Le numérique est un terme à la mode, ce qui rend son emploi peu original, notamment lorsqu’il est associé au terme fracture, étant entendu que la résorption de la fracture numérique doit être une lutte de chaque instant.
Selon wikipedia, cette fracture numérique consiste en la disparité d’accès aux technologies informatiques, notamment Internet. Cette définition intégralement reprise par l’IRA de Nantes nous fait une fois de plus regretter que l’emploi du terme numérique est symptomatique du grand flou du vocabulaire précédemment relevé dans les billets ici et là. Si d’aventure on se penche sur les chirurgies présidentielles et gouvernementales précédentes, nous constatons que, si Jacques Chirac a été élu en 1995 en promettant notamment de réduire la fracture sociale, le succès de l’opération chirurgicale promise a été pour le moins relatif, ce qui n’est pas de bon augure pour celui de la résorption de la fracture numérique…
La grande différence entre ces deux fractures résiderait-elle dans le fait que depuis le 17 décembre 2009, une loi relative à la lutte contre la fracture numérique a été publiée au journal officiel ? Las ! son objet était de fournir la télévision numérique aux Français et, pour cela, d’instituer dans chaque département une commission de transition vers la télévision numérique (article 4).
Plus récemment, le 20 décembre dernier à l’occasion d’une séance de questions au gouvernement, Dominique David (députée REM) a demandé au gouvernement de détailler les mesures qu’il envisageait pour « toucher, orienter et inclure les nombreux Français qui sont dans la précarité numérique. »
Après la fracture, voici la précarité numérique…
À quoi aurons-nous bientôt droit sachant que le numérique doit déjà être inclusif ou ne sera pas ?
Nous le voyons à la frénésie lexicale qui s’est abattue sur notre époque, le numérique est un sujet de grand intérêt, d’ailleurs notre gouvernement s’y intéresse et s’investit dans la résorption de sa fracture avec volontarisme.
« En même temps », des sénateurs se sont demandé si la France via l’Union européenne, ne serait pas en passe de devenir une colonie numérique. Ce qui signifie que, sans jamais définir correctement ce qu’est le numérique, la numérisation peut aussi être vue comme une forme de colonisation.
Mais alors, si c’est une colonisation, elle a forcément ses indigènes, ceux qui en souffrent, ne la supportent pas, voire résistent à sa propagation…
L’objet de ce billet est d’évoquer le sort de ceux que l’on peut appeler « les indigènes du numérique », à savoir les personnes qui se retrouveront aux périphéries du numérique soit que par un mouvement :
- involontaire, elles ne savent pas (ou mal) utiliser l’informatique ;
- volontaire, elles veulent se tenir à l’écart de cette transformation, sans forcément adopter le mode de vie des amish.
Le problème de l’État sera alors, pour reprendre la novlangue à la mode, d’inclure ces personnes dans ses préoccupations et de leur adapter les mesures qu’il prendra.
Le débarquement et l’implantation du numérique
Nous l’avons écrit dans les billets précédemment cités, le numérique ne peut apparaître et se développer qu’une fois que les transformations informatique et cyber, deux transformations principalement techniques, ont eu lieu. Mais contrairement à elles, il a de fortes implications managériales, ce qui le rend porteur d’une nouvelle organisation, au moins potentielle.
Qu’on adopte ou non cette nouvelle organisation est une autre histoire, mais refuser cette adoption ne suffit pas à démontrer l’absence de dimension managériale dans le numérique. Les sénateurs, dans le rapport précédemment cité, soulignent d’ailleurs le fait que le numérique défie la vieille Europe : il ébranle la puissance économique traditionnelle en captant la valeur et en bouleversant secteurs et marchés ; il se joue de l’impôt et exploite la concurrence fiscale entre États membres de l’Union européenne ; il défie les règles de droit et fait advenir dans le cyberespace des règles concurrentes aux règles étatiques. En résumé, le numérique modifie le management de l’État.
Si le numérique est décrit principalement comme un facteur d’améliorations, paradoxalement ses propagateurs ne précisent pas lesquelles, montrant ainsi les lacunes non seulement de leur discours, mais aussi de leur compréhension du sujet. Car toute amélioration apporte des changements, quels que soient leur amplitude et leur impact.
Ce faisant, cette ignorance peut passer pour un mouvement volontaire de camouflage de sujets graves (puisque si les propagateurs du discours sont intelligents et qu’ils ne disent pas tout, c’est qu’ils ont des choses à cacher), ce qui ne peut qu’engendrer de la défiance envers le sujet du discours et ses porteurs.
