La coalition face aux surprises stratégiques en Irak (2003-2008). Le 1er mai 2003, quelques jours après la prise de Bagdad et la fuite de Saddam Hussein, le président des Etats-Unis annonce la fin des combats en Irak sur fond de bannière « Mission accomplie » accrochée à la tour du porte-avions Abraham Lincoln.
En réalité, la guerre est loin d’être terminée et 97% des pertes militaires américaines ne sont pas encore survenues. Une puissance disposant de la moitié du budget militaire mondial, des services de renseignement les plus sophistiqués et des centres de réflexion les plus importants a fait preuve d’une incroyable myopie stratégique et même d’une myopie persistante puisque les surprises vont se multiplier jusqu’au retournement final.
La guerre surprise
L’histoire de l’occupation de l’Irak par la coalition menée par les Américains, c’est d’abord l’histoire de l’effondrement d’un système socio-politique privé de la clé de voute que constituait Saddam Hussein. Le gouvernement est alors assuré par une « autorité provisoire de la coalition » (Coalition Provisional Authority, CPA) sous l’égide du département d’État américain et dont les premières mesures consistent à supprimer ce qui reste des fondements de l’Etat irakien : le parti Baas, dont tous les membres sont chassés des fonctions publiques, et les forces de sécurité. En même temps, la CPA s’avère incapable de prendre le relais de ce qu’elle vient de supprimer. En quelques semaines, le taux de chômage double jusqu’à atteindre 60 % de la population active tandis que le nombre mensuel d’assassinats est multiplié par trente.
En attendant les bienfaits promis pour le « nouvel Irak », c’est plutôt le chaos qui prédomine et les perdants de la nouvelle situation sont bien plus nombreux que les gagnants. Comme par ailleurs, la CPA et les unités militaires de la coalition, qui fonctionnent en parallèle, connaissent très mal le pays qu’elles occupent, elles forment une superstructure flottant sur un pays traversé de forces contradictoires aux effets différés dans le temps. Cette coalition à la structure byzantine est donc condamnée à être surprise.
La première surprise est que les perdants de l’évolution en cours se rebellent. A partir du mois de juin, les attaques contre les forces américaines puis les attentats se multiplient dans les provinces sunnites et à Bagdad. Rétrospectivement, et c’est une des caractéristiques de ces évènements puissants et imprévus baptisés « cygnes noirs », cette rébellion peut s’expliquer très facilement, ne serait-ce que par la conjonction de motifs de combattre et de moyens de le faire, comme les millions d’armes en circulation. La présence militaire américaine constitue également un aimant pour les groupes djihadistes. Cela n’est pourtant pas vu par les Américains, dont le diagnostic immédiat refuse l’idée qu’ils puissent être à l’origine d’un phénomène nouveau et croissant. La seule explication possible est qu’il s’agit la fin de la résistance du régime de Saddam Hussein, alors en fuite, et les attentats apparaissent même comme la confirmation que ce dernier avait bien des liens avec Al Qaïda. Ce n’est pas complètement faux, au moins pour la première proposition, le régime ayant anticipé la possibilité d’un combat de guérilla. C’est surtout un phénomène de dissonance cognitive. Ce diagnostic induit alors un comportement particulier où il s’agit d’en finir le plus vite avec cet ennemi résiduel. L’action militaire prend ainsi le relai de l’action de la CPA pour favoriser l’apparition de nouvelles surprises.
Les opérations des divisions américaines, qui ne considèrent que les ennemis à abattre et non la société qui les sécrètent, sont alors si maladroites et violentes que non seulement elles ne réduisent par la guérilla mais au contraire la développent en suscitant un profond ressentiment dans les populations locales. Des germes, comme les sévices d’Abou Ghraïb, produiront des effets plus tard. Seule la 101e division d’assaut aérien du général Petraeus échappe à ce piège entropique en prenant à son compte l’ensemble des missions régaliennes, de la gouvernance à la sécurité en passant par la politique économique, témoignant, à petite échelle dans la région de Mossoul, de ce qu’il aurait sans doute été possible de faire à l’échelon national en subordonnant l’action des forces à un projet cohérent mené par une autorité unique. Cette première phase provoque néanmoins un effort d’adaptation des forces américaines, en particulier dans l’organisation du renseignement afin de les rendre moins aveugles et donc moins maladroites. On reconstitue également des forces de sécurité irakiennes avec lesquelles on organise de nouvelles opérations à la fin de l’année 2003 qui s’avèrent plus efficaces que les précédentes et permettent de capturer Saddam Hussein au mois de décembre. La guérilla diminue en intensité. Les anticipations américaines redeviennent positives. Il s’agit en réalité d’une nouvelle illusion.
