Après les attentats de novembre 2015, l’état d’urgence a été instauré sur le territoire national. Conçu en 1955 pour répondre aux événements d’Algérie, il aura été utilisé à de multiples reprises, 6 fois en 60 ans en comptant son instauration actuelle.

inextricable

Source

Trois fois en Algérie :

– Toussaint sanglante, application du 03/04/1955 au 01/12/1955 sur le territoire algérien ;

– coup d’État du 13/05, application du 17/05/1958 au 01/06/1958 sur le territoire métropolitain ;

– putsch des généraux du 21/04/1961, application du 23/04/1961 au 31/05/1963 sur le territoire métropolitain ;

une fois en Nouvelle-Calédonie, de décembre 1984 à juin 1985 où il fut appliqué sur le territoire calédonien, et enfin lors des émeutes dans les banlieues du 08/11/2005 au 04/01/2006 où il ne fut appliqué que dans 25 départements.

Alors qu’il ne peut durer plus de 12 jours selon la loi 55-385 du 3 avril 1955 qui le prévoit [1], son inscription dans la Constitution et, plus encore, sa nouvelle prolongation de trois mois envisagée par le gouvernement [2] fait débat.

S’il est aisé d’entrer dans l’état d’urgence, il est moins facile d’en sortir. En effet, le faire cesser revient à reconnaître que les buts fixés par le gouvernement ont été atteints. Si la définition de ces buts a été relativement claire et donc assez simple à mesurer par le passé, il en est tout autrement maintenant.

Les éléments relatifs à son instauration le prouvent. Dans sa déclaration aux Français à l’issue du conseil de défense le 14/11, le Président déclare : « J’ai pris un décret pour proclamer le deuil national pour trois jours. Toutes les mesures pour protéger nos concitoyens et notre territoire sont prises dans le cadre de l’état d’urgence [3]. » Ainsi, l’état d’urgence est cité après le deuil national, alors qu’il aura davantage de conséquences sur la vie de la Nation que le deuil…

Le discours du Président de la République devant le congrès le 16/11 dernier [4] le corrobore. Aucun but n’y figure, mais nous remarquons que dès sa proclamation, sa prorogation est décidée : « J’ai décidé que le Parlement serait saisi dès mercredi d’un projet de loi prolongeant l’état d’urgence pour trois mois et adaptant son contenu à l’évolution des technologies et des menaces. » Si l’on peut acquiescer quant aux technologies, la circonspection peut être de mise en ce qui concerne les menaces… À moins que nous ne devions prendre pour but la répétition de « Nous éradiquerons le terrorisme », voire la phrase finale « Le terrorisme ne détruira pas la République, car c’est la République qui le détruira. »

La sortie de l’état d’urgence ferait comprendre à la Nation que la menace terroriste a été détruite, éradiquée, ou du moins amplement amoindrie.

Or, les informations récentes selon lesquelles le Califat visait 7 sites simultanément en France indiquent le contraire.

La multiplication des perquisitions n’a pas permis de saisir de documents relatifs à l’organisation du Califat en France, ni même d’armes lui appartenant. Les nostalgiques de la médiatisation des saisies réalisées lors d’opérations par les paras de Bigeard en sont pour leurs frais.

Le problème réside donc dans le fait que l’État ne dispose actuellement d’aucun facteur objectif de succès à montrer à la Nation pour justifier la levée de l’état d’urgence. La seule solution est alors d’y replonger. À moins que personne ne souhaite réellement en sortir…

La lecture de l’œuvre de Giorgio Agamben (Homo Sacer et Moyens sans fin), parce qu’elle interroge les rapports de l’État avec les états d’exception, permet d’apporter un éclairage intéressant sur ces questions.

État d’urgence, camps et vie nue

Agamben, philosophe italien, estime que le diagnostic de W. Benjamin « la tradition des opprimés nous enseigne que l’état d’exception dans lequel nous vivons est la règle [5] » n’a rien perdu de son actualité à cause du lien fort entre pouvoir actuel et état d’urgence « le pouvoir aujourd’hui n’a d’autre forme légitimation que l’état d’urgence [6] », mais aussi à cause de la réapparition de la « vie nue » : « la vie nue est devenue partout la forme de vie dominante [7]. »

Très schématiquement, la vie nue (qui mériterait un développement complet) est celle qui anime l’homo sacer, et « celui qui le tue ne sera pas condamné pour homicide [8]. » L’homo sacer qui a ses origines dans l’antiquité peut être comparé à un loup-garou, ni homme ni bête : son statut n’est pas défini. Cette notion de vie nue se prolonge avec l’habeas corpus« le nouveau sujet de la politique n’est pas l’homme libre avec ses prérogatives et ses statuts, ni simplement homo, mais corpus, et la démocratie moderne naît proprement comme revendication et exposition de ce corps : habeas corpus ad subjiciendum, tu devras avoir un corps à montrer [9]. »

Revenons à l’état d’urgence et sa prééminence dans nos sociétés. Pour appuyer son affirmation, il se livre à un rappel historique récent de la limitation des droits accordés aux personnes.

