Au tout début du XXème siècle, le philosophe anglais Bertrand Russel pose trois questions fondamentales dans son ouvrage « Problèmes de philosophie » [1] : d’où savons-nous ce que nous savons ? Le passé peut-il permettre de prédire le futur ? Pourquoi ne nous attendons-nous jamais à l’imprévu ?

Plus tard, dans son ouvrage « Le cygne noir » [2] publié en 2010, le philosophe contemporain Nassim Nicholas Taleb, réexamine ces questions à la lueur d’un postulat lié au principe d’incertitude : un événement rare, c’est-à-dire qui a une très faible chance de survenir, pourrait avoir des conséquences exceptionnelles.

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Bien qu’il l’applique au monde de la finance, Nassim Nicholas Taleb appuie là où ça fait mal. Face aux nombreux doutes liés à notre monde en proie à de nécessaires restructurations organisationnelles et fonctionnelles si l’on pense aux problèmes de sécurité et de défense actuels, nous devons en effet trouver de nouvelles solutions pour comprendre, intégrer et transformer l’incertitude.

Celle-ci gagne le corps collectif et chacune de ses cellules citoyennes, tandis que des violences multiformes enflamment le monde. Ceci ne peut plus nous être caché du fait de l’hémorragie des flux informationnels dans lesquels nous baignons. Oui, tout peut sauter en quelques minutes. Oui, chacun de nous peut perdre des Êtres chers, des lieux, des existences, etc. Oui, les forces et les valeurs de ceux en qui croit le peuple, peuvent s’affaiblir. Oui, nos référentiels – bien ancrés – doivent se réinventer.

La symbolique du cygne

Si le cygne est le symbole préféré de ces auteurs, c’est probablement parce-que sa portée symbolique en dit long sur ce qui se passe dans notre monde, et donne quelques clés de compréhension.

Le cygne blanc, majoritaire contrairement aux cygnes noirs, symbolise la lumière dans de nombreuses cultures. Le cygne noir, lui, renvoie à nos profondeurs et à nos fonctionnements personnels : à l’incertitude qui peut s’exprimer au quotidien dans la famille, le travail, la cité, le monde.

Événement naturel rare, le cygne noir incarne donc toute la puissance de l’imprévisible. Il véhicule les contraires de nombreuses valeurs auxquelles il faudrait probablement se rattacher plus profondément, en parole comme en acte. Ceci permettrait d’éviter que certains événements rares mais potentiellement possibles, ne détruisent nos forces physiques, psychologiques et sociales : la loyauté, la transparence et la clarté dans la pensée et le propos, la cohérence dans les actions, l’amour au lieu de la haine, la beauté à la place de la laideur, la construction à la place de la destruction, la vie à la place de la mort ; car même si le cygne sait chanter en mourant et sait mourir en chantant, les espoirs conscients, inconscients et collectifs de l’espèce humaine, résident dans sa possible continuité, malgré toutes sortes de bouleversements. L’événement rare comme incertitude

Si l’on revient au concept d’incertitude souligné par les philosophes précédemment cités, il faut admettre que la force d’un événement non-anticipé, perturbateur, de grande envergure et qu’il soit naturel ou provoqué par l’humain, fait violemment irruption dans nos calculs et nos programmes. Il nous rappelle que la maîtrise absolue n’existe pas. Elle n’est qu’un fantasme qui atteste qu’il est inutile d’échafauder des projets unificateurs, voire totalitaires, pour nous rassurer et légitimer… toutes nos actions… Qu’elles soient bonnes ou mauvaises.

L’événement rare est une rupture dans nos croyances qui confirme notre finitude. Il nous permet d’évaluer nos limites et de comprendre que plus nous nous donnons de chances de comprendre les situations et de nous adapter aux changements, plus nous pouvons parvenir à réduire les impacts de ses conséquences (excepté pour ce qui concerne les phénomènes de destruction naturelle et de masse, tels que chute de gigantesque météorite sur notre planète, ou explosion de super volcan) [3].

En posant la question « d’où savons-nous ce que nous savons ? », Bertrand Russel inspire ce rappel : personne, à ce jour, ne sait expliquer scientifiquement la construction de la pensée. Mais il suggérait peut-être aussi, en demandant « le passé peut-il permettre de prédire le futur ? », que l’on examine très souvent le passé pour comprendre le présent et fabriquer l’avenir. C’est ce que nous apprenons à faire à l’école. On se raccroche ici au connu pour imaginer l’inconnu, comme si le monde ne changeait pas. Comme si l’humain n’évoluait pas. Comme si les civilisations ne se transformaient pas.

