À l’intérieur du café Pouchkine, bien au chaud, alors que la place rouge était banche, Vladimir se réjouissait silencieusement en attendant son invité. Sa grande œuvre, celle pour laquelle il avait agi sans que personne ne la remarque était proche du but. Un grommellement interrompit sa délectation prémonitoire. « Kiril, ta gueule ! » lança-t-il fort peu aimablement. Le patriarche se rembrunit en se disant qu’il valait mieux faire encore profil bas.
Tout à son bonheur anticipé, Vladimir se souvenait de la genèse de l’histoire. Incognito. Ou presque. Ses frères du KGB avaient fait partir du café les touristes et les avaient remplacés. Seuls des marmules étaient maintenant assis aux tables. Un plaisantin avait demandé en passant si c’était bien ici qu’avait lieu le rassemblement pour la préparation de la prochaine gay pride. Vladimir n’avait pas eu besoin de froncer les sourcils que l’importun était déjà emporté par les flots de la Moskova, cloué à l’iceberg qui avait entraîné la perte du Titanic. L’entraînement du FSB n’avait rien perdu de son efficacité se dit Vladimir.
Ce grand œuvre avait commencé il y a deux millénaires. Avec la naissance du christianisme, très exactement. Judas en était indirectement à l’origine, lui qui avait lancé le premier appel de fonds. Enfin, appel fort relatif car il appelait et récoltait lui-même, de manière totalement transparente pour le contributeur. Il avait bien eu quelques soucis lorsque Zachée avait décidé de rendre le double de ce qu’il avait volé en collectant les impôts.
Ce n’est pas Thévenoud qui aurait agi ainsi s’était dit Judas, et il avait donc dû ouvrir seul un petit commerce avec les 30 deniers que les grands prêtres avaient refusés. Une blanchisserie avait-il pensé, c’est sûrement un commerce d’avenir…
Il avait dû ensuite faire croire à son suicide par pendaison, alors que les Templiers l’exfiltraient de Terre Sainte. C’est d’ailleurs grâce à lui que leur trésor avait prospéré. Il avait même espéré que l’affaire suive paisiblement son cours, hélas, son dernier pseudo, Jacques de Molay, avait été percé par Philippe le Bel, père des cachotteries monétaires.
Il les avait quand même bien roulés, car grâce à Kerviel, rencontré au détour d’une opération louche dans le shadow banking, il avait pu financer Mohamed, le premier calife.
Judas, intermédiaire dans le rapprochement israelo-arabe, qui l’eût cru ?
Depuis, la fortune avait prospéré et un affrontement cruel eut lieu entre les jésuites, héritiers secrets des Templiers, et l’Opus Dei pour s’en emparer. Les jésuites gagnèrent, bien sûr, reléguant ainsi la création de l’Opus Dei à des siècles ultérieurs… Ce dernier ordre s’était cependant bien vengé en créant sa première faculté au pays basque, terre natale d’Ignace…
Vladimir savait tout cela, il avait lu et relu les mémoires secrets du père Joseph, dans lesquels celui-ci exposait comment et pourquoi il avait choisi les jésuites pour dépositaires de l’immense fortune des Templiers, et plus particulièrement le père La Chaise qui avait deux qualités inestimables : numismate, il prendrait soin des pièces précieuses ; confesseur du Roi, il était à l’abri des enquêtes inappropriées… Cette histoire de transfert de trésor était bien plus mouvementée que celle décrite dans le Juif errant de Sue.
La réalité dépasse toujours la fiction, et les chercheurs de trésor pouvaient s’agiter dans tous les sens, ils n’étaient pas prêts de retrouver celui des Templiers, se disait Vladimir, car j’en serai bientôt le bénéficiaire. Je réunirai sa partie manquante à celle que j’ai récupérée en Syrie après avoir défait les troupes du Calife.
Ces califes étaient, pour Vladimir, un ramassis d’incapables, inaptes à faire prospérer un empire… Il lui avait été facile de les défaire, personne ne souhaitant faire le travail à sa place. Cette opportunité lui avait donc permis de remettre son armée au goût du jour, et les péripéties des « sous-marins » lancés par l’Amiral Kuznetsov étaient maintenant bien loin. L’armée russe était de retour, grâce à l’argent du calife que des pirates informatiques non-identifiés avaient fait atterrir dans des banques russes, sans transiter par Monaco pour ne pas éveiller les soupçons.
