Discours de la servitude volontaire, sans bien savoir de quoi il s’agit. Justement, voici une bonne occasion de creuser un peu et de lire ce bref opuscule (une cinquantaine de pages en format poche) d’un auteur du XVIè siècle. Un classique à la langue d’autrefois. Convenons en tout de suite, la lecture n’est pas aisée car il y a une vraie distance entre le françois de jadis et celui que nous pratiquons aujourd’hui. Cependant, le texte est lisible et compréhensible sans efforts, surtout que les éditions modernes (j’ai utilisé celle de Garnier-Flammarion) donnent suffisamment de notes de bas de pages pour expliciter ce qui serait obscur. Au fond, ce n’est pas la langue qui rebute vraiment, mais surtout la composition du texte. Voici en effet un « fleuve oratoire », pour reprendre l’expression d’un critique. Une dissertation, un déroulé rhétorique, une homélie civique… En fait, un texte ramassé dont on ne voit pas le plan, un pamphlet « à l’honneur de la liberté, contre les tyrans ». L’esprit contemporain est habitué soit à des pamphlets courts, où le style se suffit pour ménager l’effet, soit à des textes plus longs mais organisés (je ne parle pas du nouveau roman, s’entend) avec des structures visibles, prises intellectuelles qui aident à poursuivre l’escalade vers un dénouement qui conclut. Point de ça ici, mais une suite d’arguments, tous un peu similaires, sans qu’on y discerne à l’abord l’organisation ou l’économie générale. Voilà ce qui rend ce texte malaisé à lire. Œuvre de culture ? oui-da puisqu’il s’agit d’une bonne façon de revenir à ces textes du XVIè, ce siècle qui donna naissance à la pensée politique moderne : Machiavel, Thomas More, Claude de Seyssel, Jean Bodin ou encore Erasme et Luther et bien sûr Montaigne, l’éditeur de l’œuvre posthume, fidèle ami de La Boétie, « parce que c’était lui, parce que c’était moi », selon la formule célèbre définissant cette amitié. La démarche générale du texte est la suivante : le constat que les peuples sont dans l’état de servitude : plus exactement, s’il est acceptable qu’un peuple obéisse à ceux qui le gouvernent, il est anormal qu’il se soumette au joug d’un seul. Cette anormalité n’est explicable qu’à une seule condition : c’est que les peuples veulent cette servitude. Il expose une théorie de la nature humaine : à la fois la diversité de l’humanité, le rôle dominant de la raison et la liberté foncière des hommes : « il ne fait pas de doute que nous soyons naturellement libres ». Dès lors, pourquoi cette tolérance à la servitude ? Relevons d’abord un présupposé chez La Boétie : celui de l’État moderne et public, distinct donc des rapports privés entre le gouvernants et les gouvernés : on est donc sorti de la société féodale où justement ces rapports privés, individuels, fondaient l’ordre public et l’organisation sociale. Nous sommes bien au XVIè siècle ! Cela sous-entend d’ailleurs un postulat de conscience politique chez les gouvernés : au fond, c’est parce que ceux-ci sont des « citoyens » (je n’ai pas relevé le mot qui est donc ici anachronique) qu’il est anormal qu’ils acceptent la servitude. L’avilissement de ces rapports politiques a deux causes : la dénaturation des gouvernés et la dénaturation des gouvernants. « C’est le peuple qui s’asservit, qui se coupe la gorge » ; quant au gouvernement, s’il est d’un seul, c’est forcément celui d’un tyran : pas de distinction entre bonne monarchie et mauvaise tyrannie, comme chez Jean Bodin. Pour La Boétie, la monarchie est tyrannie et le tyran a « la force pour ôter tout à tous ». Le pouvoir politique est dénaturé. Cela entraîne des effets calamiteux et notamment, la diffusion par les cercles concentriques de courtisans d’une corruption général au travers de la société entière. La perversion se diffuse. Attention cependant, le livre n’est pas un manifeste républicain ou un plaidoyer en faveur de la démocratie, ce qui serait des lectures anachroniques. Il y a bien une ode à la liberté, non une subversion politique. Point d’appel au meurtre ou à l’assassinat du tyran, simplement le rappel à la paix et à la loi, inspirées par la raison. Voici pour la philosophie politique. Le géopolitologue, le stratégiste peut-il y trouver du grain à moudre ? Peu, à vrai dire. Pointons cependant ce passage (pp.112-113) où il évoque la valeur des combattants dans les batailles : « qu’on mette d’un côté cinquante mille hommes en armes, d’un autre autant (…), les uns libres combattant pour leur franchise, les autres pour la leur ôter. Auxquels promettra-l’on par conjecture la victoire ? ». Évoquant ensuite les batailles de Miltiade, de Léonide, de Thémistocle pour montrer que ceux qui luttent pour leur liberté ont l’avantage : « c’est chose étrange que d’ouïr parler de la vaillance que la liberté met dans le cœur de ceux qui la défendent ». On ne peut s’empêcher