la troisième marche du podium, c’est-à-dire que la Marine russe s’illustre ainsi comme la troisième marine du monde à avoir mis en œuvre des missiles de croisière au cours d’une opération extérieure, derrière l’US Navy et la Royal Navy. Sachant que cette dernière ne dispose encore et toujours que de MdCN tirés depuis sous-marins et n’a pas encore arrêtée ses choix pour équiper ses destroyers et frégates.

C’est une première manifestation d’ordre stratégique qui, au passage, place les forces navales russes devant la Marine nationale qui n’a toujours pas reçu ses MdCN ni prononcé l’admission au service actif de l’Aquitaine (reçu en 2012). La Royale est la première à avoir tiré un missile de croisière depuis un navire de surface… au cours d’un exercice. Les Russes sont les premiers à le faire en opération. Une sorte de camouflet au regard de l’activisme de la diplomatie française pour frapper en Syrie.

En tout premier lieu, il convient de tenter de revenir sur le déroulement de l’opération. Une division de la flottille de la mer Caspienne, c’est-à-dire « la frégate Dagestan (Projet 11661K), et les corvettes lance-missiles Grad Sviazhsk, Uglitch et Velikiy Ustiug (Projet 21631) » auraient tiré 26 missiles de croisière sur 11 cibles en Syrie, pour un vol d’environ 1500 km.

Le missile de croisière utilisé serait le SS-N-30B ou 3M-54 Club ou encore 3M-14TE. C’est peu ou prou l’équivalent des Tomahawk et Scalp-EG/MdCN, c’est-à-dire un missile de croisière à la portée variable selon les versions (entre 200 et 2500 km) et pouvant être embarqués sur différentes plateformes.   Ce serait avec une certaine surprise que « nous » apprenons que ces armes sont embarqués à bord de tout ou partir des navires de la flottille de la mer Caspienne qui étaient réputés pour disposer de SS-N-27 à la portée bien moindre.

De l’utilisation de cette munition, il s’agit de noter quelques effets stratégiques :

Le premier est que la Russie est parvenue à développer ses capacités opérationnelles pour opérer des frappes dans la profondeur depuis ses unités navales. Ce qui a été fait avec les navires de la flottille de la Mer Caspienne pourrait être reproduit par les sous-marins, navires de surface et aéronefs des forces militaires russes.

La dissuasion conventionnelle Russe s’en trouve renforcée, et qui plus est, la Russie pourrait prétendre mener des opérations spéciales ou autres dans le monde. Un rôle dans lequel la Chine était attendue, pas la Russie.

Le deuxième est la révolution continue apportée par le missile dans les affaires navales. Le missile anti-navire décuplé l’intérêt opérationnel de navires au tonnage des plus modestes. C’était rejouer le torpilleur contre le cuirassé, sauf que la vedette lance-missiles a eu de brillants succès.

Le troisième est la portée géographique de l’opération. D’un coup d’un seul, la flottille de la mer Caspienne, alors confiné aux affaires locales, devient une force opérationnelle à l’influence régionale grâce aux 1500 à 2500 km de portée de ses missiles de croisières. De la Hongrie à l’Afghanistan, de la frontière Finlandaise au Sultanat d’Oman : c’est un peu la prise à l’envers du Rimland. Finalement, il ne serait plus étonnant d’apprendre que tel ou tel pays riverain de cette mer souhaite s’équiper de sous-marins. Toute la complexité de la guerre navale dans une si petite mer ?

Le quatrième est la capacité à entrer en premier sur un théâtre. A la manière des États-Unis, la Russie a montré qu’elle pouvait tirer une salve de missiles de croisière pour tenter de percer une défense aérienne, que les forces « terroristes » ne possèdent pas en Syrie, mais que d’autres pourraient avoir demain.

Toutefois, notons que les navires de surface ne peuvent recharger leurs silos verticaux à missiles en pleine mer et que, passer l’effet de la « marine à un coup », seul un groupe aéronaval peut soutenir des opérations continues depuis la mer. C’est pourquoi le pendant à ce tir de MdCN est le groupe aérien russe basé au sol (voir à ce sujet : La bombe, la brute et le truand).

Tout ceci ouvrant bien des débats à proposer de la gestion des utilisateurs du ciel régional, entre forces aériennes otaniennes, russes, etc. C’est peut-être la nécessité de la sécurité opérationnelle qui amènera tous les acteurs à mettre en place des structures communes de concertation ou des séparations géographiques.

Au final, et c’est peut être le plus intéressant dans le message, c’est la mise en scène de l’opération. Un commentateur remarquait que la vidéo promotionnelle du porte-aéronefs Liaoning de la MAPL pouvait s’assimiler à un message envoyé par Pékin à Washington : « nous savons faire, déployer un porte-avions, lancer et récupérer des avions, le filmer comme vous ». Hier, la Marine russe semble dire la même chose : « nous savons scénariser l’entrée en jeu de nos forces navales, dramatiser la salve de missiles de croisière, comme vous« .

Sur un plan purement géostratégique (l’espace considéré comme un théâtre, et quand un problème géopolitique devient géostratégique), l’opération navale russe ne manquera pas de relancer les débats sur les problèmes A2/AD. N’oublions pas qu’il s’agit là d’un débat qui date, au moins, de l’émergence des bastions soviétiques. Et en réponse desquels étaient pensés, par exemple, les systèmes AEGIS. Et surtout, la réponse russe à ce qu’elle considère comme les menaces otaniennes s’échelonne entre le déploiement d’Iskander face aux éléments du bouclier anti-missiles à, plus généralement, son effort militaire continue depuis la fin des années 1990. Il n’en demeure pas moins que des flottilles, de la mer Baltique à la mer Caspienne, équipés de tels missiles de croisières, ne manqueront pas de susciter une réponse, tant matériel que juridique.

Le Fauteuil de Colbert

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