Max Weber, bien qu’avocat et docteur en droit, est considéré comme un des fondateurs de la sociologie. Signataire du traité de Versailles en 1918 et ayant participé à la rédaction de la constitution de Weimar, il est aussi (plus ?) célèbre pour avoir énoncé que l’État a le monopole de la violence légitime (ce qui, au passage, est une drôle de manière de définir l’État, car énoncer que sa caractéristique essentielle est la violence ne donne pas confiance…) et pour avoir distingué l’éthique de conviction de celle de responsabilité dans son ouvrage Le savant et le politique. L’actualité nous montre une illustration de cette dichotomie.
Pour Weber donc, il y a deux éthiques de l’action politique, l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité. Plutôt que de gloser sur ces termes et de les paraphraser, autant revenir à la source :
Il est indispensable que nous nous rendions clairement compte du fait suivant : toute activité orientée selon l’éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées. Elle peut s’orienter selon l’éthique de la responsabilité [verantwortungsethisch] ou selon l’éthique de la conviction [gesinnungsethisch]. Cela ne veut pas dire que l’éthique de conviction est identique à l’absence de responsabilité et l’éthique de responsabilité à l’absence de conviction. Il n’en est évidemment pas question. Toutefois il y a une opposition abyssale entre l’attitude de celui qui agit selon les maximes de l’éthique de conviction – dans un langage religieux nous dirions : « Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de l’action il s’en remet à Dieu » -, et l’attitude de celui qui agit selon l’éthique de responsabilité qui dit : « Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes. » Vous perdrez votre temps à exposer, de la façon la plus persuasive possible, à un syndicaliste convaincu de la vérité de l’éthique de conviction, que son action n’aura d’autre effet que celui d’accroître les chances de la réaction, de retarder l’ascension de sa classe et de l’asservir davantage, il ne vous croira pas. Lorsque les conséquences d’un acte fait par pure conviction sont fâcheuses, le partisan de cette éthique n’attribuera pas la responsabilité à l’agent, mais au monde, à la sottise des hommes ou encore à la volonté de Dieu qui a créé les hommes ainsi. Au contraire le partisan de l’éthique de responsabilité comptera justement avec les défaillances communes de l’homme (car, comme le disait fort justement Fichte, on n’a pas le droit de présupposer la bonté et la perfection de l’homme) et il estimera ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action pour autant qu’il aura pu les prévoir. Il dira donc : « Ces conséquences sont imputables à ma propre action. » Le partisan de l’éthique de conviction ne se sentira « responsable » que de la nécessité de veiller sur la flamme de la pure doctrine afin qu’elle ne s’éteigne pas, par exemple sur la flamme qui anime la protestation contre l’injustice sociale. Ses actes qui ne peuvent et ne doivent avoir qu’une valeur exemplaire mais qui, considérés du point de vue du but éventuel, sont totalement irrationnels, ne peuvent avoir que cette seule fin : ranimer perpétuellement la flamme de sa conviction.
Mais cette analyse n’épuise pas encore le sujet. Il n’existe aucune éthique au monde qui puisse négliger ceci : pour atteindre des fins « bonnes », nous sommes la plupart du temps obligés de compter avec, d’une part des moyens moralement malhonnêtes ou pour le moins dangereux, et d’autre part la possibilité ou encore l’éventualité de conséquences fâcheuses. Aucune éthique au monde ne peut nous dire non plus à quel moment et dans quelle mesure une fin moralement bonne justifie les moyens et les conséquences moralement dangereuses.
Après ce rappel des textes, venons-en au fait.
Le décret 2016-1460 autorise la création d’un traitement de données à caractère personnel relatif aux passeports et aux cartes nationales d’identité. Pourquoi pas.
L’objet en est bel et bon, comme à chaque création d’un traitement automatisé de données. Il s’agit de procéder à l’établissement, à la délivrance, au renouvellement et à l’invalidation des cartes nationales d’identité mentionnées à l’article 7 du décret du 22 octobre 1955 susvisé et des passeports mentionnés aux articles 1er et 17-1 du décret du 30 décembre 2005 susvisé, ainsi que prévenir et détecter leur falsification et contrefaçon. Aucune personne sensée ne s’y opposerait.
Là où le bât commence à blesser, c’est lorsqu’on prend connaissance de toutes les données qui y figureront :
a) Le nom de famille, le nom d’usage, les prénoms ; b) La date et le lieu de naissance ; c) Le sexe ; d) La couleur des yeux ; e) La taille ; f) Le domicile ou la résidence ou, le cas échéant, la commune de rattachement de l’intéressé ou l’adresse de l’organisme d’accueil auprès duquel la personne est domiciliée ; g) Les données relatives à sa filiation : les noms, prénoms, dates et lieux de naissance de ses parents, leur nationalité ; h) Le cas échéant, le document attestant de la qualité du représentant légal lorsque le titulaire du titre est un mineur ou un majeur placé sous tutelle ; i) L’image numérisée du visage et celle des empreintes digitales qui peuvent être légalement recueillies ; j) L’image numérisée de la signature du demandeur de la carte nationale d’identité ; k) L’adresse de messagerie électronique et les coordonnées téléphoniques du demandeur, lorsque celui-ci a choisi d’effectuer une pré-demande de titre en ligne ou a demandé à bénéficier de l’envoi postal sécurisé, ou sur déclaration de l’usager lorsqu’il souhaite être informé par ce moyen de la disponibilité de son titre ; l) Le cas échéant, le code de connexion délivré par l’administration au demandeur pour lui permettre de déclarer la réception de son passeport lorsque ce titre lui a été adressé par courrier sécurisé.
