Economiste et essayiste, auteur de plusieurs ouvrages de référence en économie, intervenant régulièrement dans le débat public, Nicolas Bouzou vient de publier un ouvrage intitulé « L’Innovation Sauvera le Monde ».
Votre dernier essai intitulé « L’innovation sauvera le monde » vient d’être publié chez Plon. Ce titre témoigne d’une vision optimiste du futur que vous modérez dès la première page de votre ouvrage par un second titre moins « vendeur » et plus pessimiste : « Comment l’innovation contribue à la montée de l’extrémisme et du fondamentalisme ». Quelles sont les pistes à suivre pour que l’innovation ne provoque pas plus de turbulences qu’elle n’apporte de solutions ?
L’innovation génère forcément des turbulences et des crises. C’est l’essence même du processus de destruction-créatrice schumpétérien. La question n’est pas de les éviter car c’est impossible, mais de faire en sorte qu’elles soient acceptées par le corps social et non pas rejetées, ce rejet prenant notamment la forme du nationalisme politique et du fondamentalisme religieux, deux forces très puissantes dans notre monde contemporain. Deux éléments sont nécessaires. D’une part, une politique publique articulée autour de la flexibilité et de la formation qui donne des perspectives aux victimes de la destruction-créatrice. D’autre part un socle philosophique de croyances qui renforce l’attrait de la démocratie libérale qui caractérise la civilisation occidentale. Comme je le montre dans le livre, nous avons à ce titre tout à la fois besoin d’une spiritualité (c’est la question du sens de ces innovations) et de valeurs (c’est la question de la régulation de ces innovations).
Que répondez-vous aux personnes qui ont tendance à diaboliser l’innovation technologique ou qui craignent les effets de la convergence nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives (NBIC) ?
Que la peur est naturelle mais qu’elle ne sert à rien. L’un des grands problèmes de l’Europe, c’est que la philosophie allemande d’après-guerre, je pense en particulier Hans Jonas, a déculpabilisé la peur. Je propose au contraire de réhabiliter les vertus cardinales platoniciennes (prudence, tempérance, courage et justice) pour encadre la production et l’utilisation des technologies NBIC. Il s’agit donc bien de réguler et en aucun cas d’interdire, ce qui n’est ni possible ni souhaitable. Une autre façon de dire les choses est de souligner qu’il faut transformer l’innovation en progrès, alors que beaucoup de gens la perçoivent comme porteuse de régression. Là encore, l’influence, même inconsciente, de Jonas reste forte.
Un récent sondage a montré que la population française était l’une des plus craintives face à la montée en puissance de l’intelligence artificielle. Comment dissiper cette peur susceptible de freiner l’innovation sur notre territoire ?
En montrant tout ce que l’intelligence artificielle peut faire d’extraordinaire, dans les domaines de la médecine, de l’environnement ou de la mobilité. L’intelligence artificielle peut nous détruire mais elle peut aussi nous faire vivre plus longtemps, plus libres et mêmes plus heureux. Le salut de l’humanité passe par l’amour de l’avenir, la compréhension de l’économie et la capacité à donner du sens. La technologie est éthiquement neutre. Son impact émane de ses utilisations. Regardez la radioactivité, capable de détruire des villes mais aussi et surtout de guérir des cancers.
Où situez-vous la France sur l’échelle des pays qui favorisent l’innovation et la création d’entreprise ? Quelles pourraient être les premières mesures à prendre pour libérer la créativité ?
En réalité, créer une entreprise et même innover sont relativement faciles en France. Bien avant l’autoentrepreneur, les lois sur l’initiative économique, 2003, ont considérablement facilité la création d’entreprises qui, en France, est devenue un jeu d’enfants. De même, il est simple de trouver des financements pour l’amorçage. Le problème de la France c’est que tout est fait pour que les entreprises ne grandissent pas dans notre pays mais ailleurs. 4 mesures d’urgence : flexibiliser considérablement le CDI, rendre plus simple l’utilisation du Compte Personnel Formation, monter à 50% la déductibilité d’IRPP lié à l’investissement dans les startups et placer un comité de la simplification administrative directement auprès du Président de la République.
Vous évoquez la flambée de Daesh dans votre ouvrage et la voyez comme une réaction contre la modernité. Quels sont les remèdes les plus efficaces selon vous pour lutter contre tous les obscurantismes ?
Ne soyons-pas naïfs. La lutte armée et le renseignement restent à court terme les armes les plus efficaces, et c’est bien la raison pour laquelle les budgets régaliens doivent être considérablement augmentés. Mais comme le dit très bien Olivier Roy, nous assistons à une islamisation de la radicalité et non l’inverse. Autrement-dit, c’est la période qui est propice à la montée des violences et au terrorisme. A la limite, si le terrorisme contemporain n’était pas islamiste, il serait autre chose, par exemple indépendantiste, nationaliste ou anarchiste. D’ailleurs, je montre dans le livre que les grandes périodes de destruction-créatrice comme l’Antiquité, la Renaissance ou le 19ème siècle sont aussi des périodes de grandes violences. D’où la nécessité d’une politique à l’égard des perdants de cette destruction-créatrice et d’un discours philosophique qui donne du sens afin de concurrencer les discours religieux ou politiques extrémistes.
