À ma gauche Nicolas Machiavel, de son vrai nom d’origine Niccolò Machiavelli, penseur et acteur politique italien (1469-1527) ; à ma droite Montesquieu, ou plus exactement Charles Louis de Secondat, penseur et magistrat français (1689-1755). Deux éminentes personnalités confrontées au sein du Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu en un dialogue de très haute tenue sur le rôle des institutions, de ses mécanismes et des hommes qui en actionnent ou démantèlent les rouages.

 

L’auteur, Maurice Joly (1829-1878) n’a bien évidemment pas connu ces deux personnages, mais il les oppose par le truchement d’un genre littéraire trop peu répandu. L’œuvre fut rédigée et publiée sous Napoléon III alors que le régime dit du Second Empire penchait plus ostensiblement vers le camp réformateur depuis les élections législatives de 1863 mais conservait encore son caractère autoritaire. Imprimé en Belgique, le dialogue attisa l’ire des censeurs et le coupable fut vite retrouvé. Maurice Joly fut condamné et emprisonné, ce qui l’intronisa comme figure de l’opposition républicaine d’avant la guerre franco-prussienne.

 

Faire discourir Machiavel et Montesquieu n’est pas anodin : l’un comme l’autre sont les chantres de courants politiques ayant marqué l’histoire européenne. La confrontation qui se déroule dans un entre-monde où pénètrent un flot continu de nouvelles âmes errantes prend une consistance toute particulière en un tel décor car depuis leur propre nécropole, les deux protagonistes dissertent sur le monde des vivants qu’ils observent, donnant force à une collision de positions philosophiques.

 

Nombreux sont les passages emblématiques de cette opposition, la première tenue par Montesquieu :

Ce ne sont pas les hommes, ce sont les institutions qui assurent le règne de la liberté et des bonnes mœurs dans les États. De la perfection ou de l’imperfection des institutions dépend tout le bien, mais dépendra nécessairement aussi tout le mal qui peut résulter pour les hommes de leur réunion en société.

Et plus loin :

Je vous déclare qu’avec une presse libre, un ministère responsable, s’appuyant sur une Chambre, expression véritable d’un suffrage libre, vous serez, en vertu de la réaction qui s’attaque à l’origine de votre pouvoir [despotique], renversé au bout de six mois et couché à terre.

La seconde proférée par Machiaviel :

Sans doute j’ai peu d’admiration je l’avoue, pour vos civilisations à cylindres et à tuyaux ; mais je marche croyez-le bien, avec le siècle ; la puissance des doctrines auxquelles est attaché mon nom, c’est qu’elles s’accommodent à tous les temps et à toutes les situations.

Ou encore :

Tout peut se faire en politique, à la condition de flatter les préjugés publics et de garder du respect pour les apparences.

 

Constitution, presse, magistrature, budget, armée… l’échange entre les deux géants de la pensée politique se poursuit au fil des pages avec un talent admirable de Maurice Joly pour accoler au bordelais une suffisance aristocratique bienveillante et au florentin l’accent d’une rouerie élevée à l’état d’art. Montesquieu en arrive pratiquement à être assimilé à un conservateur, rigide sur les questions de gouvernance politique, au profit d’un Machiavel souple dans son allocution et ses préconisations.

 

L’angle d’attaque étant significativement le même pour les thèmes abordés : les hommes façonnent les institutions et lorsqu’ils en héritent, de manière usurpée ou non, ils peuvent les tourner à leur profit sans craindre le courroux populaire. Tout est affaire de perspective, de dosage et de psychologie sociale. C’est bien tout l’attrait du dialogue qui est moins de démonter L’esprit des lois au profit du Prince que d’affermir le propos suivant : les sociétés ne sont pas immuables, les forces qui œuvrent à l’extérieur mais plus encore à l’intérieur sont susceptibles de pervertir l’esprit premier des textes. Si la notion de bien est centrale chez Montesquieu, celle de pouvoir l’est pour Machiavel.

Comme il est mentionné par la bouche du diplomate :

Un petit nombre de combinaisons savamment ordonnées suffit pour changer complétement la marche des pouvoirs. Exécrant les révolutions, l’habile florentin tient à concentrer les pouvoirs sans pour autant rendre les manettes inflexibles, donc susceptibles de se briser à la survenance de pressions populaires trop fortes :

Je ne fixerais que ce qu’il est impossible de laisser incertain.