Objectivement, la garantie de fiabilité d’une telle méthode s’affaiblit. Les événements climatiques, sociologiques et politiques actuels, illustrent bien l’irruption de nouveaux événements qui nous soufflent que nombre de raisonnements connus et classiques, sont devenus obsolètes. Ils appellent en réalité à plus d’observation, plus de renouvellement dans les modes de fonctionnement, plus de multidisciplinarité dans les analyses et dans les stratégies.

Quand l’anthropologie permet d’examiner l’incertitude

A la question « pourquoi ne nous attendons-nous jamais à l’imprévu ? », de nombreuses réponses sont possibles.

L’anthropologie, qui appartient aux sciences humaines et sociales, cygnes noirs par excellence dans le champ des réflexions en sécurité et en défense (sauf pour l’histoire, la géographie et le droit) car elles tentent de rendre intelligibles l’irrationnel et l’émotionnel humains, aboutit à la conclusion que le désir de savoir et de maîtriser est inhérent à l’individu. Tout son corps est équipé pour l’y encourager.

Dans ses habitudes de contrôle et de dirigisme, l’humain s’appuie sur des preuves tangibles : passer de l’ère préhistorique à l’ère du numérique lui a demandé du génie et une production très sophistiquée. Il a su transformer les organisations claniques en organisations économiques et politiques grâce à la conquête de territoires, et parce qu’il a imposé des systèmes normatifs. Dans ces actions, il a prouvé qu’il pouvait déployer toute sa puissance sur la nature et sur les populations.

Examinons ici quelques phénomènes imprévus qui sont venus chambouler, même dans une chronologie très étendue, des repères ancestraux. Exemple : le patriarcat, bien installé dans nos sociétés occidentales, est profondément remis en cause car comme le souligne Pierre Bourdieu « Étant inclus, homme ou femme, dans l’objet que nous nous efforçons d’appréhender, nous avons incorporé, sous la forme de schèmes inconscients de perception et d’appréciation, les structures historiques de l’ordre masculin ; nous risquons donc de recourir, pour penser la domination masculine, à des modes de pensée qui sont eux-mêmes le produit de la domination » [4]. Si les femmes ont longtemps supporté le patriarcat, c’est uniquement pour protéger la vie. Mais aujourd’hui, elles sont en mesure de la protéger seules [5], grâce aux progrès de nos sociétés.

Sur une chronologie plus courte, les frontières éclatent, l’hyper-informatisation du monde et les connexions numériques, ont bouleversé les sens et les modes de vie. Cette métamorphose fulgurante est en train de nous dépasser, car tandis que l’on s’acharne à encourager le développement et la transformation de notre rapport au monde d’une façon très technologique en alimentant une dépendance inouïe, nous n’avons pas vraiment pris le temps de réfléchir aux changements de valeurs induites par cette transformation et qu’il faut repérer, discriminer, défendre et exprimer.

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L’humain est appelé à donner des directions plus profondes et plus éthiques à ses actes. S’il n’admet pas humblement que certes, son génie est encore et toujours à l’œuvre, mais qu’il y a à repenser le socle de valeurs sur lesquelles le monde de demain peut se construire s’il veut durer, il induira une scission coercitive. Celle-ci pourrait opposer de manière fatale ceux qui pensent que les bases solides d’une civilisation ne peuvent s’édifier que sur des principes fossilisés tel que « l’économie ne serait qu’une fin », avec ceux qui pensent que le génie de l’humain doit servir l’ensemble de l’espèce humaine sans distinction, parce que « l’économie n’est qu’un moyen », tout en respectant les fondamentaux des organisations humaines au sens anthropologique.

Car dans leurs quêtes génétiques d’assurance et de maîtrise de l’incertitude, les populations n’ont pas encore été assez inventives, ou matures, pour se passer de systèmes de dissuasions, de gouvernances ou de lois. Même le modèle charismatique du chef qui déciderait pour le collectif, est en train de muter. Ainsi, tout doucement et dans notre ère du numérique, des plates-formes informatiques viennent se substituer aux réunions humaines pour fabriquer des lois aujourd’hui, et peut-être des gouvernements demain, grâce à l’intelligence artificielle.

Nouvelle génération, nouvelles sensibilités et nouvelles constructions

Nous pouvons observer chez la jeune génération un fort désir de changements relationnels au monde, à ses objets et à ses habitants – où qu’ils soient – et les premiers signes de son expression.

