Actuellement la formation des membres des forces de l’ordre repose essentiellement sur le droit pénal. Si cela apparaît non dénué de fondement au vu de leurs missions répressives, ce point de départ a plusieurs conséquences pratiques :
- cela les axe principalement sur l’aspect répressif de leur mission ;
- comme ils ne consacrent pas leur vie entière au droit, ils peuvent être vus par les professions judiciaires comme des amateurs cherchant parfois à se hausser vainement au niveau des professionnels.
La conséquence de ce deuxième point est que, dès le commencement de leur exercice professionnel, ils sont confrontés à un problème de positionnement. Car les mêmes attitudes que celles décrites par Norbert Elias dans la société de cour sont encore à l’œuvre : une absence de regard d’approbation de la part de celui qui détient le pouvoir (ou le savoir), et voilà la disgrâce…
Pourtant, il serait temps que les intéressés s’en persuadent : ils ne seront jamais considérées comme de vrais juristes par ceux qui estiment l’être (magistrats, avocats).
Mais est-ce un réel problème ?
Pas nécessairement si l’on considère que certains criminels, et non les moindres, tombent à cause de la commission d’infractions spéciales. Ainsi, Al Capone est tombé pour fraude fiscale, Eliot Ness étant d’ailleurs un agent du Trésor américain et non un éminent juriste.
Cet emblématique résultat montre que la connaissance du droit pénal, si elle est un moyen nécessaire, n’est pas le moyen suffisant pour faire tomber les criminels. D’autre ressorts existent, ils ont d’ailleurs été mis en œuvre lors de la création des GIR qui mêlent membres des forces de l’ordre et participants d’autres administrations. Ainsi, l’évasion fiscale (les yeux dans les yeux, je n’ai pas de compte en Suisse… depuis qu’il est à Singapour), l’oubli de payer des impôts parce qu’on est dépressif ainsi que la phobie administrative sont certes passibles des tribunaux, mais ces infractions sont rarement enseignées dans les écoles de formation des forces de l’ordre.
Ce constat soulève par conséquent la question fondamentale de déterminer ce contre quoi les forces de l’ordre doivent lutter, point qui déterminera la nature de leur formation.
La réponse est évidente, c’est contre le crime et les criminels, quelles que soient les formes que l’un et les autres prennent, que les forces de l’ordre doivent lutter.
Alors, à l’instar des armées qui étudient leur ennemi et les différents moyens de le battre, les forces de l’ordre ne devraient-elles pas étudier en priorité leur adversaire et tous les moyens de prouver ses malversations, le droit pénal n’étant qu’un des nombreux moyens à maîtriser pour en venir à bout, de même que l’artillerie est l’un des nombreux moyens utilisés pour combattre un ennemi ?
À quoi former ?
Accepter ce constat de départ, à savoir qu’il est indispensable de se focaliser sur le crime plutôt que sur le droit pénal revient à poser explicitement la question de l’étude du crime. Car au-delà de la déclaration d’intention ou des protestations outragées (mais bien sûr que nous le faisons depuis longtemps, enfin, voyons, vous n’y connaissez rien!) il s’agit de déterminer les axes à partir desquels le phénomène criminel polymorphe, évoluant avec le temps (certains phénomènes prennent de l’importance quand d’autres en perdent), doit être étudié. Sur quoi faut-il donc se concentrer lorsqu’on veut étudier le crime ; en résumé quelles sont les caractéristiques communes entre un tueur à gages et un escroc professionnel ?
Cette dernière question peut sembler constituer un défi. Sa difficulté doit cependant être relativisée dans la mesure où il existe bien des écoles de commerce.
Quel rapport ?
Justement, quel rapport entre la production et la vente de caramels mous et celle de voitures ou d’ordinateurs ?
Plusieurs justement : la stratégie (il en faut une pour développer son entreprise), le marketing (quels messages vont convaincre le public), la gestion de son image et de sa réputation, la gestion des ressources humaines, le recours à la sous-traitance, etc.
