La lecture de deux articles de Lucien Poirier, membre de l’Académie de Marine (POIRIER Lucien, « U.R.S.S. – Une flotte civile au service de la marine militaire », La nouvelle Revue maritime, n•367, février 1982, pp. 87-95) et de David REES (REES David, « Puissance navale soviétique », La nouvelle Revue maritime, n•327, juillet 1977, pp. 767-780 ; REES David, « Puissance navale soviétique » – deuxième partie, La nouvelle Revue maritime, n•328, août-septembre 1977, pp. 893-904) nous invite à considérer le prodigieux effort maritime produit par l’Union soviétique à partir de l’année 1959. Nous nous proposons de le mettre en regard avec la notion de « prise de mer » de Car Schmitt pour rapporter l’ensemble au cas de la République Populaire de Chine.
Le juriste allemand Carl Schmitt ( 11 juillet 1888 – 7 avril 1985 ) réutilisait à son compte le concept juridique de « nomos » qui signifie selon lui prendre, partager et pâturer (SCHMITT Carl, « A partir du « nomos » : prendre, pâturer, partager – La question de l’ordre économique et social », Commentaire, N°87, automne 1999, pp. 549 – 556). Le passage d’une société agraire à industrielle invite à changer le dernier terme au profit de « produire ». Il identifiait la fondation d’un ordre spatial européen, depuis les prises de terres du Nouveau monde et les prises de mer par l’Angleterre élisabéthaine (1558-1603).
Selon Schmitt, « le principe de la liberté des mers signifie quelque chose de très simple. Il n’énonce en effet rien d’autre que ceci : la mer est un libre champ de pillage libre. Le brigand des mers, le pirate, pouvait y exercer son sinistre métier en bonne conscience. S’il avait de la chance, un riche butin venait le récompenser d’avoir eu l’audace périlleuse de s’aventurer sur la mer libre. Le mot pirate vient du grec peiran, c’est-à-dire tenter, essayer, risquer. Aucun des héros de Homère n’aurait eu honte d’être le fils d’un de ces audacieux pirates qui tentait sa chance. Car en haute mer il n’y avait ni barrières, ni frontières, ni de lieux consacrés, ni de localisation sacrale, ni droit, ni propriété. »(SCHMITT Carl, Le nomos de la Terre, Paris, Presses Universitaires de France, 2012 (2e édition), p. 49).
Ce n’est seulement que par la fondation des grands empires maritimes que la mer n’est plus un champ libre de pillage libre. « Les perturbateurs de l’ordre ainsi instauré furent ravalés au rang de criminel de droit commun. Le pirate fut déclaré ennemi du genre humain, hostis generis humani. » (p. 49) Cette extension du droit dans « l’espace de la mer libre » sont des évènements d’une « importance révolutionnaire » permis par les prises de mer. « Les Assyriens, les Crétois, les Grecs, les Carthaginois et les Romains en Méditerranée, la Ligue hanséatique en Baltique, les Anglais sur tous les océans ont ainsi « pris la mer ». The sea must be kept, « la mer doit être prise », dit un auteur anglais [FULTON, The Sovereignty of the Sea, Londres, 1911, p. 1.]. Mais ces prises de mer n’ont été possible qu’à un stade avancé des moyens de domination et de la conscience humaine de l’espace. » (p. 49)
l’Angleterre élisabéthaine (1558-1603) « réussit à passer d’une existence médiévale, féodale et terrienne, à une existence maritime qui, purement marine, contrebalançait l’ensemble du monde terrien » (p. 172) Elle est selon l’auteur du nomos « la gardienne de cette autre face du Jus publicum Europaeum, la maîtresse de l’équilibre entre terre et mer, d’un équilibre qui contenait le principe de l’ordre spatial de ce droit des gens » (p. 173)
Contrairement à l’ordre spatial terrestre où règne l’équilibre des puissances (s’entend dans l’Europe), l’ordre spatial maritime était la « proie d’une seule nation » (p. 173) car « un équilibre entre les puissances maritimes aurait produit un partage des mers et détruit le grand équilibre entre terre et mer que constituait le nomos de la terre dans le Jus publicum Europaeum » (p. 172)
Revenons au concept de mer libre à l’ère d’une puissance maritime globale, l’Empire britannique. « La mer est libre. Cela signifie d’après le droit des gens moderne que la mer n’est pas un territoire étatique et qu’elle doit rester également ouverte à trois domaines d’activités humaines très différents : la pêche, la navigation pacifique et la guerre. » (p. 48)
Nous en venons à la question de l’URSS. MM. Poirier et Rees décrivent très précisément par quelles manières l’URSS s’investit dans l’Océan, c’est-à-dire toute la surface de l’eau salée de la planète. La Flotte rouge, à l’orée des années 1960, construit un puissant outil hauturier qui remettre en cause la perception traditionnelle d’une marine soviétique comme outil défensif à un coup. L’apogée de cet effort sont les manoeuvres Okean II quand Moscou déploie des navires de guerre, des « task forces » simultanément en Atlantique, Méditerranée, aux Antilles, en Mer du Japon et dans l’océan Indien (La Revue Maritime, n°327, p. 768). Aujourd’hui encore, il s’agit d’une puissante manifestation de diplomatie navale dont seule, peut-être, l’US Navy peut prétendre à faire aussi bien ou plus.