Saturée de technologies, elle est consciente de leur potentiel et s’en sert pour construire lentement mais sûrement, une appartenance aux valeurs en construction que sont : l’intérêt général dans une nouvelle forme car plus universelle et moins territorialiste, la liberté de pensée, de parole, d’action et de communication en temps réel, grâce aux réseaux sociaux, mais aussi la disparition du travail dans ses formes actuelles. Elle ne veut pas intégrer des entreprises qui rechignent à réviser leur conception de la gestion des ressources humaines de l’ère digitale. Leur avenir est dans la fuite des carcans managériaux actuels, la mobilité, l’interculturalité, l’interdisciplinarité. Ils sont pluriels, comme le monde qu’ils perçoivent, et ne peuvent entrer sans souffrir dans des cases trop étroites, car le monde numérique qui est le leur est illimité en connaissances, moyens, possibles.

La nouvelle génération est faite de nouvelles sensibilités et de nouvelles formes d’intelligences cognitives et émotionnelles. Dans ses projections, l’idéalisme – qui ne relève pas d’une utopie irréalisable -, n’est pas une fantaisie.

Elle construit de plus en plus de modèles de communautés non marchandes dans lesquelles les savoirs s’échangent, ainsi que des systèmes énergétiques nouveaux, individuels et collaboratifs, qui ont pour but l’indépendance (l’auto-alimentation en électricité par exemple). Leurs relations au corps, leurs choix alimentaires, leurs perceptions de l’espace territorial, sont totalement revus et corrigés. Même leur conception du religieux évolue vers une spiritualité plus universaliste. Le développement personnel n’a jamais eu autant de succès qu’actuellement et certains seniors se sont ralliés à ce mouvement [6].

Bouleversée par la vitesse et par une tension mondiale palpable et globalisante, elle veut tirer un trait sur l’histoire passée, dont elle constate les résultats à travers son héritage, pour vivre ici et maintenant, et créer de nouveaux de modes de vie. Nés dans des systèmes financiers qu’ils considèrent corrompus, les jeunes individus inventent même des monnaies virtuelles. Ils ne veulent plus dépendre des Etats, ils sont pour l’ubérisation.

Les nouvelles technologies seraient en outre et pour Didier Schmidtt par exemple, le moyen de nous rendre encore plus humain [7]. Le principe est que moins nous avons et plus nous partageons ; plus nous partageons et plus nous recevons.

L’incertitude comme espoir d’une nouvelle société ?

Cette jeunesse qui doit assurer la relève, s’incarne grâce à de nouveaux penseurs expérimentaux, du présent et du futur, très en vogue sur les réseaux sociaux. Sébastien Durif a par exemple créé la plate-forme Elvita [8] pour la mettre au service d’internautes responsables de son utilisation. Ils fabriquent leur propre monde Internet sans hiérarchie, ni supervision, ni organe de contrôle. La relation à la connaissance, au savoir, à l’action, en est totalement bouleversée.

La jeune génération souffre cruellement du manque d’ouverture et d’écoute de la part de ceux pour qui changer, reviendrait à accepter définitivement que les cygnes noirs sont de puissants provocateurs. Ils sont là pour nous faire réfléchir, en nous invitant à modifier nos comportements et à nous adapter aux bouleversements que provoquent nos productions. Nous pouvons tenter de maîtriser au mieux les effets des grands changements qu’elles produisent dans nos civilisations, tout en comptant, quoi qu’il en soit, avec le principe d’incertitude induit par les lois de la nature, impossibles à gérer dans l’absolu.

Nous constatons dans nos sociétés que les revendications de la génération montante peuvent être d’une violence extrême. Elle construit et elle détruit à l’intérieur d’un chaos anthropologique gigantesque et mondial, qui cherche son ordre.

 

Dr Isabelle Tisserand. Anthropologue.

  [1] Bertrand Russel, Problèmes de philosophie, Editions Payot, Paris, 1989 (traduction de François Rivenc). [2] Nassim Nicholas Taleb, Le cygne noir, Editions Les belles lettres, Paris, 2012. [3] Voir également : http://echoradar.eu/2015/12/15/the-visit-hacking-psychologique-de-masse/ [4] Pierre Bourdieu, La domination masculine, Seuil, Paris, 2002, Page 17. [5] Chantal Revault-D’Allonnes, Patriarcat : fin de partie, Editions L’Harmattan, Paris, 2015. [6] https://www.ted.com/playlists/171/the_most_popular_talks_of_all [7] https://www.ted.com/tedx/events/18050 par Didier Schmidtt, auteur de Anteversion, ce qu’il faut retenir du futur. Editions Fauves, Paris, 2016. [8] http://elvitavision.blogspot.fr/]]>

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