Implanter quelque chose de nouveau dans une société déjà existante est toujours une affaire difficile et risquée. Pour s’en persuader, il n’y a qu’à passer en revue les mises en œuvre de projets qui génèrent toutes une résistance au changement, ou, puisque nous avons parlé de colonie numérique, l’histoire des conquêtes et colonisation qui peut aussi nous servir d’exemple.
Plusieurs questions se posent alors.
L’une d’elles est de savoir si cette implantation s’effectuera de manière progressive ou brutale. Ses propagateurs partiront-ils « à la conquête des cœurs » pour reprendre le terme d’Auguste Pavie, ou l’imposeront-ils par le fer et par le feu ?
Une autre de savoir si les organisations vont vraiment se transformer ou si elles vont sacrifier au discours à la mode sans rien changer de leur façon de faire. Des exemples récents laissent penser que ce dernier cas de figure est mis en œuvre par certaines entreprises.
Enfin, à qui profitera la transformation des services ? Aux utilisateurs, aux employés des services, aux deux ? Ou ne sera-t-elle qu’une source d’enrichissement sur le dos des clients, comme le lamentable niveau de services rendus peut le laisser penser ?
Les indigènes
Puisque ce changement générera une résistance (c’est un classique du management), c’est dans la manifestation de cette résistance que nous allons rencontrer les « indigènes du numérique », lesquels vont se répartir en plusieurs catégories :
- ceux qui s’y opposent fermement, par conviction ou idéologie ;
- ceux qui ne savent pas exactement de quoi il s’agit, et qui vont donc s’y opposer au moins un temps ;
- ceux qui sont dans l’incapacité de vivre avec ce changement, parce qu’ils n’ont pas les moyens (humains, intellectuels, matériels, etc.) de s’y adapter ;
- par la suite, nous assisterons également à une résistance partielle au numérique, à savoir une adaptation générale à ses usages, mais une volonté de ne pas le laisser prendre possession de toutes les sphères de sa vie ou de celle des membres de sa famille. C’est notamment le cas des patrons et responsables des « entreprises du numérique » qui contrôlent strictement l’usage que leurs enfants font des ordinateurs, tablettes et smartphones.
Passons rapidement sur les deux premières catégories, assez classiques dans la mesure où le refus de certains est parfois presque dogmatique et attardons nous davantage sur les deux dernières catégories citées.
La troisième catégorie est intéressante, car elle regroupe les personnes qui, quoi qu’on fasse pour elles, ne parviendront jamais à vivre de manière autonome dans un environnement numérique. En font partie les personnes dépourvues de l’instruction numérique minimale, par défaut de capacité intellectuelles ou cognitives. Me revient à l’esprit, lorsque je les évoque, ce mot d’un dirigeant chinois rapporté par le directeur sûreté d’une entreprise française. Le Chinois expliquait au Français que, quoi qu’on fasse, entre 5 et 10 % de la population d’un pays était incapable d’avoir une instruction suffisante pour être totalement autonome. Il poursuivait en expliquant que l’Occident avait choisi pour ces personnes les allocations chômages, alors que la Chine avait conservé le principe des travailleurs journaliers… Le même type de constat est possible pour le numérique, la solution adoptée mérite réflexion.
S’ajoutent cependant à ces personnes toutes celles qui, malades ou handicapées ne pourront vivre dans ce type d’environnement, ainsi que les incapables juridiques.
La quatrième catégorie mérite également notre attention, car bien que contrairement à la précédente elle dispose des capacités pour évoluer aisément dans un monde numérique, elle choisit de s’en extraire temporairement, exerçant ainsi son « droit à la déconnexion » tant vanté dernièrement. Ces personnes adoptent également les préconisations des patrons des entreprises numériques citées supra en ne donnant à leurs enfants qu’une faible ration numérique quotidienne. Elles poussent ainsi à son terme la logique de la liberté que promeut et permet le numérique.
Si les logiques des deux dernières catégories d’indigènes du numérique citées diffèrent, elles posent cependant un problème de même nature à l’État : que faire de ces personnes, alors que le mot d’ordre de la République est « intégration », voire inclusion ?
Dit autrement, peut-on intégrer de force des personnes dans une transformation sociétale, que ce soit contre leur volonté ou en dépit de leur incapacité à se fondre dans les nouveaux standards sociétaux ?