Et quelques oligarques méditaient encore, au fin fond du septentrion sibérien, sur l’opportunité de s’opposer au Kremlin…
Ses frères kgbistes se raidirent soudainement.
– Mon invité arrive, se dit Vladimir en lui-même.
C’était bien lui. Une foule immense, de toute langue, de toute race et de toute religion se pressait sur la place rouge. Incapable de faire les choses discrètement ce François murmura Vladimir… Partout où il passe il sème la révolution.
Il se fit confirmer la date, c’était bien le 25 octobre du calendrier julien, et la nuit commençait.
– Bienvenue, François, lança Vladimir.
– Spassiba, lui répondit l’homme en blanc. Que puis-je pour vous et pourquoi me faire venir tard dans un tel endroit et non pas au Kremlin ?
– Le Kremlin regorge d’espions en tout genre. Snowden lui-même m’a dit qu’il était sonorisé et qu’Obama avait conservé un récepteur pour entendre ma voix, depuis qu’il s’ennuie prodigieusement après avoir quitté la Maison Blanche. Tandis qu’ici, c’est hors de portée de leurs satellites et engins sophistiqués. Comment peut-on espionner un café qui est né dans une chanson ?
– Ce n’est pas faux, répondit François. Que me voulez-vous exactement poursuivit-il ?
– Vous le savez bien, car vous les jésuites avez votre réseau de renseignement partout dans le monde, même là où personne ne vit.
– Ce n’est pas totalement faux, mais cependant un peu surfait.
– Je sais, dit Vladimir, que vous avez le trésor des Templiers et que vous voulez vous en défaire. Si vous me le donnez, je vous offre ce pour quoi la chrétienté prie depuis des siècles sans vraiment y croire.
– L’unité ?
– L’unité.
– Mes informateurs avaient donc vu juste, reprit François après un moment de silence.
– Mais… fit une voix.
– Ta gueule Kiril, reprit Vladimir.
– Ah, Kiril est là ? Pardon mon frère, je ne vous avais pas vu.
– Laisse François, reprit Vladimir, il est là parce que je le lui ai demandé, mais il ne compte pas. Tu sais bien (tutoyons nous donc, ce sera plus convivial) que depuis que les bolcheviks ont occupé la mère patrie, les patriarches sont aux ordres du KGB. Kiril ne déroge pas à la règle, et s’il est allé te rencontrer à Cuba…
– … c’était pour préparer le terrain de cette rencontre, je sais, l’interrompit François.
– On ne peut rien te cacher
– Pas grand-chose en effet, les voies de Dieu sont impénétrables, répondit François. Bon, et comment vois-tu cette unité, j’en ai eu quelques échos, mais cela me paraît un peu fou.
– Il n’y a rien de trop fou pour toi, ni rien de trop beau…
– … pour la plus grande gloire de Dieu dirent les deux hommes à l’unisson avant de partir d’un grand éclat de rire commun.
– Comme tu le sais, François, Erdogan me doit tout depuis que mes troupes, installées totalement par hasard en Syrie, lui ont permis de ne pas succomber au putsch de 2016. Si je claque des doigts, il obéira, trop content, comme Assad, de jouir encore du pouvoir et de tous ses attributs. Je te propose donc une déclaration commune d’unité que t’apportera Kiril et que vous signerez, lui, toi avec Bartholomée, ton frère André comme tu dis, sur le maître autel de Sainte Sophie de Constantinople, enfin rendue à la vraie foi.
– Et le peuple turc ?
– Si je dis à Erdogan que le calife n’est plus en noir et à Raqqa, mais en blanc et à Rome, il saura faire acclamer le Christ sur la place Taksim. Les réfractaires sont déjà au goulag, d’ailleurs.
– Mes informateurs là-bas avaient décidément raison, soupira François…
– Il y a encore des jésuites au goulag, alors que le goulag, comme Guantanamo, est officiellement fermé ? Demanda Vladimir, faussement étonné.
– Bien sûr, en voici la liste – et François lui remit une enveloppe – qu’il me plairait de voir libres rapidement.
