L’auteur du texte fréquente la Hongrie depuis 1969. Il a ainsi pu observer successivement : le long règne de Janos Kadar, 1er ministre et secrétaire général du Parti Communiste; la fin du régime qui a commencé dès 1988, un an avant la chute du mur de Berlin; la déchirure physique du rideau de fer par les autorités hongroises; la capture du pays par le binôme OTAN/UE, avec la reconversion des apparatchiks communistes au capitalisme; enfin l’apparition récente d’un nouveau profil de dirigeant en la personne de Viktor Orban, premier ministre actuel.
Partie II
REVEIL DES NATIONALITES EN EUROPE CENTRALE ?
Axe central de la «construction européenne», la destruction intellectuelle et politique du principe de nationalité vise en particulier l’éradication de la mémoire historique en la transformant en muséologie. Alors qu’elle progresse en Europe occidentale, cette entreprise rencontre une résistance larvée en Europe centrale en raison d’une conception commune de la société qui considère la mémoire historique comme une continuité vivante du passé vers l’avenir. Cette conception explique une mésentente culturelle entre l’ouest et l’est de l’Europe que l’inculture de ses maîtres conduit à négliger dans sa réalité et ses conséquences. Dans ce registre, l’Histoire dira plus tard si la Hongrie aura, une fois encore, ouvert une voie.
Les récents résultats électoraux en Hongrie, Pologne, Slovaquie, voire en Autriche, semblent avoir effacé l’état de béatitude hypnotique post-communiste en réveillant le principe de nationalité par réaction au processus de nivellement des pays d’Europe. Plusieurs vecteurs de cette évolution sont identifiables :
- la conscience que le centre du pouvoir en Europe centrale est réellement passé de Moscou à Bruxelles.
- un rejet de l’idéologie européenne dite multiculturelle professant que tous les individus sont interchangeables quelle que soit leur origine, race ou culture.
- la réticence à une «union toujours plus étroite» des membres de l’UE en tant qu’obligation souscrite au Traité de Lisbonne.
- le choc tectonique de l’immigration extra européenne, interprété comme la menace la plus grave, depuis l’expansion de l’empire ottoman, contre l’identité et le socle chrétien de l’Europe centrale.
LE GROUPE DE VISEGRAD
Désigné par une localité hongroise sise sur le Danube à la frontière slovaque, «le groupe de Visegrad» est la réunion informelle, initiée au début des années 90,des dirigeants de quatre Etats d’Europe centrale : République Tchèque, Slovaquie, Hongrie, Pologne. Le choix de ce site au nom slave symbolise la réminiscence des temps où la mitteleuropa partageait des intérêts et des valeurs dans une communauté d’esprit. En sommeil durant deux décennies, ce groupe a été ranimé en 2015 en réaction contre la directive européenne de prise en charge obligatoire d’un quota imposé d’immigrés d’Orient et d’Afrique. Dans cette circonstance, la Hongrie et la Slovaquie ont acté une novation majeure par un recours de cette directive à la Cour de Justice de Luxembourg contre la Commission Européenne, en prévention d’une possible procédure d’infraction.
Le groupe de Visegrad repose naturellement sur les affinités électives de ses membres, héritées de leur cohabitation dans l’empire austro-hongrois. Il y a notamment toujours eu une forte empathie entre les hongrois et les polonais, que rapprochent leur combativité et leur esprit de liberté. Catalyseur de cette réactivation, le déferlement de l’immigration extra européenne pourrait provoquer la prise de conscience, partagée par l’Autriche, d’une erreur de conception plus globale du système européen, à l’origine de préjudices tant nationaux que collectifs. Une telle évolution dans le sens d’une rupture mentale avec les dogmes de l’Union Européenne aurait des conséquences d’ordre géopolitique qu’il convient d’esquisser.
RETOUR DE LA QUESTION D’ORIENT
Pas un seul hongrois n’ignore que son pays fut occupé par l’empire ottoman et la défaite de Mohacs (1526) devant les armées du sultan, pas plus qu’il n’ignore le traité de Trianon (1920) qui dépeça la Hongrie en l’amputant des 2/3 de son territoire, et pas davantage la passivité de l’Occident durant la tragédie de 1956. La mémoire de ce peuple, à la source de son profil de comportement, éclaire son aptitude aux ruptures. Ainsi, ayant la première déchiré le rideau de fer en 1989, la Hongrie est aussi la première, en 2015, à rétablir une barrière physique contre le flot migratoire en provenance d’Orient. Ces deux actes d’apparence contradictoire expriment, en réalité, une certaine prescience hongroise de ce qu’il faut libérer ou protéger pour réorienter l’avenir, sans qu’y interfère une idéologie de pacotille de «l’ouverture».