 

L’enseignement de ce dialogue résonne encore de nos jours car son propos se veut intemporel et non circonstancié. Loin d’être enferré dans une époque, le Dialogue aux enfers demeure éminemment contemporain.

Car si l’on se penche sur la société occidentale, cent cinquante ans après cet écrit, l’on ne peut qu’être frappé de la persistance de certaines méthodes gouvernementales et du cynisme qui prévaut. Le gouvernant pour régner doit affaiblir le corps social, le diviser et le maintenir en sujétion.

 

Sur le rôle prépondérant du lieu de résidence, le Dialogue aux enfers met en exergue ces éléments de différenciation, en spécifiant bien clairement le hiatus entre les villes et les campagnes (ce que l’on nommerait de nos jours la périphérie) tant du point de vue du vote que des réactions. Et Machiavel de s’appuyer sur les forces extérieures de la capitale pour contrebalancer le poids de l’opinion trop important de celle-ci, à condition de stimuler ou canaliser celles-ci :

Vous voyez que l’opinion de la capitale n’est pas faite pour me préoccuper. Elle sera en retard, quand il le faudra, sur le mouvement extérieur qui l’envelopperait, au besoin, à son insu.

 

Maurice Joly évoque aussi la traque comme l’utilisation des ligues, ce que l’on nommerait de nos jours associations, dont la reconnaissance serait encadrée de certaines conditions écartant les plus véhémentes en dépit de la légitimité de leur action tandis que celles qui auraient une quelconque influence ne le devraient qu’avec l’appui officiel secondé par le denier public. Le pouvoir irriguant et dirigeant les organisations susceptibles de devenir factieuses pour les unes et les employant pour ses œuvres politiques sous couvert de revendications légitimes pour les autres.

Comment ne pas y voir là une étonnante contemporanéité au regard de l’emploi de minorités actives regroupées au sein d’organisations politiques ou de défense d’intérêts divers et dont l’écoute par le pouvoir est en toute logique conforme à ses propres attentes sans quoi celles-ci auraient été interdites en amont ou privées de financement mais aussi amédiatisées en aval ?

 

Autre sujet brûlant nous ramenant au début du XXIème siècle, l’emploi de lois d’airain dérogatoires aux principes de libertés publiques et individuelles. Le propos que Joly fait tenir par Machiavel sur le sujet est sans ambages :

Il est bon que vous sachiez d’abord que je n’aurai pas besoin de décréter un grand nombre de lois sévères, dont je poursuivrai l’application. Beaucoup d’entre elles existeront déjà et seront encore en vigueur car tous les gouvernements libres ou absolus, républicains ou monarchiques, sont aux prises avec les mêmes diffcultés ; ils sont obligés, dans les moments de crise, de recourir à des lois de rigueur dont les unes restent, dont les autres s’affaiblissent après les nécessités qui les ont vues naîtres. On doit faire usage des unes et des autres ; à l’égard des dernières, on rappelle qu’elles n’ont pas été explicitement abrogées, que c’étaient des lois parfaitement sages, que le retour des abus qu’elles prévenaient rend leur application nécessaire. De cette manière le gouvernement ne paraît faire, ce qui sera souvent vrai, qu’un acte de bonne administration.

Plus loin dans le texte, un autre passage sur la justice corrobore cette vision :

C’est toujours comme dispositions transitoires que l’on insère dans les lois de telles exceptions, mais les époques de transition une fois passées, les exceptions restent, et c’est avec raison, car lorsque l’ordre règne, elles ne gênent point, et quand il est troublé, elles sont nécessaires…

Il y aura peut-être des complots vrais, je n’en réponds pas ; mais à coup sûr il y aura des complots simulés. À de certains moments, ce peut être un excellent moyen pour exciter la sympathie du peuple en faveur du prince, lorsque sa popularité décroît. En intimidant l’esprit public on obtient, au besoin, par là, les mesures de rigueur que l’on veut, ou l’on maintient celles qui existent.

 

Quant à la presse, comme il est préconisé dans le Dialogue aux enfers, ce ne sont ni les journalistes en tant que personnes physiques (sauf exceptions notables) ni le journalisme en tant que corporation qui sont visés mais uniquement l’entreprise en tant que personne morale. Le but étant de susciter à la fois l’auto-censure par l’assurance d’une veille permanente par le pouvoir des écrits et la contrainte budgétaire en enjoignant les organes de presse à la sujétion financière. Et Joly de préciser que l’usage intensif d’hommes d’expérience et de spécialistes par le gouvernement, soit directement soit indirectement,  est une des facettes pour discréditer le journalisme en le renvoyant dans son langage approximatif. Une manière de le décrédibiliser avec l’appoint d’une voix technique, dont la partialité est suffisamment fardée pour qu’elle conserve tout son impact.