– Konechno, répondit Vladimir et il donna l’enveloppe à un homme dans la main duquel l’enveloppe semblait avoir la taille d’un simple timbre. Libère-les tout de suite, Ivan !
– C’est fort aimable à toi répondit François. Mais toi, en contrepartie, que veux-tu, car vous ne faites rien gratuitement, vous les Russes, reprit l’homme en blanc, soudain entouré de personnes reconnaissables à leur uniforme du goulag (mode post Brejnevienne, NDLR).
– On a beaucoup exagéré la faiblesse des dirigeants russes envers l’argent dit Vladimir. Alors que je pourrais en demander l’intégralité, je ne demande que la moitié du trésor des Templiers. Et je te rends service, car je sais que tu veux t’en débarrasser puisque tu rêves d’une Église pauvre. Alors, regarde, je te l’offre !
– Oui, enfin, tu as déjà la première moitié. En bref, tu veux l’intégralité de ce que tu penses que j’ai et tu penses que je vais te remercier.
– Je ne pense pas que tu puisses penser ce que je pense. Tu es un danseur de tango alors que je suis un joueur d’échecs.
– Mais les échecs sont tellement prévisibles, Vladimir ! Le mouvement de chaque pièce est codifié, alors que le tango, quand tu le danses, tu ne sais même pas si tu vas commencer par avancer ou reculer. Et parfois, pour surprendre, tu restes sur place !
– Alors le tango jésuite doit être…
– … difficile à comprendre pour ceux qui n’en sont pas.
– Bon, alors François, accepteras-tu en souvenir du fait que Catherine a hébergé tes prédécesseurs lorsque ton prédécesseur a supprimé l’existence de tes prédécesseurs ?
– Ce fut quand même particulièrement bref Vladimir, même pas 50 ans entre 1772 et 1820.
– La grande Catherine n’était pas obligée, François !
– Oui, oui, mais bon, le temps presse et mon avion décolle bientôt. Tu connais les Italiens, Vladimir, si on ne vient pas au bon moment, ils sont capables de faire la sieste… Davaï pour le trésor des Templiers, mais j’ai cru comprendre qu’il y avait une deuxième demande, plus personnelle ?
– Ah ! Tu sais ça aussi ?
– Presque, mais j’aimerais l’entendre de ta voix.
– J’aimerais que le jour de la proclamation de l’unité, à Sainte Sophie…
– … vas-y, tu ne crains rien, nous sommes entre frères !
– Et bien… j’aimerais que tu me canonises.
– C’est un peu compliqué, mais j’ai déjà pris le temps d’y réfléchir.
– Et que me proposes-tu ?
– C’est très simple. Il faudrait déjà que le peuple manifeste sa volonté (vox populi, vox Dei, Vladimir) en criant « Santo subito » comme au jour des obsèques de Jean-Paul II.
François n’eût pas le temps de finir sa phrase que déjà des cris s’élevaient tout autour du café Pouchkine. Des hommes et des femmes, brandissant le portrait de Vladimir criaient « Santo subito ». L’accent était certes déplorable, mais l’ardeur y était.
– Facile, répondit Vladimir, ensuite ?
– Nicodème. Susurra François.
– Ah non, tu ne vas pas me demander de venir à Rome ?
– Tant que ce n’est pas à Canossa, sourit François.
– C’est loin, il y fait trop chaud, et les Italiens sont un peu…
– … fourbes, comme moi, sourit de nouveau François. Mais comme tu m’es sympathique, tu peux juste me rendre hommage ici, chez Pouchkine. Après tout, l’esprit souffle où il veut.
– Mais c’est dangereux, crois-tu que je vais mourir, comme Nicodème ?
– La sainteté est toujours risquée, Vladimir. Tu as le temps d’y réfléchir, nous fixons la déclaration d’unité au 31 juillet, jour de la saint-Ignace. D’ici là, réfléchis, renonce si tu as peur, ou fais le maintenant si tu es sûr de toi, mais mon avion n’attend pas, dit François en reculant son siège pour partir.
Leurs regards se croisèrent. Vladimir vit que François le regardait miserando atque eligendo. Alors, Vladimir se leva et… La suite comme vous la voulez.
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