Quel avenir pour nos démocraties ?
Après ce premier exposé, deux questions peuvent nous interpeller :
– celle de la prolifération des réfugiés et des camps ;
– celle de la frontière entre États totalitaires et démocraties.
La prolifération des réfugiés pose de nombreux problèmes aux États. Ceux de leur accueil (où peut-on les loger dans des conditions dignes ?) et de leur devenir (combien de temps peuvent-ils demeurer réfugiés ?) sont les plus souvent évoqués.
Mais elle remet aussi en question la définition des États modernes, car si les réfugiés étaient citoyens de leur pays d’origine, ils ne le sont pas de leur pays d’accueil ou de transit : « Si les réfugiés représentent un élément si inquiétant dans l’organisation de l’État-nation moderne, c’est avant tout parce qu’en brisant la continuité entre l’homme et le citoyen, entre naissance et nationalité, ils remettent en cause la fiction originaire de la souveraineté moderne [1]. »
Les États ne disposant pas de capacités d’accueil extensibles à l’infini, se pose la question de l’hébergement de ces réfugiés. La solution la plus simple à envisager est celle de camps, forcément provisoires, mais l’expérience prouve que leur pérennité n’est plus à démontrer. Le transfert d’un lieu à un autre n’est en effet qu’une opération médiatique qui ne change en rien les conditions de vie de ces personnes.
En s’inscrivant dans la durée, le camp inscrit également dans la durée la vie nue et son corollaire, l’homo sacer. Agamben a raison lorsqu’il écrit alors « Le camp comme espace biopolitique pur, absolu et infranchissable nous apparaîtra comme le paradigme caché de l’espace politique moderne dont il faut apprendre à reconnaître les métamorphoses et les travestissements [2]. »
Agamben, en disciple de Guy Debord, estime que nos sociétés contemporaines sont des sociétés du spectacle. Dans ses Commentaires sur la société du spectacle Debord estime, mais son raisonnement est elliptique, que « cette démocratie si parfaite fabrique elle-même son inconcevable ennemi, le terrorisme [3] » Si l’argumentation fait défaut, le constat de l’affrontement actuel entre démocratie et terrorisme pose question. Agamben estime d’ailleurs que « l’aspect sans doute le plus inquiétant des livres de Debord tient à l’acharnement avec lequel l’histoire semble s’être appliquée à confirmer ses analyses [4]. »
Poursuivant son constat pessimiste, Agamben cite Karl Löwith « qui a défini le premier les caractère fondamental de la politique des États totalitaires comme politisation de la vie, [et] a remarqué l’étrange relation de contiguïté qui unit la démocratie au totalitarisme [5]. »
Nous voyons donc que poser la question de la permanence de l’état d’urgence, ou du moins de sa prolongation à un horizon indéterminé, car indéterminable, amène à se poser celle de la survie des démocraties. Donc à ce qui constitue une démocratie : est-ce simplement le fait de voter régulièrement ?
Ce questionnement de la démocratie incite aussi à se demander ce qu’est un État totalitaire, puisque la démocratie est, ou devrait être, l’exact opposé d’un État totalitaire.
Or, là encore, l’Histoire nous a montré de bien curieux revirements de situation : « Dans les deux cas (transformation des démocraties en totalitarismes et réciproquement), ces renversements se sont produits dans un contexte où la politique s’était transformée depuis longtemps déjà en biopolitique et où l’enjeu, désormais, ne consistait plus qu’à déterminer la forme d’organisation politique la plus efficace pour garantir le contrôle, la jouissance et le souci de la vie nue [6]. » Cela revient à nous demander si le marqueur de la démocratie serait l’absence de vie nue, le respect de l’homme en tant que personne, à la fois corps et âme.
À moins que, confirmant la pessimiste affirmation d’Agamben, nous devions donner encore raison à Debord lorsqu’il estime que le modèle dominant de société est celui du spectaculaire intégré [7].
Notons que ces deux explications ne sont pas exclusives l’une de l’autre.
De ce fait, les abus de l’état d’urgence actuels sont à considérer avec une grande attention, notamment les preuves fournies pour restreindre la liberté des citoyens. Ainsi, nous apprenons qu’une personne a obtenu gain de cause devant le Conseil d’État en contestant son assignation à résidence, car la preuve fournie par l’État consistait en « une note blanche de cinq lignes… sur un document Word, librement modifiable et offrant la possibilité à tout un chacun de connaître sa durée de fabrication : sept minutes [8]. » Cet élément de « preuve » semble illustrer parfaitement deux des traits principaux du spectaculaire intégré : le secret généralisé et le faux sans réplique. Comment peut-on, en effet, répondre à une note de cinq lignes, anonyme et sans sources ?
La frontière entre démocratie et État totalitaire est donc ténue.
La prolongation de l’état d’urgence rappelle ce qu’écrivait Debord, il y a presque trente ans à propos de la société du spectacle, dont un des traits principaux est le renouvellement technologique incessant : « L’instrument qu’on a mis au point doit être employé, et son emploi renforcera les conditions mêmes qui favorisaient cet emploi. C’est ainsi que les procédés d’urgence deviennent les procédés de toujours [9]. »
Ce mécanisme semble être à l’œuvre, puisque dès la proclamation de l’état d’urgence, sa prolongation était visiblement acquise d’avance : « Car nous avons prolongé, vous allez prolonger l’état d’urgence au-delà des 12 jours pour trois mois mais après l’état d’urgence, nous devons être pleinement dans un état de droit pour lutter contre le terrorisme [10]. »
L’état d’urgence n’est pas un outil technologique mais est construction juridique. Dans une société spectaculaire, où l’on parle aussi de « boîte à outils » pour lutter contre le chômage, la tentation peut être grande de l’utiliser comme un instrument technologique.
Dans un présent perpétuel, « qui veut oublier le passé et qui ne donne plus l’impression de croire à un avenir [11] », son existence le légitime, à plus forte raison s’il est inscrit dans la Constitution ; son usage en prouve la pertinence, voire son caractère indispensable.
Le titre d’un des livres d’Agamben utilisé à l’appui de ce texte (Moyens sans fin) peut alors se comprendre de deux façons :
– l’État donne l’impression d’avoir des moyens sans aucun but ;
– les moyens existant seront utilisés indéfiniment.
Quel que soit le sens retenu, ce n’est pas de bon augure pour la levée de l’état d’urgence. Comme le disait Tacite à son époque, Ruerunt in servitudinem.
Informatiques orphelines
1Homo sacer, p 142
2Ibid, p 133.
3Commentaires sur la société du spectacle, IX.
4Moyens sans fin, p 91
5Homo sacer, p 130.
6Ibid,p 132.
7Commentaires sur la société du spectacle, IV.
8Cf. http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2016/01/23/comment-halim-a-a-convaincu-le-conseil-d-etat-de-sa-bonne-foi_4852428_1653578.html Une explication des motifs du juge administratif est disponible à l’adresse http://libertescheries.blogspot.fr/2016/01/conseil-detat-la-premiere-suspension.html
9Commentaires sur la société du spectacle, XXIX.
10Discours devant le Congrès, 16/11/2015.
11Commentaires sur la société du spectacle, V.