 

En matière de finances publiques, Montesquieu a beau jeu de professer que :

Les pouvoirs politiques n’ont pas le droit de faire de la popularité avec les deniers de leurs sujets. Les revenus publics ne sont pas autre chose qu’une cotisation collective, dont le produit ne doit servir qu’à des services généraux.

Son contradicteur italien est suffisamment retors pour en détourner l’esprit, y compris sur ce point névralgique qu’est l’impôt :

Je sais que l’impôt fait crier ; si celui que l’on a établi gêne, on en trouve un autre, ou l’on rétablit le même sous un autre nom. Il y a un grand art, vous le savez, à trouver les points vulnérables de la matière imposable.

En  matière d’emprunt ou de placement dans des obligations d’État, le réalisme est de même et l’on peut que songer au succès de l’épargne même lorsque les taux d’intérêt sont abaissés à une limite annihilant quasiment tout profit :

Les rentiers ont leurs habitudes ; leurs fonds sont placés ; ils ont confiance dans l’État ; ils aiment mieux un revenu moindre et un placement sûr.

Après tout, comme Machiavel le précise fort limpidement, la forme suffit à transfigurer le fond :

Mon Dieu, je ne prétends pas que, sous le rapport financier, mon administration n’aura pas quelques côtés critiquables, mais, quand les faits sont bien présentés on passe sur beaucoup de choses. L’Administration des finances est pour beaucoup aussi, ne l’oubliez pas, une affaire de presse.

 

Les élections passent aussi sur le grill du florentin. Ce dernier se faisant fort de procéder à une explication où divers artifices lui permettent d’exercer son contrôle « attentif ». Par exemple en redécoupant les circonscriptions de sorte à ce que les plus enclines à voter en sa défaveur soient fusionnées avec icelles qui lui resteraient fidèles. Ou encore l’obligation de ne choisir qu’un seul député, sous prétexte d’éclaircir le résultat mais surtout de diminuer l’opposition en prenant en considération que le pouvoir en place bénéficie ou s’octroie une structure favorable à ses candidats. Et quand bien même quelques élus contestataires en viendraient à prendre place sur les bancs de l’assemblée, la parade serait rapidement trouvée par un entrelacs de procédures destinées à museler l’émergente opposition. Le tout avec l’apparence consommée des règles démocratiques.

 

Loin de prohiber l’enseignement ou de le restreindre, Machiavel entrevoit de l’employer à ses propres fins :

Les universités renferment des armées de professeurs dont on peut, en dehors des classes, utiliser les loisirs pour la propagation des bonnes doctrines. Je leur ferais ouvrir des cours libres dans toutes les villes importantes, je mobiliserais ainsi l’instruction et l’influence du gouvernement.

D’une pierre deux coups : flatter le corps professoral souvent susceptible et orgueilleux en un premier temps et s’offrir de multiples relais de communication efficients au sein des villes souvent contaminées par l’esprit de rébellion.

 

Dialogue aux enfers est passionnant, et s’offre au lecteur comme un manuel de stratégie politique. S’il n’est pas aussi virulent que d’autres écrits – songeons à l’Arthashâstra – il n’en demeure pas moins suffisamment sulfureux pour la réfutation très subtile des principes fondateurs des sociétés démocratiques modernes, renforcée par un art consommé de la rhétorique sur la base des écrits des penseurs se faisant face par la plume vigoureuse de Maurice Joly.

 

Trois bémols peuvent être adressés à cette œuvre.

Le premier tenant à l’usage d’un Montesquieu trop souvent effacé, peu avare de saillies ironiques mais avec de trop rares apports constructifs. En somme le dialogue est proche d’un monologue tant la figure tutélaire de Machiavel ne fait aucun doute. Certes, la tirade finale de Montesquieu est enlevée par sa verve et sa dignité, elle n’en a pour autant pas la force de persuasion de sa némésis du moment qui accapare la majorité de l’échange.