La nouvelle «question d’Orient» à laquelle l’Europe est confrontée amalgame trois facteurs récents dont la conjonction recèle un potentiel de déstabilisation aux conséquences encore imprévisibles, à savoir : le chaos généralisé du proche orient, la crise migratoire, et la volonté de revanche de la Turquie sur le démembrement de l’empire ottoman organisé par les Alliés en 1918. Dans ce cadre, la Hongrie et ses voisins ont plusieurs sujets de discorde avec l’Union Européenne. D’abord, le refus constant par l’Union de la référence aux valeurs chrétiennes de l’Europe en raison évidente de son objectif d’y intégrer la Turquie ; ensuite, l’état avancé de ce processus d’adhésion selon la directive stratégique d’un couplage intégral OTAN/UE et UE/OTAN; enfin,la politique migratoire de la Commission Européenne fondée sur le multiculturalisme généralisé et le mixage ethnique, tel qu’attesté par son rapport officiel de 2010 «Projet pour l’Europe à l’horizon de 2030», lequel préconise un apport de 100 millions d’immigrés pour combler son déficit démographique à long terme.
HYPOTHESES DE FUTUR
Toute politique nationale n’acquiert une force et une perspective de durée qu’en bénéficiant d’un environnement géopolitique lui conférant à la fois sa cohérence et une légitimation. C’est aussi, en d’autres termes, le principe d’adéquation et de continuité croisées entre politique intérieure et politique étrangère. La qualité des hommes d’Etat se mesure à l’exigence invariante d’un tel principe, nonobstant la difficulté d’être à sa hauteur. Dans ce registre, l’Histoire dira plus tard si la Hongrie, une fois encore, aura ouvert une voie collective comme elle sut le faire dans son passé. Simultanément, sera déterminé le jugement sur son actuel dirigeant Viktor Orban, soit comme perturbateur éphémère, soit comme homme d’Etat au rang des initiateurs d’un changement.
La nouvelle question d’Orient se greffe par ailleurs sur une crise globale de l’Union Européenne marquée par : ses échecs et dysfonctions, son impuissance génétique sauf à exercer des coercitions en son sein,la complète indétermination de son avenir, l’ensemble ayant conduit la Grande Bretagne à s’en dissocier.
Pour la Hongrie, le groupe de Visegrad, s’il perdure, serait la plate forme favorable au maintien de ses positions, partagées par d’autres pays,dont principalement la Pologne. Un facteur agrégeant de ce groupe est aussi une forme ancienne de prévention en Europe centrale contre «l’ouest», symbolisé dans l’esprit public par un mélange d’arrogance, d’utopie, de désinvolture et de versatilité. Rien cependant ne garantit sa pérennité dans l’hypothèse d’une puissante reprise en mains disciplinaire de l’Union Européenne. A ce niveau, il n’est pas exclu qu’à terme, en relation avec le projet d’articulation organique entre l’OTAN et l’UE,un tel groupe soit présenté comme un risque sécuritaire par rapport à une exigence de cohésion politico/militaire de ce binôme.
Dans le contexte actuel du système européen, où surgissent des signes de chaos, il n’existe en effet qu’une seule alternative : soit l’Union Européenne entreprend, par réaction d’autodéfense, un renforcement fédéral autour d’un «noyau dur» formé d’une dizaine de pays, reléguant ainsi les autres dans une seconde zone réduite à se soumettre à la première ; soit elle crée un projet de flexibilité générale permettant à des sous-ensembles, comme le groupe de Visegrad, de s’organiser en fonction d’intérêts partagés. Cette seconde hypothèse n’a vraisemblablement aucune perspective de se matérialiser, et ce pour deux raisons. D’abord, la morphologie soviétique du système européen est une entrave intrinsèque à sa capacité d’assouplissement. Ensuite, l’Allemagne, dans son rôle dirigeant en Europe, n’est pas capable de concevoir ni d’accepter, par sa culture nationale, un régime autre que directif, hiérarchique et disciplinaire.
Michel Ruch est diplômé de l’IEP de Strasbourg et de l’Institut des hautes études européennes. Il a publié L’Empire attaque : Essai sur Le système de domination américain, aux éditions Amalthée.
Les vues et les opinions exprimées dans cet article sont celles de leur auteur et ne reflètent pas nécessairement les vues ou les opinions d’EchoRadar.
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