Afin d’accompagner l’outil purement naval, Moscou, sous la férule de l’amiral Gorshkov car il est traditionnellement présenté comme l’artisan principal, les flottes civiles sont mises à contribution, d’autant plus facilement que ses navires sont propriétés de l’Etat soviétique. Après l’échec du plan des « terres vierges » de Kroutchev, visant à accroître la production des céréales, les dirigeants soviétiques se tournent d’autres sources d’aliment et de protéines (La Revue maritime, n°328, p. 894). Un premier plan septennal de 1959 (2 milliards de dollars) permet la création d’une flotte de pêche hauturière suivi par un autre en 1966 prolongés par d’autres plans successifs (La Revue maritime, n° 328, p. 894).
En 1976, l’URSS possède un tiers de la flotte mondiale de pêche. De 1956 à 1976, la flotte de commerce soviétique passe du 26e au 6e rang mondial. L’effort perdurait en la matière jusqu’en 1981 (La Revue maritime, n° 367, p. 88). Elle concentre la majeure partie des unités les plus complexes et du plus fort tonnage. La flotte scientifique est mise au service aussi des efforts industriels que militaire par l’océanographie et l’hydrographie. Le shipping soviétique est largement subventionné par l’Etat au point d’accaparer des parts croissantes et puissantes dans les principales routes maritimes mondiales. A tel point que l’un des objectifs était d’assurer 30% du trafic à destination et en provenance de la Grande-Bretagne (La Revue maritime, n°327, p. 780).
Par rapport à notre paradigme schmittien, remarquons que sur le plan de la pêche hauturière, l’industrialisation du procédé associé à une concentration de tout le processus par le truchement d’un unique acteur accouche d’un outil proche de l’expression « la mer est un champ libre de pillage libre ». Les stratèges soviétiques comprirent si bien la faiblesse du système-monde occidental qu’ils pouvaient prétendre à prendre des portions significatives du commerce mondial, donc de disposer de la décision quand aux flux maritimes. Et cela, sans que l’Occident puisse y redire sur les plans juridiques ou commerciaux, à moins de se dédire sur la déréglementation du commerce maritime. Notons que la mise en place des zones économiques exclusives dès les années 1970 n’empêchait nullement Moscou de déplacer ses flottes, prétendant que les quotas non-pêchés lui revenaient de droit.
C’est en cela que David Rees avait parfaitement raison quand il écrivait qu’il s’agissait d’une menace mortelle pour l’Occident : l’URSS tenter une prise de mer apte à supplanter toutes les autres flottes civiles mondiales. Elle aurait pu réussir la construction d’une puissance maritime sous la seule férule de l’Etat là où la France échouait sous Richelieu et Colbert. Les flottes civiles, même étatisées à outrance, étaient conçues, de leur organisation jusqu’à leurs unités, comme des auxiliaires de la flotte militaire. Moscou n’aurait pas alors manqué d’imprimer sa lecture du droit de la mer par ses pratiques maritimes, et donc d’influencer la conception de l’ordre en mer.
L’Union des Républiques Socialistes Soviétiques avait mis au point un système maritime d’une telle efficacité qui, s’il avait pu tenir dans la durée, aurait pu prétendre à construire une puissance maritime globale tout en privant ses adversaires des ressources maritimes tant dans le transport que la pêche. Pour la contrer, cela demandait une territorialisation des mers à travers les ZEE, ce qui n’aurait pas manqué de servir, de toutes les manières, les intérêts de Moscou.
La Chine semble se trouver dans une situation proche de l’URSS au XXIe siècle en ce sens qu’elle repose sur ses communications maritimes tant pour son commerce que pour ses besoins énergétiques. Son déficit de terres arables l’oblige à trouver des relais dans la location ou l’achat de terres à l’étranger. Mais également dans l’exploitation des ressources halieutiques. Les Etats-Unis semblent mettre en place une stratégie d’interdiction écologique. Et Pékin ne semble pas vouloir sortir des règles commerciales capitalistes, à la manière du projet avorté de Moscou.
Article mit comme réf. sur celui de l’économie soviétique du wiki 🙂