Né en 1975, Alexandre Lacroix est directeur de la rédaction de Philosophie Magazine depuis le lancement du journal, en 2006. Il est enseignant à Sciences-Po Paris depuis 1998 ; il y donne actuellement des cours d’écriture créative. Il dirige depuis 2012 la collection « Les Grands Mots », publiant des essais philosophiques contemporains, aux éditions Autrement.

Ecrivain, Alexandre Lacroix a publié quinze essais et romans. Parmi les essais : Ce qui nous relie (Allary éditions, 2016) traite de la manière dont le Web a modifié nos vies et du changement de civilisation provoqué par les nouvelles technologies ; Comment vivre lorsqu’on ne croit en rien ? (Flammarion, 2014) est un éloge de la tradition des sceptiques antiques, et une tentative pour proposer une morale sceptique adaptée aux enjeux de notre temps.

alexandre lacroix Parmi les romans : L’Homme qui aimait trop travailler (Flammarion, 2015) est une fable sur l’addiction au travail et une réflexion sur l’aliénation ; Voyage au centre de Paris (Flammarion, 2013) est une exploration poétique et littéraire de la géographie parisienne ; L’Orfelin (Flammarion, 2010) un livre très personnel sur l’enfance. 

Pour vous, le cyberespace est-t-il une évolution ou une révolution de la communication ?

Il est toujours hasardeux de vouloir marquer d’une date très précise une révolution. En général, on peut repérer un faisceau d’évolutions qui convergent et se concrétisent en une révolution. C’est le cas pour l’invention de l’imprimerie. En réalité, cette technique est l’invention d’un Chinois, Bi Sheng, au XIe siècle de l’ère chrétienne, elle a été perfectionnée par un Coréen, Choe Yun-ui, au XIIIe siècle, et c’est seulement entre 1452 et 1456 qu’en Europe, dans la ville de Mayence, Johannes Gutenberg imprime sa célèbre Bible. Avons-nous raison néanmoins de dire que la Bible de Gutemberg est une révolution dans l’Histoire occidentale ? Sans aucun doute, même si elle s’inscrit aussi dans une évolution de plus long terme. De la même manière, vous pouvez soutenir que les camera oscura, les chambres noires utilisées dès la Renaissance pour visualiser l’apparence du monde extérieur sur une feuille de papier, sont les ancêtres de nos écrans plasma. Ces précisions étant faites, et malgré la part d’arbitraire qu’il y a dans l’élection d’une date symbolique, je suis prêt à soutenir qu’il est pertinent de considérer l’invention du Web par Tim Berners-Lee en 1989 comme une rupture, d’une puissance équivalente, sinon plus considérable, que l’impression de la Bible de Gutemberg. En un quart de siècle, tout a changé sous l’effet du Web : la manière dont on se rencontre, dont on s’aime, dont on apprend, dont on travaille, dont on gagne de l’argent, dont on voyage, dont on occupe son temps libre. Il est rare d’assister à des changements aussi rapides dans l’Histoire humaine. Donc, oui, gardons en tête que 1989 est une révolution même si celle-ci a été préparée par un faisceau d’innovations antérieures.

Créateur de “Philosophie magazine” et à l’ère du numérique, quelles sont les atouts de votre magazine pour maintenir une telle presse spécialisée? quel est selon vous l’avenir de la presse papier spécialisée ?

Dans la pratique, aujourd’hui, nous voyons que les supports de lecture s’additionnent. Si je me réfère à mon expérience personnelle, je lis beaucoup de livres sur papier, mais aussi beaucoup d’informations en ligne. Quand un texte en ligne me paraît précieux, je l’imprime. J’utilise une tablette pour télécharger les nouveautés en philosophie qui paraissent aux Etats-Unis, et qui mettraient trois semaines ou un mois à me parvenir en France. Mais j’observe que les écrans me servent plutôt à faire des lectures professionnelles (de documentation, en vue d’écrire des articles) et le papier plutôt à des lectures personnelles et associées au plaisir. Cette coexistence de deux supports va se maintenir encore un certain temps. Je ne suis pas capable d’évaluer cette durée. Mais la voiture existe depuis plus d’un siècle, et à titre personnel je vais au travail en vélo.

Il y a énormément de discours philosophiques sur la nouveauté du cyberespace. Mais ces discours sont-ils la source d’un courant philosophique nouveau ? Ne s’agit-il que d’une phénoménologie ou décèle-t-on des courants philosophiques réellement innovants, au point de bouleverser la philosophie?

Je n’emploie pas le terme de cyberespace. Le terme qui m’apparaît comme intéressant est celui de connexion. Nous vivons à l’heure d’une sorte de télépathie assistée par les machines. Nos flux de conscience sont interrompus, pénétrés par des messages personnels, par des posts et des informations, en permanence. Les interfaces entre la machine et le corps humain se multiplient ; songez que certains pacemakers ont, comme les ordinateurs, une adresse IP et sont pilotables via des applications. Donc ce qu’il nous faut penser, c’est cette ère de la connexion. Ce n’est pas évident pour nous, car la philosophie moderne est fondée sur un régime de séparation (entre nature et culture, sujet et objet, action et passion, etc.). Je suis né en 1975, avant le Web. Je suis donc projeté dans un régime de connexion intense, et je dois m’y repérer avec des catégories héritées d’un régime de séparation. En somme, il faut tout repenser à nouveaux frais, et les références habituelles ne sont pas forcément pertinentes. Ce qui m’intéresse, c’est d’essayer de saisir ce moment où nous sommes poussés dans l’inconnu.