Les articles 3, 4 et 5 donnent la liste de tous ceux qui peuvent y accéder. Vertige…
L’article 9 est relatif à la durée de conservation des données : 10 ans minimum…
Certains sont sceptiques et le font savoir.
Là où nous pouvons parler d’éthique, c’est lorsque l’on compare les actes de l’actuel garde des Sceaux avec les déclarations de son double député de l’opposition en 2012 : « Nous allons voter contre. Ce texte contient la création d’un fichier à la puissance jamais atteinte dans notre pays puisqu’il va concerner la totalité de la population ! Aucune autre démocratie n’a osé franchir ce pas. (…) Nous considérons donc que l’existence de ce fichier sera une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée. »
Son éthique de conviction n’ayant sûrement pas changé, on ne peut que conclure au développement de son éthique de responsabilité et d’abonder dans le sens de Weber (cf. supra) : pour atteindre des fins « bonnes », nous sommes la plupart du temps obligés de compter avec, d’une part des moyens moralement malhonnêtes ou pour le moins dangereux, et d’autre part la possibilité ou encore l’éventualité de conséquences fâcheuses. C’est peut-être ce qui a guidé nos deux ministres dans leurs déclarations que Le Monde déplore.
Mais lorsque l’éthique de responsabilité prend le dessus sur celle de conviction, cette dernière mérite-t-elle encore son nom ?
Le garde des Sceaux réfute cependant toute incohérence, comme il l’explique au Télégramme (salut amical à l’auteur de l’article, au passage) : « Le fichier tient compte des censures que le Conseil constitutionnel, que nous avions saisi, avait prononcées en 2012. C’est justement pour cela que je suis tout à fait à l’aise aujourd’hui. Le projet de l’ancienne majorité avait été censuré parce qu’il portait une atteinte disproportionnée au droit au respect à la vie privée, notamment car il permettait une identification à partir des empreintes digitales. Le Conseil n’avait pas mis en cause le principe d’un fichier commun à la carte d’identité et au passeport. Or, ce nouveau fichier n’est pas autre chose. Il n’y a pas un élément supplémentaire inscrit dans ce nouveau fichier. En revanche, et c’est là l’essentiel, il n’intègre aucune fonctionnalité d’identification. (…) Cette possibilité [élargir la finalité du fichier] existe, oui. Mais il y a tout de même des consultations préalables qui sont désormais publiques, ce qui n’était pas le cas en 2012. Si un futur gouvernement décidait d’élargir la vocation du fichier, le Conseil d’État aurait à émettre un avis sur le projet. (…) [La création du fichier] aurait pu être fait par le biais d’une loi, bien sûr. Rien ne l’interdisait. Mais la loi « Informatique et Libertés » de 1978 prévoit la possibilité de création d’un tel fichier par décret. Par exemple, c’est déjà un décret qui a modifié en 2008 celui de décembre 2005 sur les passeports. »
Nous voilà donc dans un cas où éthique de conviction et éthique de responsabilité coïncident parfaitement. Bigre…
Pour ajouter à la complexité du débat, voici qu’un acteur incontournable du débat démocratique fait son apparition : mon amie la CNIL. Une fois de plus, lorsque les libertés publiques sont en danger, nous pouvons compter sur sa détermination et ses protestations vigoureuses. Pas de surprise, une fois de plus, car sa présidente exige demande le retrait pur et simple du texte un débat parlementaire. Lequel, au vu de la compositions des chambres, a toutes les chances d’aboutir à la censure l’approbation, pardon, du texte.
Certains vont me trouver encore (trop) dur avec cette autorité indépendante. Il est vrai que la CNIL n’a même pas hésité à twitter la réaction de sa présidente !
Et dire que je pensais que son hymne était celui-ci. Honte à moi ! Car il est bien mentionné, en bas à droite du tweet « Préserver les libertés individuelles ».
Rappel historique : lorsque la Bulgarie a entamé ses démarches pour entrer dans l’UE (oui, oui, il a existé une période où les pays voulaient y entrer), une des injonctions a été de supprimer le fichier unique (type KGB) qui recensait tous les éléments personnels de sa population. Pouvons-nous dire qu’elle avait raison trop tôt ?
Guy Debord avait-il (encore une fois ?) raison, lorsqu’il écrivait dans les commentaires sur la société du spectacle :
]]>IX Cette démocratie si parfaite fabrique elle-même son inconcevable ennemi, le terrorisme. Elle veut, en effet, être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats. L’histoire du terrorisme est écrite par l’État ; elle est donc éducative. Les populations spectatrices ne peuvent certes pas tout savoir du terrorisme, mais elles peuvent toujours en savoir assez pour être persuadées que, par rapport à ce terrorisme, tout le reste devra leur sembler plutôt acceptable, en tout cas plus rationnel et plus démocratique.