En 1915, en pleine guerre mondiale, la France a été la première à introduire des lois qui permettaient la dénaturalisation et la dénationalisation de ses citoyens. Elle fut suivie en 1922 par la Belgique, en 1926 par l’Italie de Mussolini, en 1933 par l’Autriche et trouva son apogée avec les lois de Nuremberg en 1935 qui « séparèrent les Allemands en citoyens de plein droit et en citoyens sans droits politiques [10]. » Ces lois furent les prémisses de la réactivation de la vie nue outre-Rhin, dont les juifs furent victimes.

Corollaire de ces déchéances de nationalité, et parce qu’il fallait bien faire quelque chose de ces personnes déchues de leurs droits, les camps apparurent.

Là aussi, Agamben se livre à un rappel historique sans trancher le débat de savoir si les Espagnols à Cuba ou les Anglais pendant la guerre des Boers, furent les premiers à les créer. « Ce qui compte, c’est que, dans les deux cas, il s’agisse de l’extension à une population civile tout entière d’un état d’exception lié à une guerre coloniale [11]. » Nous voyons qu’effectivement, la désignation du premier responsable importe peu. Ce qui est important, c’est de constater qu’une fois ces camps créés, leur utilisation n’a fait que croître.

Leur croissance a visiblement atteint un palier durant le nazisme. Les camps que cette doctrine instaura prenaient leurs racines dans la Schutzhaft (protection), institution juridique du royaume prussien. Leur mise en place était donc parfaitement légale, dans la mesure où elle ne faisait que prolonger ce qui avait déjà été mis en place et utilisé légalement.

Proclamer que, bien que l’état d’urgence soit instauré l’état de Droit est préservé, n’est donc pas un moyen de s’assurer que les libertés seront sauvegardées parce qu’un juge continuera d’y veiller, ce n’est qu’un artifice rhétorique. Agamben insiste sur ce point quand il écrit qu’« un des paradoxes de l’état d’exception, est qu’il impossible de distinguer en lui la transgression de la loi de son exécution, de sorte que ce qui est conforme à la loi et ce qui la viole coïncident ici sans reste [12]. »

Le raisonnement se poursuit en se détachant de l’Histoire et en affirmant que « le camp est l’espace qui s’ouvre lorsque l’état d’exception commence à devenir la règle [13] » et que « le camp est la structure dans laquelle se réalise durablement l’état d’exception [14]. » Ces affirmations pourraient paraître disproportionnés avec la situation vécue, mais il poursuit en estimant que le camp doit être reconnu « à travers toutes ses métamorphoses, dans les zones d’attente de nos aéroports comme dans les banlieues de nos villes [15]. » Pour lui, un terrain de sport utilisé pour garder des personnes, un hôtel pour y retenir des étrangers en situation irrégulière sont des camps, bien que leur aspect diffère de celui des camps de concentration.

Que dire alors des « camps de transit » pour réfugiés qui fleurissent un peu partout sur notre continent, et dont notre pays n’est pas préservé ? Les témoignages qui en sortent tendent à prouver que, là aussi, certaines personnes sont considérées comme des homines sacri aux mains des chefs de camp et des passeurs.

La question de l’homo sacer peut aussi se poser pour nos ennemis. Agamben estime que l’homo sacer est celui qui « ne mérite pas de vivre. » Cette expression ayant été utilisée par notre ministre des Affaires Étrangères pour qualifier le président syrien, nous pouvons donc nous demander si nos ennemis n’entrent pas dans cette catégorie.

En fait, non, mais ce n’est pas pour autant rassurant.

Si leur acte a été qualifié d’acte de guerre par le Président de la République [16], ses auteurs sont qualifiés de barbares dans la même déclaration. Deux jours plus tard, ils se voient reconnaître la qualité d’assassins [17].

Cette criminalisation de l’adversaire, qui déchoit de l’état de soldat à celui de délinquant illustre par effet miroir le changement de nature des chefs d’États. Auparavant chefs des armées, Agamben estime qu’ils deviennent agents d’une police internationale en menant des opérations qui ne sont plus qualifiées de guerre, mais d’ordre public, national ou international. Cette transformation a une conséquence : « l‘investiture du souverain comme agent de police a une autre conséquence [outre le caractère méthodique des opérations] : elle rend nécessaire la criminalisation de l’adversaire [18]. »

Benjamin, souvent cité par Agamben, estime que « Le droit de police indique plutôt précisément le point où l’État, soit par impuissance, soit en vertu de la logique interne de tout ordre juridique, ne peut plus garantir par les moyens de cet ordre les buts empiriques qu’il désire obtenir à tout prix. »

À suivre…

5Moyens sans fin, p 16.

6Ibid, p 16.

7Ibid, p 17.

8Homo sacer, p 81.

9Ibid, p 134.

10Moyens sans fin, p 28.

11Ibid, p 48.

12Homo sacer, p 67.

13Moyens sans fin, p 49.

14Ibid, p 50.

15Ibid, p 55.

16Déclaration à l’issue du conseil de défense du 14/11/2015.

17Discours devant le Congrès, 16/11/2015.

18Moyens sans fin, p 118.

19Moyens sans fin, p 117.

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