Or, si l’on étudie bien la question, le crime est un business comme un autre, la légalité mise à part.
Quel est l’objectif des criminels ? Gagner de l’argent et faire fortune à peu de frais, en utilisant les moyens que les concurrents (à la fortune matérielle) délaissent, à savoir les moyens illégaux.
Ce qui revient à modifier entièrement la façon dont le crime est abordé jusqu’à présent, puisqu’il l’est essentiellement sous l’aspect des moyens qu’il utilise. Or les moyens ne définissent pas une stratégie, ils permettent de la réaliser. Il faut donc se donner les moyens de sa stratégie, car n’envisager que la stratégie de ses moyens revient à se condamner à plus ou moins court terme. Comme le préalable à l’élaboration d’une stratégie est la possession d’une certaine culture, il est de ce fait indispensable que les membres des forces de l’ordre acquièrent une culture du phénomène criminel, de ses ressorts, ses manifestations et ses auteurs au fil du temps.
Et si on ne peut négliger le fait que certains criminels manquent de professionnalisme (heureusement pour les forces de l’ordre d’ailleurs), d’autres prospèrent paisiblement en ayant des conditions de vie peu communes avec celles de la moyenne de la population nationale.
Corollaire de ce qui vient d’être avancé, il faudra, avant de dispenser un enseignement quelconque sur le crime, l’étudier en profondeur pour mieux le comprendre.
Au-delà des aspects techniques du crime, les plus faciles à étudier, ce qui explique que l’étude se focalise essentiellement sur eux, il sera indispensable de dispenser quelques notions philosophiques et psychologiques, car les moyens criminels sont mis en œuvre par des personnes réelles qui suivent des motivations qui leur sont propres.
Il sera également nécessaire d’étudier les caractéristiques communes aux différentes manifestations criminelles (celle de l’illégalité mise à part, cela va de soi), les champs d’action préférentiels du crime et les causes de son déplacement d’un champ à l’autre, ses modes d’actions, ses manifestations et son financement.
Ces trois éléments (notions philosophiques, psychologiques et caractéristiques du crime) étant posés, l’étude de ses auteurs (typologie, motivations, attentes, etc.) en découlera naturellement.
Celle du déroulement de l’enquête ne pourra s’effectuer qu’une fois ce préalable posé, car l’enquête est le moyen de révéler les comportements criminels, les modes opératoires ainsi que les auteurs. Si tel n’était pas le cas, comment pourrait-on chercher efficacement ce qu’on ne connaît qu’imparfaitement ?
Le business du crime, lucratif le plus souvent, est parfois abordé comme une science par ses praticiens. Il est alors indispensable que ceux qui se donnent pour tâche de le combattre l’abordent tout aussi scientifiquement. C’est pour cela qu’il est indispensable que, dans le cadre de l’enquête, la détection des traces matérielles d’un crime par l’étude des sciences forensiques soit enseignée.
L’étude du renseignement (collecte, analyse) s’avère aussi précieuse, car l’adage « pas un pas sans renseignement », un de ceux qui fait la force de l’armée de Terre, n’est pas valable uniquement pour les armées.
Une fois que les connaissances de base (le fonctionnement d’une personne, les caractéristiques communes du crime, les auteurs du crime, l’enquête avec sa dimension scientifique, le renseignement) auront été acquises, l’étude des moyens de lutte contre le crime (incluant une indispensable comparaison internationale) pourra être abordée de façon profitable.
C’est ainsi que le droit, les finances, les langues, le maintien de l’ordre, les caractéristiques du cyberespace notamment, trouveront leur place dans l’enseignement dispensé aux futurs membres des forces de l’ordre.
Quel parcours de formation et quel parcours de carrière ?
Une fois ces bases posées, les questions du parcours de formation et du parcours de carrière viennent à l’esprit : outre la formation initiale, une formation continue sera-t-elle nécessaire, et quels types de parcours de carrière seront les plus pertinents ?
