À l’ère de l’humain augmenté, de l’informatique ubiquitaire et de la robotique intelligente, la Chine et les Etats-Unis s’affrontent ouvertement dans l’Océan Pacifique. Les deux belligérants se gardent tacitement de tout recours aux armes nucléaires et manoeuvrent sans retenue sur terre, en mer, dans les airs, dans le cyberespace et dans l’orbite basse. Savamment inspirés par Tom Clancy, les stratégistes Peter W.Singer et August Cole mêlent habilement science-fiction et prospective dans une œuvre au tambour battant.

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Peter Warren Singer, auparavant auteur de Wired For War : The Robotic Revolution And Conflict In The 21st Century, est rédacteur au webzine Popular Science et a étroitement contribué à la conception du très populaire jeu vidéo Call of Duty. Augsut Cole, ex-journaliste spécialisé dans l’industrie militaire au Wall Street Journal et membre de l’International Institute For Strategic Studies, dirige et anime la plate-forme Art of Future Warfare. Les deux auteurs ne cachent guère leur admiration pour Tom Clancy et leur préférence pour son roman Tempête Rouge (Red Storm Rising) qui met en scène une guerre froide brutalement réchauffée en Europe et sur l’Océan Atlantique. Ils sont également influencés par les séries télévisées Battlestar Galactica et Game of Thrones, la saga Star Trek et le film Aube Rouge (Red Dawn).

Entre rapport de tendances et storytelling, les premiers chapitres de Ghost Fleet décrivent les réalignements de la scène stratégique du fait d’une conjonction d’incidents liés au terrorisme nucléaire, à la compétition pour les ressources, à la crise financière, aux transformations environnementales et aux innovations technologiques. Ainsi, tout semble indiquer que les multiples facteurs d’une guerre sino-américaine soient aujourd’hui en mouvement : litiges territoriaux en Mer de Chine, guerres froides navales dans la zone Asie-Pacifique, course régionale aux armements…

Au milieu du 21ème siècle, l’orbite basse et le cyberespace sont des dimensions parmi tant d’autres de la guerre, nativement intégrées dans les doctrines et stratégies militaires. D’autres acteurs non-étatiques sont officiellement ou clandestinement sollicités par les gouvernements : firmes technologiques, mouvances hacktivistes, pirates de l’espace, hackers biologiques (biohackers)…

La Chine est gouvernée par une élite politique regroupant des industriels, des financiers et des généraux – autrefois tombeurs du Parti Communiste, traversée par plusieurs courants (radicaux, modérés, réalistes), et estimant que leur nation doit éliminer la menace américaine sur ses intérêts stratégiques et sur ses ambitions. Modestement appuyée par la Russie, la superpuissance asiatique ouvre efficacement les hostilités et surprend une Amérique affaiblie qui ne peut compter ni sur l’OTAN ni sur la France et le Royaume-Uni… qui ont mutualisé leurs capacités militaires et restreint leur champ d’action à l’espace européen et à son voisinage immédiat.

Afin de plonger le lecteur dans les divers niveaux et théâtres du conflit, l’ouvrage alterne de courtes séquences impliquant différents personnages en vue subjective : un capitaine de l’US Navy constate l’inadaptation de son destroyer furtif au combat réel, un taïkonaute chinois découvre la puissance de son arme à énergie dirigée contre les satellites ennemis, un colonel et criminologue russe traque une séduisante et insaisissable liquidatrice aux capacités physiques augmentées par la bionique, une lieutenante-colonelle hawaïenne mène une guérilla « à l’afghane » dans des zones urbaines et rurales truffées de drones espions et de robots tueurs, un général de l’APL s’interroge sur le bien-fondé de l’aventure militaire et sur les risques inhérents à sa stratégie…

Les capitaines de vaisseaux, nés à la fin du 20ème siècle ou au début du 21ème siècle, exercent tant bien que mal leur autorité depuis des salles de commandement & contrôle en réalité augmentée. Ils ne commandent plus mais « managent » et supervisent d’insolents et ingénieux officiers recrutés par l’entremise des algorithmes et du big data, immergés depuis leur enfance dans des environnements fusionnant réalité virtuelle, technologies portées (wearable), internet des objets, bionique et robotique intelligente.

Ces cadets vissés à leurs lunettes connectées (évolutions très poussées de Google Glass et de HoloLens), en interaction directe et constante avec les systèmes embarqués de leurs bâtiments et les systèmes d’information opérationnels de commandement (SIOC) de leurs états-majors, ne sont pas moins victimes du « brouillard de la guerre » et ne sont donc guère à l’abri de surprises tactiques.

Pas à pas, les armées doivent réapprendre leurs fondamentaux en stratégie et tactique, composer avec l’incertitude, accepter le « duel des libertés », effectuer une rétro-ingénierie de leurs bijoux de technologie, associer des systèmes d’armes sophistiqués et des systèmes d’armes rustiques et/ou obsolètes, réduire la signature électronique / electromagnétique de leurs appareils, communiquer en mode dégradé… sous peine d’être soumis à la violence du « combat cyber-électronique » (cf. Bonnemaison & Dossé).