L’intégration à marche forcée est intellectuellement envisageable pour ceux qui en ont les capacités (donc la dernière catégorie citée), impossible pour les autres. Dans les faits, elle reviendrait à informatiser tous les services, ce qui instaurerait de facto une « taxe d’entrée » à leur usage : n’y accéderaient que ceux qui en ont les capacités (intellectuelles, financières, etc.). Il faudrait donc s’y soumettre ou vivre de manière marginale. Mais cela ne ferait que repousser le problème, car à moins de mettre sur pieds des escadrons de la mort, il faudra bien subvenir aux besoins minima de ces réfractaires au numérique.
Une autre possibilité serait d’instaurer une ségrégation numérique, la vie « normale » étant numérique, des réserves dénumérisées demeurant à la disposition de ceux qui souhaitent se déconnecter. Là aussi, il faudrait cependant prévoir des services adaptés à ces réserves, ne serait-ce que pour éviter les contestations trop violentes. Les travaux à mener seront lourds, et lorsqu’on constate le récent bug du fichier des cartes grises, nous pouvons nous demander si notre pays est parti sur la voie d’une telle coexistence. D’autant que ces services de substitution devront pouvoir être disponibles à toutes les étapes de la vie afin de subvenir notamment aux besoins des malades. Mais la logique de la ségrégation veut qu’il faudra un jour choisir définitivement son camp, numérique ou non, et les passages de l’un vers l’autre seront interdits, ce qui au bout d’un moment soulèvera la question des escadrons de la mort précédemment évoquée.
Une dernière possibilité réside en l’élévation progressive du niveau des indigènes du numérique et en l’adaptation à leur niveau des services offerts, afin qu’ils puissent accéder sans problèmes à l’ensemble des services proposés. Cela nécessitera cependant des moyens importants de conception, développement, mise en œuvre, et posera à terme la question de l’éventuelle préservation d’une culture mise en danger par cette numérisation.
Conclusion
Les questions soulevées par cette problématique des indigènes du numérique sont essentiellement politiques, car elles questionnent l’État au plus profond de ses intentions : comment veut-il (ou peut-il) préparer sa population au changement en cours de la numérisation ?
Poser cette question revient implicitement à reconnaître la composante managériale de la numérisation, car l’État centralisateur français est confronté à un problème inédit, celui de la résistance potentielle d’une part non négligeable de ses citoyens à ses injonctions.
Or la numérisation pousse à son terme les idées de départ de la création de l’internet : plus d’autonomie, plus de liberté, plus de décentralisation. Nous voyons donc bien qu’un État numérisé centralisé s’apparente davantage à l’oxymore qu’à l’évidence, quand bien même la centralisation d’une société numérisée est intellectuellement concevable. Mettre en pratique cette conception intellectuelle risque cependant de conduire à un rapport de forces qui ne sera pas toujours en faveur de l’État.
Car, sans estimer que la résistance à la numérisation de la société peut donner lieu à des révoltes telles que celles qui ont été dénommées « printemps arabes », il n’est pas déraisonnable de penser que la résistance à cette volonté centralisatrice se développera sous la forme de ZAD (pour zones à déconnecter, bien sûr).
La solution extrême serait-elle de définir une nouvelle forme d’homme, adapté au numérique par essence ou par construction ?
L’Histoire nous apprend que toutes les tentatives politiques de créer un « homme nouveau » ont été des échecs fracassants, l’homo sovieticus en est un des plus beaux exemples. Ne serait-il alors pas judicieux de respecter chacun pour ce qu’il est (et non pour ce qu’il fait), de réellement décentraliser en pariant sur les compétences de chacun, ce qui est de nature à engendrer la confiance ? Il s’agirait en bref d’œuvrer à une réelle numérisation et non à une simple informatisation.
Cette question des indigènes du numérique soulève celle de la place de l’Homme dans la société, et donc celle de sa définition : le numérique lui est-il forcément adapté, le transhumanisme ou l’homme augmenté est-il l’avenir de l’homme et quelle est la place des plus faibles dans la société ? Pour plagier Henri Hude « l’homme numérisé ne doit pas devenir le cheval de Troie de la politique du surhomme1. » Car, comme il le précise ultérieurement, « si on fait un surhomme, on fait automatiquement des sous-hommes. »
In fine se pose également la question des actuels dirigeants qui risquent de voir leur pouvoir confisqué par les techniciens visionnaires, qui eux, comprendront et maîtriseront la technique. Ce qui donnera lieu à de nouvelles luttes de pouvoir et d’influence.
À l’ère de la numérisation, les querelles de pouvoir s’annoncent encore bien classiques…
1Réflexion éthique sur le soldat augmenté : vers une interdiction conventionnelle ? In Les cahiers de la Revue de la Défense Nationale, le soldat augmenté, p 205.