La formation initiale devra être forcément généraliste, car elle constituera une première prise de contact des forces de l’ordre avec leur adversaire. Il faudra étudier le crime ainsi que les stratégies et tactiques pour le contrer. Des méthodes devront être enseignées, car l’approche « à l’instinct » ou « à l’ancienne » prisée par certains, montre vite ses limites lorsqu’on observe l’évolution des chiffres de la délinquance.
Au cours de la formation initiale, et au vu de l’aspect protéiforme du crime, se posera la question d’une éventuelle spécialisation de chaque élève, car prétendre tout connaître du crime (caractéristiques, manifestations) et être à l’aise dans tous les aspects de sa répression est une illusion.
S’il faut spécialiser les membres des forces de l’ordre la question des modalités de leur spécialisation se pose : selon quels critères les affecter dans l’une ou l’autre ? Plutôt que de choisir la solution de facilité qui consiste à ne compter que sur un classement (avec ses avantages, mais aussi ses limites), il est intéressant d’envisager de le pondérer par les recommandations de profileurs et psychologues. Celles-ci reposeraient sur les aptitudes et inaptitudes des uns et des autres à exercer dans une spécialité, selon leur caractère et leurs goûts. Cette solution éviterait la surévaluation de certaines spécialités et la dévaluation d’autres tout aussi utiles. Ainsi, l’accent mis actuellement sur le volet judiciaire des missions dévolues aux forces de l’ordre s’explique par la facilité qu’a la presse de réaliser des reportages sensationnels illustrés de « belles images » sur ces sujets, alors qu’il consacre de manière retentissante l’échec de la prévention des comportements criminels.
Au vu de l’évolution permanente du crime et de son adaptation continue à son environnement (législatif, matériel, sociétal, etc. – à ce sujet, une question incidente peut être posée : les sociétés criminelles seraient-elles les plus performantes des organisations en matière d’intelligence économique ?) il est possible d’affirmer qu’une formation continue sera indispensable, pour éviter qu’un fossé se creuse entre les organisations criminelles et ceux qui doivent lutter contre elles.
À l’instar de ce qui est pratiqué dans les armées, cette formation continue devrait être la norme pour pour chaque catégorie de personnes (exécutants, cadres intermédiaires, cadres supérieurs), car aucune d’elles ne peut se reposer éternellement sur sa formation initiale. Elle aurait pour objectifs d’actualiser les connaissances des personnes formées, ainsi que de déceler les plus aptes à exercer des fonctions d’un niveau supérieur à celui détenu jusqu’alors.
Cette formation continue serait donc obligatoire, et les résultats obtenus par chacun détermineraient sa progression de carrière, afin d’éviter que les unités opérationnelles soient dirigées par des personnes dont les connaissances seraient figées dans le marbre et dans le temps.
Les objectifs de la formation continue s’adapteraient au niveau hiérarchique de la personne formée. Ainsi, les exécutants devraient mettre à jour leurs connaissances générales relatives à l’adversaire et acquérir de nouvelles techniques adaptées à la façon la plus efficace de le combattre.
Les cadres intermédiaires devraient maîtriser les tactiques de lutte contre le crime dans la spécialité qui est la leur, ou bien suivre un cursus leur permettant de changer de spécialité, s’ils en éprouvent le besoin ou si une inaptitude (physique ou autre) les empêche de poursuivre dans la voie initialement choisie.
Pour les cadres supérieurs enfin, étant donné qu’une partie d’entre eux est destinée à exercer des fonctions de « haut encadrement », un premier niveau de formation continue viserait à les spécialiser réellement dans un domaine particulier, l’objectif étant de les faire maîtriser les tactiques de lutte contre le crime dans une de ses manifestations particulières (délinquance financière, hooliganisme, violences sur la voie publique, etc.) ou dans un de ses domaines particuliers (renseignement, liaisons internationales, etc.).
Un deuxième niveau de formation continue aurait pour objectif de développer leur sens stratégique de la lutte contre le crime, préalable à l’exercice de hautes fonctions au sein des forces de l’ordre.
