Timeo danaos et dona ferentes (l’Enéide, Virgile) | Dans son « Mémoire de paix pour temps de guerre » Villepin illustre à merveille cette phrase célèbre. Comme tout politique pensant que ses tours oratoires ne sont pas éventés, il convoque dès ses premiers propos ses ancêtres militaires faisant remonter sa généalogie jusqu’à l’époque de Jeanne d’Arc (p 18) sans oublier de citer un grand-oncle tué près d’Alep, en Syrie, « à la tête de son char ». Mais une telle expression montre l’absence de connaissances de la chose militaire, car quand on meurt en blindé, c’est dans son char ou à la tête de son peloton ou escadron de chars, mais jamais à la tête de son char.
Si flatter les gens en montrant que l’orateur partage avec son public des éléments communs, en l’occurrence une famille militaire, avant de leur annoncer des choses désagréables est une figure de rhétorique politique classique, encore faudrait-il savoir flatter correctement. Et pour cela, un minimum de connaissance du sujet est indispensable.
Ceci étant posé, passons à son analyse de la guerre et de tout ce qui s’y rapporte. Sans doute estime-t-il que son passé de ministre des affaires étrangères et de premier ministre lui donne une légitimité suffisante pour parler savamment du tout et de ses composantes. Hélas, si le style est parfois plaisant, le fond montre qu’il discourt d’affaires qui lui sont étrangères.
Nous le voyons plus particulièrement dans la 2° partie de son « Mémoire… » intitulée Les nouvelles guerres (dont les chapitres sont Les racines du mal, Notre siècle de fer, Pour une métamorphose des armées, Endiguer la guerre : vers de nouvelles règles du jeu internationales) dont les quelques notes infra donnent un aperçu.
I De la guerre
Estimer que la guerre de Corée fut la première guerre asymétrique (p 132) peut se discuter… Tout dépend du sens que l’on donne à l’asymétrie. Peut-être la trouvons-nous à la tête d’un char ? À moins que la guerre de Corée ferme la parenthèse des guerres conventionnelles pour laisser progressivement la place aux asymétriques ? Même ce point peut être discuté, car la seconde guerre mondiale, avec sa prolifération de partisans, pourrait également y prétendre. D’ailleurs on retient (au moins en France) davantage les résistants que les troupes régulières dans la seconde guerre mondiale, et pour ceux qui ont entendu parler de la guerre de Corée, l’image est plutôt l’inverse.
Il est aussi nécessaire de s’entendre sur le sens d’asymétrique. À vouloir tout y inclure (« la guerre asymétrique se caractérise en réalité par une cascade d’asymétries (…) des rapports de force et des moyens d’abord (…) des acteurs (…) des buts (…) des mentalités), on en oublie le sens premier1, ainsi que les guerres révolutionnaires qui peuvent être également asymétriques, mais pas seulement (p 134). En outre, estimer que les guerres asymétriques se mènent avec l’assentiment des populations est réducteur, car seule une partie y consent, l’autre s’y trouve contrainte. Et le consentement contraint n’est pas un consentement…
Mais pour l’auteur ce consentement contraint existe dans la mesure où il doit être (ou sera) avalisé par les Nations Unies puisque le mandat des casques bleus devrait inclure « l’imposition de la paix contre la volonté d’une ou plusieurs parties », ce qui est, ne l’oublions pas, la justification de toutes les guerres. Aucune guerre n’a été déclarée pour elle-même, elle visait toujours la paix, et une paix bien meilleure que l’existante… Hélas, aucune piste n’est donnée quant aux moyens d’imposer la paix, et surtout de réussir cette mission.
II De ses hommes et de leur préparation
Avant que d’être faite par des robots, la guerre est encore une affaire d’hommes. C’est donc fort logiquement que ceux-ci sont évoqués, leur formation étant primordiale.
Cependant, contrairement à ce que l’auteur prétend, le technicien ne remplace pas le combattant, c’est le combat qui est devenu plus technique. Un bon technicien ayant peur du combat demeurera bon technicien mais n’en deviendra pas pour autant combattant (p 189). « Toutes les armées ont eu par le passé leurs fourriers et leurs cantinières. Ce qui était alors à la marge est désormais au centre. » Soupir… La guerre nécessite une bonne logistique, mais celle-ci ne suffit pas, sinon les USA auraient gagné toutes les leurs.
Page 193 apparaît l’idée de génie : ouvrir des écoles de guerre « à d’autres cursus civils ». Cela a tout d’une satisfaction intellectuelle car, in fine, ce sont les militaires qui combattent et mènent les guerres. Dans le même ordre d’idées, on pourrait également faire entrer de purs littéraires en écoles d’ingénieurs ou réciproquement.
La question de la formation semble primordiale, car l’influence des gens de guerre sur le président de la République, par l’intermédiaire de son chef d’état-major particulier est dénoncée (p 202) : « (…) ils limitent mécaniquement les choix du chef de l’État. » Mais, à bien y réfléchir, peut-on vraiment déplorer cette situation et en rendre les militaires responsables ? N’appartient-il pas plutôt au chef de l’État, chef des armées et responsable de l’emploi de l’arme nucléaire, de se former correctement afin d’employer les armées lorsque cela est nécessaire et non par satisfaction de « commandement », pacifiste pour les siens, et belliciste pour les autres ?