L’autre limite tient à quelques indications surannées, telle l’influence du clergé qui, si elle était réelle dans les années 1860, s’est étiolée au fil du temps en se banalisant, laissant place à d’autres prêtres et de nouvelles idoles dont le consumérisme est particulièrement prodigue. L’influence de l’Église n’est plus aussi prépondérante que sous le règne de Napoléon III (surtout au travers de son épouse Eugénie de Montijo), tout au plus peut-on en retenir que la religion n’est pas forcément un obstacle pour un pouvoir ambitieux et matois qui saura domestiquer à son profit ses velléités d’indépendance et d’influence par la discorde, la protection, le discrédit, le schisme etc.

Et enfin, un tropisme juridique un peu trop prononcé en certains passages, ce qui risque de perdre le lecteur peu au fait du byzantinisque jargon des professionnels du droit.

 

Dialogue aux enfers est-il dérangeant? C’est là une réponse difficile tenant à la perspective avec laquelle on aborde l’échange. Joly fut un proscrit républicain sous le régime de Napoléon III ;fort de son bagage intellectuel et de son expérience politique, il en a tiré des enseignements qu’il a souhaité transposer en une confrontation de haute volée. L’auteur tient principalement à insister sur un point : croire qu’un régime peut être immuable par delà le temps en raison de fondations constituées par un socle de valeurs prétendus universelles est illusoire. Toute l’intelligence du dirigeant ambitieux est de se fondre dans le moule de ces institutions en les remodelant à sa guise au fil du temps. En corollaire, la croyance qu’un changement brutal de régime serait le principal danger est démontée au travers de la démonstration :

Comment aujourd’hui renverse-t-on les gouvernements? Par des disctinctions légales, par des subtilités de droit constitutionnel, en usant contre le pouvoir de tous les moyens, de toutes les armes, de toutes les combinaisons qui ne sont pas directement prohibées par la loi.

Ce à quoi répond Montesquieu non sans un brin d’humour :

Ce n’est plus contre les factions de votre royaume, c’est contre l’âme même de l’humanité que vous finirez par conspirer.

Machiavel l’avoue malgré tout entre les dents, il y aura toujours des limites à tout pouvoir tenté par l’omniscience, car comme Joly lui fait si bien dire :

Parce qu’il y a toujours, dans le fond de la société, des activités souterraines sur lesquelles on ne peut rien quand elles ne se formulent pas.

 

Ce faisant, et dans un couplet très symptomatique, le chantre du réalisme politique dévoile un élément essentiel de sa politique, le terreau dans lequel il naît :

Non, je ne suis pas un Saint Vincent de Paul, car mes sujets ont besoin, non pas d’une âme évangélique, mais d’un bras ; je ne suis pas non plus ni un Agésilas, ni un Lycurgue, ni un Gracque, parce que je ne suis ni chez des Spartiates, ni chez des Romains ; je suis au sein de sociétés voluptueuses, qui allient la fureur des plaisirs à celle des armes, les transports de la force avec ceux des sens, qui ne veulent plus d’autorité divine, plus d’autorité paternelle, plus de frein religieux. Est-ce moi qui ai créé le monde au milieu duquel je vis? Je suis tel, parce qu’il est tel. Aurais-je la puissance d’arrêter sa pente? Non, je ne peux que prolonger sa vie parce qu’elle se dissoudrait plus vite encore si elle était livrée à elle-même. Je prends cette société par ses vices, parce qu’elle ne me présente que des vices ; si elle avait des vertus, je la prendrais par ses vertus.

Si le dirigeant est « machiavélique » et dispose de la capacité de manoeuvrer comme il l’entend dans le seul intérêt de la pérennité de son pouvoir, ne le doit-il pas non à une insuffisance systémique mais à une déliquescence de l’esprit général, incapable de résister à des pressions extérieures ou à des désordres intérieurs pour s’en remettre à un léviathan dont le rôle serait bien plus de gérer que de diriger? En somme il est impératif d’éviter de confondre cause et conséquence.  

En définitive, le texte de Joly en dépit de quelques passages inégaux, se doit d’être lu pour l’apport et la réflexion qu’il engendre vis à vis des constructions politiques modernes, mettant à nu leur fragilité intrinsèque et la facilité de les dévoyer de leur esprit premier par une stratégie implacable et insusceptible de reproche par le plus grand nombre. Ou comment le nom d’un régime ne saurait être le seul garant de son intégrité.

   

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