En plus de la formation continue, il est indispensable d’encourager les publications, notamment dans les revues scientifiques, quand bien même les adversaires peuvent les lire et en tirer des enseignements. Remarquons à ce sujet que l’actuel CEMA, qui encourage ses subordonnés à écrire, n’a pas posé de domaines interdits à la publication. Ce qui vaut pour les armées est transposable pour les forces de l’ordre.
Or, on ne peut que constater que, dans ce domaine, l’indigence est abondante. Et quand elle n’abonde pas, on trouve davantage d’articles magnifiant leur auteur (mais il est vrai qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même) que des articles proposant une véritable réflexion sur un domaine donné.
L’encouragement à publier aura pour effet une émulation (après un certain temps de latence, évidemment) qui sera davantage propice aux innovations que la création d’une structure dédiée à l’innovation.
La publication pourrait aussi être un élément nécessaire (mais non suffisant) à la direction d’une subdivision de lutte contre le crime et à la direction générale d’une force de l’ordre. Forcer chaque candidat à exposer publiquement sa vision de son institution dans les 5 et 10 années à venir le forcerait à prendre position sur les évolutions en cours et celles qu’il entend mener pendant l’exercice de son mandat. Cela permettrait à la fois d’évaluer son action (a-t-il fait ce qu’il a dit ?) et d’éviter que de simples beaux parleurs cooptés par un népotisme plus ou moins caché exercent des fonctions sans en avoir les compétences.
La formation, notamment continue, et les parcours de carrière étant fortement imbriqués, la question qui se pose est on ne peut plus classique. Faut-il former, à chaque niveau de la hiérarchie des spécialistes ou des généralistes ? Faut-il rejouer, une fois de plus, le dilemme manager versus expert ?
Pour en sortir, il serait utile que chaque futur dirigeant, après sa formation initiale généraliste se spécialise dans un domaine et que, parallèlement à cela, ses aptitudes au management soient évaluées tant par ses supérieurs que ses subordonnés. Ainsi, des évaluations tout au long de la carrière permettraient de juger les aptitudes à diriger, mieux que le simple fait de plaire au chef en poste.
Conclusion
Cette question de la formation, tant initiale que continue, des membres des forces de l’ordre est cruciale, car elle conditionne la façon dont la lutte contre les criminels sera menée. Et la façon dont la lutte contre le crime sera menée se verra dans le niveau de sécurité et de tranquillité publiques atteint par la société.
À qui veut procurer à une société des conditions de vie paisible lorsqu’il exercera le pouvoir, cette question de la formation des forces de l’ordre doit avoir une réponse claire et pertinente.
Cependant, ne se pencher que la formation est insuffisant, car le type de formation dispensé découle de la stratégie de lutte contre le crime qui aura été retenue.
Le préalable est donc de (re)définir la stratégie des forces de l’ordre, mais on ne peut que constater que, dès lors qu’on aborde la question de la stratégie, le débat est de facto interdit car confisqué par de beaux parleurs prétendument stratèges, mais dont l’horizon temporel ne dépasse pas, pour les plus hardis, l’échéance de la prochaine élection (qu’ils y participent ou en espèrent des résultats pour leur propre avancement).
Notons également que la stratégie des forces de l’ordre découle de la stratégie intérieure, mais là encore, le débat est rare.
Ainsi, se pencher sérieusement sur la question de la formation des forces de l’ordre amène à découvrir le principe parfois oublié des matriochka, à savoir que vouloir résoudre une question amène à en résoudre une précédente, et ainsi de suite, jusqu’à aborder la question centrale.
Ce travail n’est pas inutile, car la formation a pour but de préparer les personnes à agir de la façon la plus adaptée aux objectifs qui leur ont été fixés, et l’action (objectif, mode d’action) découle forcément de la stratégie retenue.
Refonder la formation des forces de l’ordre est un impératif, afin d’éviter les effets de balancier de la prévention à la répression, sachant que la répression étant plus mesurable que la prévention, elle aura le plus souvent la faveur des politiques qui pourront se vanter d’avoir fait condamner X personnes de plus que leur prédécesseur…
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