Les générations Y et Z sont des générations numériques. Quel adjectif les caractérise le mieux ? Schizophrènes ? Nihilistes ? Optimistes ?

Je risque de sécher sur cette question ! Je n’aime pas tellement prendre la parole sur une génération. Par ailleurs, les jeunes sont beaucoup moins naïfs que ce qu’on imagine dans l’usage des technologies, ils en connaissent souvent mieux les avantages mais aussi les pièges que les adultes. Moins on connaît un outil ou un dispositif, et plus on risque de prononcer des naïvetés en ce qui le concerne.

Quelle peut être la place de l’homme dans un espace qu’il a lui-même créé, à savoir le cyberespace ?

La connexion de l’homme à la machine risque, assez rapidement, de poser la question de la nature humaine. A moins d’être religieux au sens le plus traditionnel du terme, il est assez clair depuis Charles Darwin que la nature humaine n’est pas donnée une fois pour toutes, de toute éternité. Elle est le fruit d’une évolution biologique. Par certains côtés, nos corps ont aussi intégré des modifications qui sont dues à l’évolution des civilisations. L’alimentation, par exemple, et sa disponibilité toute l’année, a modifié notre taille. Les humains incorporent certains éléments de la civilisation. La question qui se pose, à assez court terme, est celle de l’influence directe de la technologie sur l’humain. Prenez le livre de Ray Kurzweill, le directeur de l’ingénierie de Google, intitulé La Singularité approche : l’objectif déclaré d’un certain nombre d’acteurs qui se trouvent à l’avant-garde des technologies de la connexion est de créer une entité, la « singularité technologique », qui soit plus avancée que l’humain, plus intelligente. Donc de nous faire entrer dans une ère post-humaine. Ce discours est utopique, mais on ne peut pas le balayer comme une simple affabulation. Il pose une question urgente : comment allons-nous utiliser, par exemple, notre connaissance de la biologie de synthèse ou les données que nous possédons sur les génomes de nombreux individus ? Kurzweill et ceux qu’il inspire nous promettent que si la singularité existe, elle organisera la gestion des sociétés humaines et développera de nouvelles technologies, nous faisant ainsi entrer dans une Histoire post-humaine. Ce discours est excessif, mais il pose des questions radicales.

La multiplication des robots et objets connectés peut-elle entraîner une marginalisation de l’homme dans la société ?

Les deux questions sont très différentes. En eux-mêmes, les objets connectés ne sont pas très innovants. Ce ne sont pas de nouvelles technologies, mais une extension du domaine du Web, que nous connaissons déjà. Le frigo, la voiture connectés… cela ne construit pas un nouveau monde. Du côté de la robotique, il y a des questions plus émergentes, plus passionnantes. Prenez par exemple le nombre des personnes âgées dans le monde développé : il n’y aura pas assez de jeunes gens pour s’occuper de toutes les personnes âgées qui nécessitent des soins fatigants et intenses. On peut donc penser que des robots vont se multiplier pour prodiguer ces soins et tenir compagnie aux plus âgés. Ce qui pose une question d’éthique : est-ce une atteinte à la dignité des personnes âgées que de les confier à des mains de métal ? Vous-même, souhaitez-vous que des machines vous tiennent compagnie en fin de vie ?

En quoi la philosophie est-elle encore utile dans un monde de l’instantané et de la rentabilité à tout prix ?

La philosophie n’est pas vraiment utile, au sens où le serait un ouvre-bouteille. La philosophie donne des outils pour réfléchir, mais elle n’est pas elle-même un outil. Je dirais les choses ainsi : si vous vous posez des questions essentielles sur le sens de la vie, et que vous n’avez pas envie d’en parler à un psy ni à un curé (ou un imam), la philosophie est faite pour vous.

Une société où tous les faits et gestes de chacun sont potentiellement tracés est-elle encore humaine ?

Il faudrait pouvoir s’appuyer sur une définition précise de l’humain pour définir ce qui l’est et ce qui ne l’est pas ! Ce qui est certain, c’est que nous risquons, avec nos objets connectés et nos assistants électroniques, d’être entourés d’applications qui optimisent notre mode de vie – notre régime alimentaire, notre sommeil, nos trajets, nos loisirs, notre emploi du temps… Mais l’optimisation, si elle étend sa logique à toutes les sphères de l’existence, finit par être insupportable. Nous avons aussi besoin de poches de liberté, d’excès et d’incohérence.

Dans votre dernier ouvrage intitulé « Ce qui nous relie », vous évoquez vos entretiens avec le milliardaire Peter Thiel. Quel regard portez-vous sur les thématiques transhumanistes ?  

Le transhumanisme propose de lever toutes les contraintes juridiques ou éthiques que l’on fait peser sur l’intervention sur l’humain, afin d’accroître la durée de vie. C’est un programme rationnel, et je dois dire que je suis partagé. Rationnellement, je ne vois pas pourquoi on s’interdirait des thérapies qui permettent de vivre plus longtemps. C’était déjà le voeu de Descartes et la mission qu’il assignait à la technique. Mais affectivement, je suis attaché au caractère tragique de la condition humaine, à sa finitude, à une certaine vulnérabilité de nos corps. Du point de vue politique, de plus, le problème de savoir qui on autorise à agir sur le génome humain, par exemple, ou qui possède les données biométriques des citoyens, est aussi très embarrassant. Le transhumanisme est une idéologie qui propose d’accélérer pied au plancher, dans un domaine où il convient de progresser avec la plus grande prudence, donc de rester en première. Ce qui est de toute façon exclu, car cela ne s’est jamais vu dans l’histoire des sciences et des techniques, c’est la marche arrière.

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