L’illusion du printemps 2004
Dans ce type de conflit sans front, la tentation est forte de s’en remettre à des indicateurs pour déterminer si on progresse vers la victoire. Les indicateurs choisis par les Américains sont les dignitaires du régime baasiste encore en fuite (les « 55 cartes ») et quelques chiffres très américano-centrés comme le nombre d’agressions contre leurs troupes et les pertes qu’elles ont engendrées. On forme ainsi un discours sur l’évolution de la guerre destiné avant tout aux Etats-Unis et non à l’Irak. Au printemps 2004, les généraux tournants américains, qui renseignent les indicateurs mais sont jugés aussi sur eux et qui sont plus « intéressés » par la réussite de leur rotation que par une victoire finale qu’ils ne verront pas, ont tendance à présenter le meilleur bilan possible et à réduire les risques de le perturber. Les divisions américaines s’exposent moins, ce qui réduit les pertes et améliorent donc leur bilan. Ce faisant, elles laissent le terrain libre aux organisations armées sunnites qui en profitent pour renforcer leur contrôle souterrain sur les villes du Tigre et de l’Euphrate.
L’illusion disparaît au mois d’avril, lorsque trois processus cachés au cœur de ce théâtre invisible deviennent d’un seul coup, par l’action de quelques hommes, des « cygnes noirs ». Le premier choc provient de l’apparition sur tous les écrans de télévision des images des exactions perpétrées par des Américains à la prison d’Abou Ghraïb à l’automne 2003. Le deuxième a lieu à Falloujah, ville moyenne à 50 km à l’ouest de Bagdad, avec la mort de quatre mercenaires américains. La troisième surprise est la révolte du mouvement chiite mahdiste de Moqtada al-Sadr dans tout le Sud du pays.
Ces évènements ont plusieurs points communs. Le premier est le pouvoir de sécrétion de surprises des structures complexes. Les provinces chiites sont occupées plusieurs dizaines de contingents militaires nationaux aux objectifs perceptions, moyens et méthodes très différents. Cette collection n’a pas vraiment de prise sur le terrain et un mouvement nationaliste comme l’Armée du Mahdi de Moqtada al-Sadr s’est implanté sans grande difficulté dans les milieux les plus populaires. Lorsqu’on s’en prend finalement à son leader, lui très visible, il déclenche une insurrection qui surprend tout le monde et qui paralyse une partie de Bagdad et presque toutes les villes du sud. En parallèle de la coalition militaire on trouve aussi une « coalition » de sociétés militaires privées, à la logique d’action différente de celles des forces armées et qui échappe au contrôle de ces dernières, comme aussi largement au droit. Leur comportement est une source d’incertitude supplémentaire. C’est une société privée qui effectue les interrogatoires à la prison d’Abou Ghraïb et prodigue aux gardiens militaires les meilleurs conseils pour les « mettre en condition ». De son côté, la 1ère division de Marines, présente depuis peu dans la province d’Anbar, n’est pas informée du déplacement des « contractors » de Blackwater à travers Falloujah. Lorsque ceux-ci sont tués et que les images du massacre se diffusent, comme celles d’Abou Ghraïb peu après, cela suscite une émotion forte et les Marines reçoivent l’ordre de châtier immédiatement les auteurs de l’attaque. Les Marines ont alors la surprise de voir que la ville est tenue solidement par des bandes armées et qu’il va falloir livrer un siège. Ils constatent aussi à l’occasion l’extrême faiblesse des nouvelles forces de sécurité irakiennes créées sous l’égide de la coalition et qui disparaissent presque complètement au cours de cette crise d’avril 2004. Ils ont la surprise enfin de voir leur propre gouvernement finir par imposer la levée du siège à nouveau sous la pression de l’émotion suscitée par les images de la bataille, en décalage net avec la réalité des combats.
L’illusion de l’automne 2005
Il faut ensuite plus d’un an aux forces américaines pour vaincre, sans la détruire, l’Armée du Mahdi et reprendre le contrôle relatif des villes sunnites. La réussite de cette nouvelle phase de reconquête et des rendez-vous électoraux de l’année 2005 donne cependant une nouvelle fois à penser que la situation tend vers la normalisation. Les forces américaines se retirent des villes laissant les forces irakiennes, reformées une nouvelle fois, assurer la sécurité. C’est une nouvelle illusion.
