Les responsables des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) comme ceux des autres géants numériques appelés NATU (Netflix, AirBnB, Twitter, Uber) sont désormais accueillis dans une majorité d’États comme des représentants officiels diplomatiques. Tant pour régler des différends fiscaux que pour inciter les dirigeants desdites sociétés à investir dans le pays. Songeons par exemple que si Apple avait été considéré comme un État en 2015, il serait devenu le 42ème pays le plus riche au monde de par ses revenus générés [1] [2].
 
Pour autant, ces entreprises ne sont pas que de simples entités produisant des concepts et/ou connectant les avatars d’individus, elles sont bien plus que cela. Les États étant corsetés par leurs dettes, désavoués par leurs administrés et alourdis par une administration incapable de se réformer, les géants du numérique tendent à se substituer à ceux-ci.
Fort de ce constat, l’ouvrage de Marc Dugain et de Christophe Labbé mérite une grande attention pour son panorama décapant de ce monde nouveau. En dépit de quelques imprécisions, sur des chiffres ou des lieux (le Flash-Crash de mai 2010 a eu lieu à la bourse de New-York et non celle de Londres par exemple ou encore les deux milliards de dollars de l’Oculus Rift appartenant à Facebook est une somme qui a servi non à son élaboration mais à son acquisition), la vraie plus-value de leur travail collaboratif c’est la réflexion de fond sur la révolution du numérique. Ce que les auteurs nomment nouvelle révolution industrielle sans croissance. Ce qui fait implicitement référence à l’avènement de l’industrie 4.0. Or cette industrie 4.0 va évacuer les derniers cols bleus des entreprises par une augmentation des robots intelligents et de leur auto-maintenance, mais va aussi dans le même temps, et inévitablement, amorcer l’élagage du côté des cols blancs avec l’introduction de capacités programmées pour se perfectionner d’elles-mêmes.
Encore épargnées jusqu’à aujourd’hui, les professions libérales vont très prochainement souffrir : la puissance et l’évolution algorithmique font grimper de façon substantielle la probabilité de rendre obsolètes certains métiers comme celui de conseiller juridique, de médecin généraliste ou de chauffeur de taxi. Pas tout de suite encore, non, mais demain oui. Le meilleur exemple peut être relevé dans la sphère des transactions financières : le trader à la criée (parket in trading) ou devant son écran ou encore au téléphone avec son broker c’est terminé.
Mais plus encore, c’est le rôle de l’homme en tant que citoyen et sa place dans la démocratie qui va être sérieusement chahutée. D’ailleurs l’objectif des GAFA et des NATU serait bel et bien une démocratie algorithmique où les prédictions remplaceraient les élections, la déliquescence du système démocratique actuel renforçant et légitimant leur vision. Surtout avec les abdications successives de politiques qui par faiblesse, incompréhension ou cupidité s’adossent à ce projet techniquement déjà réalisable. Pas tous bien évidemment, et c’est cela qui gêne encore les géants du numérique mais dans la masse de données qu’ils récoltent, il existe nombre d’informations à même de faire choir ces anthro-obstacles.
Élément symptomatique : tant Tim Cook (Apple) qu’Éric Schmidt (Google) ont refusé d’entrer au gouvernement américain. Et d’autres moins connus ont de la même manière décliné l’offre pour se retrouver dans de confortables locaux avec de non moins confortables salaires. Le public n’attire plus et provoque même un certain urticaire aux tenants de la pensée libertarienne, très en vogue chez les pontes de la Silicon Valley [3].
Et les réflexions sur des nations-flottantes (seasteadings) ne sont pas anodines non plus, elles sont d’autant moins saugrenues qu’elles s’inscrivent dans une volonté féroce de se défaire de l’État-nation, de ses règlementations… et impositions!
Saluons le rappel fort à propos quant à l’origine grecque du monde occidental dont les pans sont abattus les uns après les autres (géographie, histoire, mortalité, identité) par les applications modernes présentes et futures avec l’appoint mortifère de certaines forces politiques qui par détestation de l’humain ou par pure clientélisme électoral en viennent à abraser des siècles de construction intellectuelle humaniste. Le chiffre remplaçant la lettre, le quantitatif effaçant le qualitatif. La complicité des gouvernants n’est pas ailleurs pas éludée puisque l’orgie de mécanismes de surveillance, sans que ces derniers n’aident fondamentalement à éviter les drames, resserre inexorablement les mailles autour du citoyen. Le simple fait qu’il se déconnecte est passible de suspicion par les autorités. Seulement à ce petit jeu, les pouvoirs publics ne sont pas les plus forts et leur fatuité les empêche de comprendre qu’une autre toile se tisse au-dessus de la leur, avec un maillage plus imparable par des prédateurs encore plus voraces. Dans cette poursuite de surveillance, la liberté ne sera plus à terme qu’une option chèrement vendue aux seuls citoyens pouvant se permettre d’y échapper.
Le passage sur l’avènement d’algorithmes prédictifs au sein de l’appareil judiciaire renversant la présomption d’innocence au profit de la présomption de culpabilité est déjà en cours, et tant pour des raisons de coût que de rapidité du traitement de dossiers (songeons déjà à l’élargissement actuel des ordonnances pénales dont les droits de l’administré sont réduits à peau de chagrin), ceux-ci vont inéluctablement bouleverser notre politique pénale.
Sans que cela ne soit particulièrement inattendu, les enfants des cadres supérieurs oeuvrant dans la Silicon Valley sont éduqués dans une école spéciale où leur culture est principalement classique et la connection à des écrans l’exception. Ce simple fait mérite à lui seul une réflexion attentive par le lecteur.
Très dense malgré moins de deux cents pages, l’ouvrage est d’autant plus pertinent qu’il s’appuie sur des citations et des éléments tangibles. Ce n’est pas de la futurologie, juste une projection à moyen terme. Et il est utile que les citoyens sachent de quoi leur avenir sera fait.
[2] En 2015 le PIB des États-Unis était estimé à 18 000 milliards de dollars, la France à 2 400, l’Espagne à 1 200, le Nigéria à 492 et le Chili à 240. Apple avec ses 231 milliards de dollars passerait devant la Finlande, le Portugal ou encore le Qatar.
[3] Un contre-exemple peut cependant être formulé avec la présence dans l’équipe de campagne d’Hillary Clinton de Stephanie Hannon, qui a officié au sein d’Even Brite, Facebook et Google. Cependant l’on peut subodorer que la présence au plus haut sommet dans une campagne électorale d’une vétéran de ce milieu serait pour les géants du numérique l’opportunité de s’assurer d’un potentiel futur chef d’État acquis à leurs objectifs.
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