de penser au Machiavel de l’art de la guerre qui appelle, quasiment à la même époque, à des armées civiques en lieu et place des armées de mercenaires. On retrouve la même idée plus loin : « entres autres choses, il dit cela, que les mauvais rois se servent d’étrangers à la guerre et les soudoient, ne s’osant fier de mettre à leurs gens, à qui ils ont fait tort, les armes en main » (135). Mais La Boétie, prudent, met une exception à cette sorte de loi, ajoutant aussitôt entre parenthèses : « (Il y a bien eu de bons rois qui ont eu à leur solde des nations étrangères, comme les Français mêmes, et plus encore d’autrefois qu’aujourd’hui, mais à une autre intention, pour garder des leurs, n’estimant rien le dommage de l’argent pour épargner les hommes) ». Un autre passage évoque les relations entre la guerre et le politique, de façon légèrement différente de l’approche habituelle, fondée sur Charles Tilly (la guerre fait l’État). « Il y a trois sortes de tyrans : les uns ont le royaume par élection du peuple, les autres par la force des armes, les autres par succession de leur race. Ceux qui les ont acquis par le droit de la guerre, ils s’y portent ainsi qu’on connaît bien qu’ils sont (comme l’on dit) en terre de conquête » (p. 121). Dans ce cas, justement, la guerre ne fait pas l’État, même si elle fait le pouvoir. Mais c’est un pouvoir abusif, selon La Boétie, non un pouvoir durable… sauf à se transmettre par succession héréditaire et obéir alors à la troisième catégorie, celle où le droit est suffisamment ancien pour légitimer le monarque. Ainsi de Denis de Syracuse que la ville chargea de conduire les armées face à l’ennemi et qui, « revenant victorieux, comme s’il n’eût pas vaincu ses ennemis mais ses citoyens, se fit de capitaine roi et de roi tyran » (p. 124). Et l’auteur d’observer le peuple, ayant perdu « sa franchise », « qu’on dirait, à le voir, qu’il a non pas perdu sa liberté mais gagné sa servitude ». Si La Boétie se réfère régulièrement à des exemples de l’Antiquité, il n’omet pas de citer les puissances de l’époque : ainsi, Venise est le modèle de la liberté (« les Vénitiens, une poignée de gens vivant si librement que… », p. 125) quand la Turquie est l’exemple de la tyrannie contemporaine. « Le grand Turc s’est bien avisé de cela, que les livres et la doctrine donnent, plus que toute autre chose, aux hommes le sens et l’entendement de se reconnaître et d’haïr la tyrannie ; j’entends qu’il n’a en ses terres guère de gens savants ni n’en demande » (p. 131). La censure entraîne la déraison et donc l’obéissance serve. Notons ceci d’une brûlante actualité : « Les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes étranges, les médailles, les tableaux et autres telles drogueries [ici, par métaphore, distraction et divertissement], c’étaient aux peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté, les outils de la tyrannie » (137). La formule vaut pour les peuples modernes, ne nous y trompons pas. Le pamphlet est une charge pour l’époque et La Boétie ne voulut pas le publier de son vivant. Aussi confia-t-il à son ami Montaigne le soin d’éditer le texte à sa mort. Cette prudence se comprend à la lecture du passage suivant, qui est une vraie charge contre la royauté française : « Les nôtres semèrent en France je ne sais quoi de tel, des crapauds, des fleurs de lys, l’ampoule et l’oriflamme. Ce que de ma part, comment qu’il en soit, je ne veux pas mécroire, puisque nous ni nos ancêtres n’avons eu jusqu’ici aucune occasion de l‘avoir mécru, ayant toujours eu des rois si bons en la paix et si vaillants en la guerre (…) ; et encore, quand cela n’y serait pas, [cette dernière précision ruine l’apparente loyauté de l’auteur….], si je ne voudrais pas pour cela entrer en lice pour débattre la vérité de nos histoires [autrement dit : il est possible d’en débattre !], ni les éplucher si privément etc. » (143), « mais je ferais grand tort de lui ôter maintenant ces beaux contes du roi » (144). C’est dit, toute monarchie est tyrannie, il n’y a pour notre auteur aucune exception à cette règle. Voici donc un des grands textes politiques français du XVIè siècle. Il faut le lire à la lumière de deux autres : La grande monarchie de France, de Claude de Seyssel (1519), et les Six livres de la République de Jean Bodin (1576). Le Discours fut publié anonymement vers 1570 puis plus officiellement vers 1576. Il ne s’agit pas d’un traité de politique, on l’a vu, mais l’œuvre littéraire composée sous le coup de l’émotion par un de nos brillants auteurs. Cette œuvre repose sur des prémices philosophiques qui le rendent très modernes : c’est d’ailleurs cette prescience qui en fit la gloire et continuent de faire de La Boétie une étoile de notre firmament littéraire. Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Flammarion, 2016. O. Kempf]]>