J’ai exposé, dans un précédent billet, quelques éléments montrant que SAIP ne pouvait fonctionner correctement en juin 2016. J’avais pointé la précipitation, l’absence de redondance, la malchance et la qualité de service.
Une récente discussion avec une personne qui était proche du projet, conjuguée à la publication de deux articles (ici et là), m’incitent à revenir sur ce qui ne pouvait être qu’une catastrophe annoncée. Ce qui pose également la question de l’aptitude du ministère de l’Intérieur à manager avec le numérique…
Le temps
Il faut encore insister sur le fait qu’au vu des délais, le projet ne pouvait aboutir dans de bonnes conditions.
Récapitulons.
Après le Bataclan, le gouvernement alloue des fonds à la lutte anti-terroriste. En bon gestionnaire public, quand on a de l’argent, il faut le dépenser dans les délais, sinon, l’argent s’en va.
Donc, scramble dans les coursives moquetées, et un projet jamais concrétisé ressort : une application pour alerter la population. Génial, grandissime et… yapluka !
Tétéoù ?
Oui, encore une fois, Lio et Jacky sont à l’honneur. Pourquoi ? Parce qu’il semble bien qu’à aucun moment du développement un chef de projet nommément désigné et titulaire des responsabilités afférentes ait été désigné. Ce qui est fâcheux.
Donc le projet lancé en janvier 2016 pour être opérationnel en juin de la même année après une batterie de tests opérationnels et techniques, a tourné en boucle jusqu’au mois de mars où un courageux (ou un anticipateur) s’est dit que si rien ne sortait, il serait tenu pour responsable.
Donc, branle-bas et tous les soirs réunion de projet à 18 heures… Car il est bien connu qu’un projet informatique ne fonctionne bien que lorsqu’il est mené à la baguette et dans le stress…
Mouches
De quoi parlait-on dans ces réunions ? De choses effectivement indispensables, et d’autres qu’il eût été judicieux d’anticiper.
Ainsi, la teneur du message diffusé a partagé les participants à ces réunions. Que dire pour faire comprendre les choses sans affoler la population ? Comment faire comprendre qu’un attentat a lieu, qu’il ne faut pas rejoindre les lieux, plutôt les évacuer, laisser les forces de l’ordre intervenir, sans pour autant effrayer la population ?
Autre sujet hautement important : la couleur des bandeaux, des messages et autres éléments graphiques. Là encore, on peut penser que le noble but des dompteurs de drosophiles était d’alerter la population sans la paniquer. Lui faire comprendre qu’un attentat était en cours, mais que c’était un attentat gentil. Commis par le Calife (méchant) mais qui s’était adouci car il le perpétrait en chantant et que la musique adoucit les mœurs.
Appli Apple CNIL
Plutôt que d’opter pour un SMS envoyé à tous les téléphones portables présents dans un rayon de x mètres autour de l’épicentre, l’application pour smartphones a été choisie. Pourquoi ? Pour ne pas encourir les foudres de la CNIL qui aurait pu s’opposer à la récupération et au stockage des données personnelles (tel le n° de portable).
A ce stade, vous vous demandez peut-être si un membre de la noble équipe projet s’est rapproché de la CNIL pour lui demander son avis. Ravalez votre question, infâme refuznik, ou vous partirez au goulag !
Et là, Apple a prouve que sa coopération avec l’État français était… perfectible. Donc appel à Apple monde, qui a répondu « f*** » en substance, Apple France n’obéissant pas à tous les ordres d’Apple monde…
Tests
Tous ces obstacles surmontés, l’industriel annonce que l’application peut être testée.
Donc le directeur de projet de facto demande à chaque direction du ministère de trouver des testeurs. Pourquoi pas, mais j’avais toujours cru qu’il fallait les désigner plutôt en début de projet, pour qu’ils le comprennent et le testent dans de bonnes conditions. Passons…
Mais là, patatras ! Qui fournit les téléphones portables, car on ne peut forcer quelqu’un à utiliser son téléphone personnel pour tester l’application. Aïe, trouver une trentaine de portables s’est avéré… compliqué…
Moins de 30 testeurs ont été trouvés, et là, re patatras ! Impossible de télécharger l’application sur l’intranet du MinInt à cause des règles de sécurité (légitimes) de l’intranet. Retard, encore…
Cher lecteur, arrivé à ce stade, ne vous asseyez pas encore pour pleurer toutes les larmes de votre corps, car il vous faut en conserver quelques-unes pour la suite.
Procédure
On fait comme si tout va bien, et on définit des procédures de déclenchement de l’alerte.
Elle aurait pu être déclenchée localement par le Préfet de département ou de région (vous savez, la proximité des services de l’État dont on nous rebat les oreilles), mais non, elle sera déclenchée par le COGIC. Problème, il n’y a parfois qu’un caporal qui veille au COGIC. Tout le monde connaît le « caporal stratégique », mais c’est un peu fort de café que des « décideurs » doivent passer par un caporal pour déclencher une alerte concernant des faits dont ils devraient être parmi les premiers témoins.
Bon, nouvelle procédure corrective pour que le COGIC diffuse l’alerte (mais pas via un caporal), et voilà Nice… La procédure est respectée, mais problème de serveurs, et il a fallu quelques délais pour qu’elle aille à son terme.
Puis Paris Notre-Dame. Et là, ce n’est pas le préfet qui alerte le COGIC, mais un membre du cabinet, non prévu par la procédure. Cric, crac, boum, on déclenche l’alerte quand même, mais ce qui est ballot, c’est que les faits n’avaient pas été vérifiés avant d’être transmis au COGIC. D’où fausse alerte…
Et cette semaine, attentat au Louvre, mais SAIP se tait…
Conclusions
- Quand un projet part mal, il y a peu de chances qu’il retrouve de bons rails.
- Être directeur de projet ne s’improvise pas, il est conseillé d’avoir d’abord travaillé sur d’autres projets à des postes subalternes, même quand on a fait toutes les écoles prestigieuses de France et de Navarre.
- Les procédures sont faites pour être suivies, sinon c’est le bazar.
- Il est indispensable de former des chefs de projet.
- Manager avec le numérique, ce n’est pas superposer un vernis numérique à un management du XIX° siècle.
- A moins de vouloir perdre son rang de pays touristique, la France doit prévoir des applications dans plusieurs langues, car tout le monde ne parle pas français ou anglais. Les procédures de grade à vue sont bien traduites dans une foultitude de langues, il doit donc être possible de traduire l’avis d’une application, non ?
Et une interrogation : peut-on arrêter de prendre les Français pour des idiots ? Car si on estime indispensable de mettre à leur disposition un système d’alerte pour les attentats, il faudra bien leur dire ce qui se passe…
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