III Des armées, de leurs matériels et organisation
Ce thème est le plus abordé, car c’est celui sur lequel on peut ne pas se laisser absorber par la « technique » de la conduite de la guerre, ou celle de la formation des militaires.
Cependant, la page 191 nous plonge dans la technique : « l’arrivée du drone (…) marque la rupture de la guerre avec la géographie ». À cet aphorisme on peut encore préférer la pensée de Napoléon selon laquelle « la géographie, c’est comme les baïonnettes, on peut tout faire avec, sauf s’asseoir dessus. » Le drone permet une autre forme d’ubiquité que la radio, mais jamais la radio n’a permis une rupture du combat et de la géographie.
Laissons donc la technique et élevons-nous vers les hauteurs de la conceptualisation. Page 198 est souhaitée l’apparition d’une « armée démocratique, épousant les valeurs, les mécanismes de décision et de gestion et les demandes de sociétés démocratiques, instruites, fortement teintées d’individualisme et soucieuses de l’application du droit. » Phrase fourre-tout, mêlant le vrai et le faux qui ne peut donc qu’être insidieuse. Dans une armée, le mécanisme de décision ne peut être démocratique, même les armées dites populaires ou révolutionnaires l’ont prouvé. De même, une armée est à rebours de l’individualisme (en son sens de primauté accordée à ma personne au détriment des autres membres de mon groupe) car la défaillance de l’un peut entraîner la perte de tous. Y mêler l’instruction et le respect du droit montre le mépris dans lequel les militaires sont tenus par l’auteur de ce « Mémoire… »
La page suivante nous explique qu’une armée démocratique démoderait l’armée prompte aux coups d’État, et son modèle serait l’armée israélienne. Le raisonnement est biaisé, car n’est-ce pas le politique qui, à force de tenir l’armée à distance peut créer frustrations et envies ? Et, au fait, combien de coups d’États militaires en France ? Arrêtons de jouer à nous faire peur, même si c’est dans l’air du temps.
Stigmatiser chez les militaires « l’arrogance de l’esprit de corps et le monopole de la pensée de la guerre » serait crédible chez tout autre qu’un énarque issu de sciences po Paris, tant ceux qui ont suivi ce cursus monopolisent les postes de la fonction publique dite haute, s’arrogeant au passage le monopole des idées pertinentes. Bel exercice de diversion qui ne saurait tromper le lecteur averti.
Peut-on imaginer une armée sans statut militaire ? Selon l’auteur « la vie de caserne et le statut militaire relèvent en partie du folklore » et il faudrait même imaginer des échanges « dans les fonctions de commandement entre forces armées et administration civile afin de rapprocher les cultures et de développer l’esprit de réforme et d’innovation organisationnelle », enfin dans les armes techniques et le soutien au moins dans un premier temps. Mais c’est oublier que la réfutation de ceci a déjà eu lieu lors de la première guerre du Golfe ! Dans l’incapacité de transporter ses troupes et matériels par voie maritime militaire jusqu’en Arabie, le gouvernement a tenté de réquisitionner des navires marchands. Tout ne fut pas aussi simple. Comme nous attaquions, nous avions du temps, mais lorsqu’on nous attaquera, cela risque d’être différent.
Prolongeant ce mariage de la carpe et du lapin, il est proposé de réorganiser les armées en trois forces, selon leurs « compétences et capacités radicalement distinctes ». Nous aurions ainsi une force de défense destinée à la « défense de notre territoire et de notre peuple », une force de paix pour « accompagner la paix depuis la préservation jusqu’à la consolidation » (les leçons du Rwanda sont là), et une force de sécurité pour « assumer des missions de service public et notamment décharger l’armée et la police de certaines tâches mineures d’encadrement ». Nul doute que cette dernière force suscitera de nombreuses vocations, surtout lorsqu’on dira à ses membres qu’ils s’occuperont de tâches mineures. Sans oublier au passage (p 211) « de faire de la cyberdéfense, du spatial et de la défense technologique une quatrième arme (…) ». Arme ou armée ? La différence n’est pas neutre, et la confusion des termes montre soit l’ignorance, soit la confusion des idées…
Conclusion
Si ce livre était une chanson, je dirais que bien que la musique est parfois plaisante, les paroles sont exécrables, et que nul ne peut s’improviser auteur, quand bien même on a assisté à, ou organisé des concerts.
Vouloir à toutes forces civilianiser les armées est un exercice en cours en France, qui se fonde cependant sur le présupposé insidieux qu’il y a de moins en moins de spécificités militaires.
Peut-être l’auteur a-t-il pour objectif les troupes de l’ONU qu’il appelle de ses vœux et dans lesquelles « la part militaire de ces personnels pourrait se réduire à une minorité, laissant la place à des spécialistes de l’humanitaire, de l’ingénierie, de la communication pour agir sur le terrain au service de la paix. » Certes.
Et comme nous sommes dans le mariage de la carpe et du lapin, nul doute qu’au premier coup de feu ces troupes décamperont comme des lapins. Reste à savoir comment l’on apprêtera la carpe…
1Dans le domaine militaire ou commercial, on parle de force asymétrique lorsque les deux belligérants ou concurrents sont de taille très différente (David contre Goliath). Wikipedia