Le terrain
Si l’ennemi frappe au cœur des villes, si possible les plus peuplées et les plus emblématiques afin d’obtenir la plus grande audience, les banlieues sont un terrain de prédilection pour le recrutement et le transit des auteurs.
Sécuriser entièrement la moindre parcelle du territoire national est illusoire, car il faudrait pour cela des moyens démesurés. Fort heureusement, l’usage de la vidéo surveillance ne tient plus le devant de la scène. Car cette parade technologique n’est efficace que si son usage est réfléchi. Or elle n’a été mise en œuvre sur notre sol qu’avec des moyens comptés : une vidéo surveillance ne peut fonctionner que s’il y a en permanence des opérateurs qui, les yeux fixés sur leurs écrans, sont en mesure de guider l’action des forces de l’ordre. Or, Mohamed Abrini, actuellement recherché (à la date de rédaction de l’article), a été “filmé en compagnie de Salah Abdelsam dans une station-service deux jours avant les attentats”, mais cela n’a pas suffi pour pister tous ses déplacements.
Il est alors nécessaire de reprendre pied partout, principalement dans les territoires perdus de la République. Si les djihadistes n’ont que peu d’estime pour les petites frappes des cités, nos nationaux partis en Syrie ont cependant grandi dans ces quartiers. Créer des zones de sécurité prioritaire était une idée intéressante, mais sa mise en œuvre a péché : on n’annonce pas où l’on va taper avant d’y aller, sinon les cibles s’en vont poser leurs bagages ailleurs.
Mais il ne suffit pas de rétablir l’ordre dans ces quartiers par quelque moyen que ce soit. Il faut offrir à ses habitants des perspectives d’avenir, leur montrer que le pays dans lequel ils vivent n’est pas sclérosé. Il faut réapprendre à chasser la misère (physique ou morale) de ces zones pour éviter que la criminalité s’y installe et devienne le terreau de désillusions plus graves encore.
Emmanuel Macron a d’ailleurs déclaré après les attentats, sur Canal + : « Le devoir de tout responsable politique, c’est de comprendre, d’expliquer. Pas pour excuser, pour ne pas que ça se reproduise (…) Si on regarde les choses en face, ces jeunes sont nés, ils ont grandi en France. Ce ne sont pas des gens d’un autre continent, d’une autre planète. (…) Comment la radicalisation arrive dans nos sociétés ? Parce qu’il y a cet hydre morbide qu’est le terrorisme djihadiste, mais parce qu’on a aussi quelque part raté quelque chose. (…) On a laissé s’installer de l’exclusion. Je ne dis pas que l’exclusion explique, je dis qu’elle est là. Ces jeunes qui se radicalisent, ce sont des jeunes qui parfois ont perdu le lien familial, qui parfois n’avaient plus d’espoir social ». D’après lui, « les élites, pas la société (…), ont une responsabilité ».
Le terrain physique n’est pas le seul lieu d’affrontement. Le combat se joue également dans la communication et la propagande, que l’on redécouvre après qu’elles ont connu leur heure de gloire durant la guerre froide, ce qui transforme la manœuvre : de simplement tactique, elle devient opérative. L’importance de ce terrain d’affrontement a été largement prouvé lors des guerres dites coloniales.
Le califat l’a fort bien compris, qui diffuse des vidéos d’une grande qualité technique via l’Internet, ainsi que des périodiques d’une toute aussi bonne qualité formelle cf.http://www.clarionproject.org/news/islamic-state-isis-isil-propaganda-magazine-dabiq# et notamment le dernier numéro de Dabiq faisant référence aux attentats de Paris : http://www.clarionproject.org/docs/islamic-state-isis-isil-dabiq-magazine-issue-12-just-terror.pdf Face à cela, les réponses des gouvernements sont bien faibles, reflet des alternatives qu’ils proposent aux candidats au djihad. Regarder les vidéos réalisées par le gouvernement prouve qu’il y a une différence de degré entre les siennes et celles du califat. Tant sur le plan de la qualité que sur celui du message. Dissuader de partir au djihad uniquement par des vidéos émotives ne peut suffire.
Les entreprises sont, pour leur part, défaillantes dans la détection et la répression de la radicalisation, mais il serait malvenu de leur tomber dessus, leurs dirigeants devant déjà se battre face à la concurrence tout en prenant en compte la complexité des lois en vigueur.
Les entreprises nationales représentent un cas particulier, car elles ont du montrer l’exemple dans leur recrutement qui se devait d’être ouvert à la diversité. L’absence de réflexion à long terme a mené aux situations que connaissent actuellement la RATP et les aéroports de Paris.
Le terrain de la communication va de pair avec celui dit des valeurs, le premier ministre ayant déclaré à ses concitoyens d’Évry, qu’il fallait “reconstruire une grande partie de la République.” Laquelle, et comment ?
Comment contrer la propagande du califat ? Quelle culture opposer à celle prônée dans le désert ? “la sienne, c’est-à-dire toutes les cultures” ? Suffit-il de continuer à aller dans les stades et à chanter pour mettre en échec la culture du califat ? Dire que nous sommes “une seule et même nation, portée par les mêmes valeurs” suppose de définir ces valeurs. Mais personne ne s’y risque.
Le terrain juridique sera un lieu d’affrontement à distance. En effet, le califat se moque du droit, la charia étant sa seule source d’inspiration. Par contre, la France qui se veut le héraut des droits de l’Homme doit être vigilante aux dispositions qu’elle prendra. Déclarer que, suite à la proclamation de l’état d’urgence le pays va s’affranchir des recommandations de la CEDH pose deux questions essentielles :
- la France va-t-elle piétiner les droits qu’elle affirme défendre ;
- ou cela signifie-t-il que les déclarations de la CEDH sont excessives ?
Mettre entre parenthèses le débat relatif aux libertés publiques n’est qu’un pis-aller qui ne tromperait que ceux qui accepteraient de se laisser abuser.
Parce qu’elle a été un des artisans de la construction européenne, la France entraîne avec elle l’Europe dans ce combat, puisque nos frontières ont été déplacées avec Schengen. Mais le peu d’empressement des autres États signataires de cet accord à suivre la France dans ses représailles menées sur les terres syriennes du califat pose la question de leurs motivations lors de la conclusion de l’accord.
La mise entre parenthèses de ces accords pendant un certain temps interroge sur leur pertinence en temps ordinaire. Dans quel but ont-ils été conçus ? Que penser d’une construction qui ne résiste pas dès que le gros temps arrive ? Est-elle encore pérenne ou faut-il largement l’amender voire s’en débarrasser ?
N’oublions pas non plus que le califat n’a pas frappé la France par hasard. Il a choisi son terrain car il se fait, lui aussi, une certaine idée de la France. Choisir un terrain pour y combattre n’est pas neutre, car cela signifie qu’on espère y prendre l’avantage. La question que nous pose indirectement le califat est celle de la définition de la France. Qu’est-elle donc ? Un pays, une terre, un idéal ? Peut-elle n’être qu’un idéal ? Un pays peut-il ne pas être également une patrie ?
Lorsqu’on mène une bataille et qu’on ne peut amener l’ennemi sur un terrain qu’on a choisi, il faut accepter de livrer bataille sur le terrain qui nous est imposé. Mettre entre parenthèses des terrains sur lesquels on ne veut pas combattre revient à les abandonner. La question est alors de savoir s’il sera possible de les reconquérir par la suite.
Dans le cas particulier des accords de Schengen, il n’est pas certain qu’un espace de libre circulation fermé lors d’une crise grave soit rouvert rapidement avec un enthousiasme débordant.
à suivre…]]>