Quelles mesures structurelles conseilleriez-vous au prochain Président de la République de mettre en œuvre prioritairement ?
Le principal sujet en France est celui du marché du travail. En reprenant les études universitaires sur ce sujet, j’avais dans un livre précédent (Le Grand Refoulement, 2015, Plon) rappelé les mesures à mettre en œuvre pour diminuer notre taux de chômage structurel : continuer la baisse du coût du travail aux alentours du SMIC, relever les RSA activité, assouplir le CDI, réforme la formation professionnelle, développer l’apprentissage, privatiser le service public de l’emploi et rendre les indemnisations chômage dégressives à partir de 12 mois.
L’innovation technologique peut-elle être totalement décorrélée d’un projet politique ou peut-elle pallier l’absence d’un tel projet ?
Je pense qu’il n’est pas souhaitable qu’elle soit décalée mais, factuellement, en France, aujourd’hui, elle l’est. La classe politique française ne s’intéresse pas beaucoup à l’économie mais elle ne connaît pas non plus la technologie. Pour beaucoup de personnalités politiques, l’acte technique quotidien le plus sophistiqué est l’envoi d’un SMS. En revanche, la notion d’uberisation, est très mal comprise. Cela-dit, c’est vrai aussi dans le monde intellectuel. Pourtant, il y a un discours politique très positif à construire autour de l’innovation en montrant comment elle permet, par exemple, de résoudre des grands problèmes de santé publique, ou de lutter contre le réchauffement climatique.
Comment s’approprier et adapter une innovation technologique au service d’une politique de puissance d’une entité politique étrangère ?
Les études économiques ont montré que la productivité d’un pays était plus sensible au fait d’importer des innovations de l’étranger plutôt que d’innover soi-même. Le bon modèle à ce titre étant Singapour. Ce petit pays libéral est très ouvert sur l’extérieur, à la fois géographiquement et intellectuellement, ces deux dimensions étant bien entendu liées. Il ne s’agit pas de copier des innovations, ce qui peut être illégal, mais de les repérer et d’utiliser celles qui sont les plus efficaces en termes de productivité. A ce titre, les questions de veille technologiques et de flexibilité des organisations sont capitales.
Quels facteurs, comme par exemple le régime politique, le degré de libertés individuelles ou collectives, la mobilité ou non du capital, favorisent-ils l’innovation technique ou technologique ?
Nous disposons là-encore d’un grand nombre de travaux économiques qui montrent que les pays les plus ouverts sont ceux qui innovent le plus et qui génèrent le plus de croissance économique. L’ouverture doit être à la fois aux idées, aux capitaux, aux biens et services, et aux individus. Concernant ce dernier point, je ne suis pas en train de vous dire que l’immigration doit être incontrolée. Une telle assertions serait stupide car, pour ne pas bousculer un ordre social, il faut du temps pour intégrer une immigration qui vient parfois de pays dans lesquels les façons de vivre sont très différentes de chez nous. Mais dans l’absolu, oui nous avons besoin d’immigration. Pour ces raisons, mais aussi pour des raisons philosophiques, je déteste le nationalisme plus que toute autre idée politique.
Que vous inspire EchoRadar et que nous souhaitez-vous ?
Comme à la Renaissance ou au 19ème siècle, nous vivons des changements systémiques qui ne peuvent être compris qu’en multipliant les angles de vue. Je pense en particulier qu’il faut renforcer les liens entre réflexion économique et géopolitique. Du point de vue méthodologique, je suis plutôt un matérialiste. Je considère que les changements dans les modes de production ont des conséquences géopolitiques profondes. Je vous suggère donc et vous souhaite de continuer de creuser ce sillon qui mette en cohérence les questions économiques, les questions de sécurité et de défense et les problématiques géopolitique.
Nicolas Bouzou est l’auteur des essais suivants :
Les mécanismes du Marché : Éléments de microéconomie (2006, Broché)
Petit précis d’économie appliquée à l’usage du citoyen pragmatique (Eyrolles, 2007).
Krach financier : emploi, crédits, impôts, ce qui va changer pour vous (Eyrolles, 2008)
Le capitalisme idéal (Eyrolles, 2010)
Le chagrin des classes moyennes (J-C Lattès, 2011)
Nicolas Bouzou et Luc Ferry, La Politique de la jeunesse (Odile Jacob, 24 novembre 2011). 1e éd., 120 p.
On entend l’arbre tomber mais pas la forêt pousser (J-C Lattès, 2013)
Pourquoi la lucidité habite à l’étranger (J-C Lattès, 2015)
Le grand refoulement. Stop à la démission démocratique (Plon, 2015)
L’innovation sauvera le monde. Philosophie pour une planète pacifique, durable et prospère (Plon, 2016)
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