Victimes de failles zero day enfouies dans leur avionique et exploitées à temps par l’ennemi, les pilotes de chasseurs furtifs livrent un médiocre baroud d’honneur face aux redoutables drones adverses. Consécutivement, les vétérans redécouvrent les vertus de chasseurs pilotés vieille école, fabriqués dans les années 1960-1980 par des industries militaires très nationales ou très peu globalisées. Feront-ils pour autant la différence contre des essaims d’avions-robots contrôlés par l’intelligence artificielle ?

Corollairement, la cyberguerre s’étend à l’électronique grand public et affecte aussi l’internet, les infrastructures vitales, les villes et maisons intelligentes.

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Ghost Fleet brille également par ses projections technologiques plutôt réalistes dans les domaines civils, militaires, sécuritaires, industriels, économiques et sociétaux.

Dans un environnement d’informatique véritablement ubiquitaire et diffuse, l’anonymat est quasiment impossible et les risques d’espionnage, de piratage et de cyops (opérations cyberpsychologiques) sont omniprésents. Les technologies déconnectées sont potentiellement sujettes à d’astucieux malwares transmis par ondes radio.

La monétique a pleinement intégré les technologies portées et l’internet des objets. De fait, les commerces acceptent toutes les devises, et ce, peu importe le lieu ou l’origine du paiement.

L’impression 3D relève d’une « technologie nivelante » car elle satisfait rapidement les besoins (parfois très spécialisés) en armes, en outils et en robots de toutes sortes. Il en est de même pour la bionique et le biohacking, applications courantes dédiées à l’augmentation biologique, physique et physiologique de soldats, de mercenaires et de criminels. Ray Kurzweil, gourou du transhumanisme a sûrement apprécié…

Des drones amphibies ou aéromaritimes ravitaillent les flottes de guerre en munitions, en pièces de rechange… et en documents papier afin d’éviter la surveillance électromagnétique de l’ennemi. Des petits drones biomimétiques dépourvus de systèmes électriques se déplacent dans les airs, dans les eaux et sur terre, précèdent ou escortent les troupes d’infanterie et les commandos.

La convergence des biotechnologies, des nanotechnologies et de l’informatique (bases de données, cloud, big data, etc) font le bonheur de la police scientifique et des agences de renseignement. Les scanners ADN portables analysent les particules de peaux, de cheveux et de sang laissés sur une scène de crime, et fournissent instantanément les identités correspondantes grâce aux croisements des documents d’identité (carte, passeport, permis de conduire, etc), des fiches de police, des casiers judiciaires, des données sociales et médicales, etc. Les espions échangent discrètement des informations sensibles grâce au contact tactile de leurs tatouages intelligents à l’encre électronique.

Ces développements futurs de technologies expérimentales, spécialisées ou grand public sont finement ou clairement évoqués sans verser dans les détails techniques. Il revient au lecteur de consulter les 374 notes de bas de page afin d’en savoir plus.

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En filigrane, Singer & Cole critiquent une approche hyper-technologique et typiquement américaine de la guerre (les héritages de Robert McNamara et de Donald Rumsfeld sont passés par-là) et s’en prennent ouvertement à des systèmes d’armes aussi boîteux qu’onéreux que le chasseur F-35, le destroyer Zumwalt et son canon électromagnétique.

Afin de peaufiner leur techno-thriller, les auteurs ont longuement discuté avec des officiers, des ingénieurs militech, des experts en relations internationales, des analystes de défense, des chercheurs en robotique, des blogueurs, des hackers, des makers, des biologistes, des auteurs de science-fiction, des prospectivistes, des professionnels de l’industrie technologique, de la cybersécurité, des jeux vidéo, etc… aux Etats-Unis, en Chine, en Russie, au Japon, et en Europe.

Ils gagneraient tout de même à prendre de la graine chez John Le Carré car certains personnages pâtissent de leurs profils un peu caricaturaux et d’autres trahissent une perspective globale plutôt américano-centrée.

Paru en 2015, Ghost Fleet a fait mouche auprès des militaires américains et des war geek, et est tombé à point nommé : entre une « guerre froide 2.0 » contre la Russie et une guerre aéronavale probable contre la Chine… qui laissent entrevoir des scénarios de rattrapage technologique, l’émergence ou la résurgence stratégique de rivaux aussi déterminés qu’innovants, l’extension du domaine de la guerre (cyber, espace, robotique intelligente) et la fin de la suprématie militaire des Etats-Unis. Un obus de trop et quelques octets de plus suffiraient pour déclencher The Big One

Ghost Fleet : A Novel of the Next World War – Peter W.Singer & Arthur Cole (Hardcover, 2015)

Charles Bwele, Electrosphère

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