L’illusion est d’abord politique. Les institutions imposées par les Américains ont abouti logiquement, par le seul jeu de la démographie, à la victoire des grands partis chiites et la confiscation du pouvoir par ces derniers, ce qui radicalise tous les autres acteurs armés, soucieux de la défense de leurs intérêts propres. Ce pouvoir lui-même est mal organisé puisqu’il faut encore cinq mois de négociations pour avoir un gouvernement. L’illusion est ensuite dans la capacité des forces irakiennes à assurer la sécurité. L’armée nationale irakienne est encore très fragile à la fin de l’année 2005. Surtout, le gouvernement provisoire irakien qui avait succédé à la CPA en juin 2004, s’était empressé de former des « milices personnelles », en particulier au sein du ministère de l’intérieur. Lorsque les Chiites arrivent au pouvoir un an plus tard, ils installent leurs propres « forces spéciales de police », aux pratiques souvent bien peu légales et aux objectifs très partisans. Entre ces forces sectaires et une police des rues souvent infiltrée par les mahdistes, le gouvernement est de moins en moins apte à assurer la sécurité de la population et contribue même au processus de fragmentation de la société.
En contradiction avec le discours officiel américain qui décrivait une situation en amélioration constante, l’Irak bascule dans la guerre civile après l’attentat perpétré contre la mosquée d’or de Samarra en février 2006. Chaque jour désormais plus de 200 Irakiens sont assassinés, dont la moitié à Bagdad où djihadistes de l’Etat islamique en Irak et Mahdistes luttent pour le contrôle des quartiers. La politique de retrait dans les bases des forces américaines n’est plus tenable et comme en 2004, les soldats américains doivent revenir en première ligne pour reconquérir le terrain perdu, aux côtés de l’armée irakienne. Une première bataille s’engage pendant sept mois et se conclut à la fin de l’année 2006 par un grave échec.
Surge et Sahwa
Après de nombreuses hésitations aux Etats-Unis, la bataille est finalement relancée au début de 2007 avec des moyens supplémentaires et surtout le bénéfice d’un « cygne noir » pour une fois favorable. Constatant leur isolement politique face aux Kurdes, au gouvernement chiite et aux djihadistes, les chefs de plusieurs tribus sunnites s’entendent en août 2006 pour créer le mouvement du réveil (sahwa) de l’Anbar. C’est le point de départ d’un processus de retournement par le bas des tribus et organisations nationalistes sunnites qui s’accélère au printemps 2007. Le général Petraeus, nouveau commandant en chef des forces de la coalition, saisit l’opportunité. Non seulement un des principaux adversaires de la coalition disparaît mais il fournit le gros des 100 000 miliciens « fils de l’Irak » qui viennent renforcer les effectifs américains. L’apport n’est pas simplement quantitatif puisque l’association étroite entre forces irakiennes, régulières ou non, et américaines autorise aussi une bien meilleure implantation dans le milieu qu’auparavant. En juin 2007, l’Etat islamique est définitivement chassé de Bagdad puis traqué dans les provinces sunnites, parvenant difficilement à subsister dans la région de Mossoul.
Avec le processus de retournement nationaliste sunnite, le général Petraeus a bénéficié d’un autre mouvement souterrain, initié lui aussi avant son arrivée : la désagrégation du mouvement mahdiste. En janvier 2007, les Mahdistes contrôlent 70 % de Bagdad mais beaucoup de groupes, devenus de purs gangs criminels, échappent à l’autorité de Sadr. Celui-ci déclare une trêve unilatérale et s’allie même avec le gouvernement pour se débarrasser des groupes qui ne lui sont plus fidèles. A l’été 2008, ce même gouvernement irakien décide d’imposer son autorité dans les zones mahdistes et fait appel aux Américains pour assiéger l’immense quartier chiite de Sadr-City au nord de Bagdad. Au bout de quelques semaines, Sadr accepte de déposer définitivement les armes. C’est la dernière bataille américaine en Irak. La situation générale peut être considérée, avec raison cette fois, comme enfin sécurisée.
Transformation improvisée de la société irakienne, méconnaissance complète du milieu, inadaptation de l’organisation du renseignement, découplage de l’action politique et de l’action militaire, outil militaire inadapté aux défis de la guerre au milieu des populations, structure très complexe où de nombreux acteurs échappent à tout contrôle, incitation à toujours présenter des bilans positifs, tous les éléments étaient présents pour que la coalition dirigée par les Américains soit condamnée à combattre sans cesse les surprises dont elle était la cause. Conjurer cette malédiction a impliqué à chaque fois des efforts considérables jusqu’à ce qu’il soit possible d’exploiter de bonnes surprises. Il a fallu pour cela transformer profondément l’acceptation de l’action de la coalition par le milieu alors même que l’adversaire djihadiste devenait plus odieux à ce même milieu, puis être capable de saisir les opportunités. Les surprises sont inévitables dans un contexte stratégique et au sein d’un milieu complexe. On peut toutefois s’efforcer de réduire les risques d’occurrence par une meilleure cohérence des structures, une connaissance aussi poussée que possible du milieu dans lequel on agit. On peut aussi se donner les moyens de résister à leur venue voire même de les exploiter. Il est impossible de tout anticiper mais il est possible d’agir intelligemment si on s’y prépare.
Michel Goya, la Voie de l’épée
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