Vladimir Poutine fascine autant qu’il irrite en Occident. Plus encore depuis les évènements survenus en Ukraine en 2014 suivis du rattachement de la péninsule de Crimée à la Fédération de Russie ainsi que par son rôle d’acteur incontournable dans la crise en Syrie.
C’est dans un contexte très tendu dans ses relations avec ses homologues occidentaux que le président russe en pleine campagne de réélection s’est adressé aux représentants des deux chambres ainsi qu’aux membres du gouvernement Medvedev. Ce discours, principalement axé vers les problématiques internes, fut calibré pour être capté par les oreilles de pays alliés mais plus encore par celles d’États en friction avec la Russie. C’est d’ailleurs là tout l’intérêt de revenir sur cette tribune de pratiquement deux heures : comprendre, plus qu’apprendre, ce que le Kremlin envisage pour l’avenir du pays sitôt le processus électoral achevé.
La déclaration peut être divisée en deux parties : la première d’orientation civile, la seconde d’orientation militaire.
Le discours civil ne manque pas de nous ramener à la doctrine de sécurité informationnelle de 2000 (complétée par celle de 2016) puisqu’il est rappelé les notions essentielles de civilisation et de souveraineté.
Cependant le propos se veut assez rapidement critique : pas d’autosatisfaction malgré les progrès obtenus, suivi du rappel que des étapes sont encore à franchir et que tout succès n’est qu’éphémère. Un réalisme dans la droite ligne de la pensée poutinienne mais aussi l’occasion de rappeler qu’il faut un capitaine au gouvernail pour mener à bien les projets en cours et les objectifs à réaliser.
Ainsi si le secteur de la défense se porte bien mieux (après la douloureuse réforme Serdioukov), que l’économie a prouvé sa résilience (face aux sanctions américano-européennes) et que les exportations donnent satisfaction (surtout les ressources fossiles), des efforts doivent être fournis par les services d’État quant à la sécurité du peuple et la prospérité du citoyen russe (ce qui renvoit là aussi au texte cadre de 2000 qui subdivise la stratégie selon trois plans : citoyen – société – État).
La suite est consacrée à l’attention que la Russie doit porter à la vague des technologies d’avenir identifiées comme un défi majeur (l’on peut subodorer que sont visées les biotechs, les fintechs, les nanotechs mais aussi l’intelligence artificielle qui fut au centre d’une allocution du président russe il y a quelques mois).
Derechef, cette obligation (il n’y a pas d’équivoque dans le discours) de saisir le train des changements technologiques doit assurer à la Russie prospérité et sécurité. Avec une fois encore un rappel sur les notions de souveraineté et de civilisation. Incidemment, l’on peut conjecturer que le soutien étatique aux technoparcs à Moscou, Kaliningrad, Kazan ou Saint Pétersbourg, se poursuivra au moins durant la prochaine mandature de Vladimir Poutine (si élu).
Point essentiel tant le discours insiste dessus : la peur d’être dépassé, d’être distancé et d’être vulnérable in fine. Certes les années 1990 sont passées par là et ont marqué les esprits mais la césure que provoqua le joug mongol durant trois siècles fut aussi un marqueur très fort de l’arriération du renseignement, de l’organisation politique comme des techniques de combat (les débuts chaotiques de la Seconde Guerre Mondiale furent en revanche dûs à une désorganisation interne et à une stratégie inadaptée plus qu’à un gouffre technologique). Les russes ont le sens de l’Histoire, et si Vladimir Poutine tient à insister longuement sur cet aspect, c’est qu’il est loin d’être anodin et répond à un sentiment profond ancré dans la psyché russe. Le peuple russe craint d’être méprisé par ses voisins européens et traité comme un pays barbare (ce dont certains commentateurs et hommes politiques ne se privent pas de proférer sans véritablement saisir toute l’altérité de ce qui constitue la Russie).
Le volet social est marqué par l’annonce pour le 1er mai 2018 d’un alignement du salaire minimum sur le niveau de subsistance. Suivi de considérations sur les pensions de retraite et la formation à l’emploi. Avec un focus sur l’amélioration de l’espérance de vie, près de sept années de gagnées depuis les terribles années 1990.
La question du décloisonnement des territoires de Russie fit aussi l’objet d’un long développement couplé à celui du logement.
Les infrastructures bénéficient pour leur part d’un passage appuyé et allongé. D’emblée si un satisfecit est adressé aux voies de déplacement fédérales, le réseau régional, et pis encore pour le local, sont pointés du doigt comme étant largement insuffisants sur l’aspect qualitatif (même si la rudesse du climat peut expliquer partiellement la désagrégation rapide de ces axes de circulation). Et Vladimir Poutine d’exprimer combien les liaisons entre l’Asie et l’Europe passant par la Russie se doivent d’être de qualité suffisante pour permettre à celle-ci de se positionner de façon stratégique dans les échanges avec l’indication que les partenaires chinois et kazakhs avaient déjà effectué leur part du travail (une critique à peine masquée à destination des représentaux locaux élus ou désignés quant au retard pris en ce domaine).
L’observateur attentif repèrera une information glissée subrepticement où il est annoncé l’ouverture d’ici quelques mois du pont du détroit de Kertch servant à relier la Crimée au reste du territoire russe.
Autre point stratégique relaté : l’intensification de la route maritime du nord pour le trafic de marchandises qui pourrait être amorcée afin de redynamiser cette zone géographique russe délaissée depuis la chute de l’Union Soviétique. Le conditionnel employé semble désigner pour l’heure une hésitation sur ce point précis.
Puis le président de glisser – toujours au sein de ce chapitre des infrastructures – sur la question des technologies numériques, citant deux axes de prédilection : l’intelligence artificielle et la datamasse. Plus encore, il associe ces deux axes à la production et au stockage électrique afin de tisser – même si le terme n’est pas employé – une grille intelligente (smart grid) à l’échelle nationale. La navigation aérienne, maritime et les drones sont en revanche nommés quant à l’utilité d’emploi de ces technologies du numérique.
Une date est mentionnée : 2024. Celle où tout le pays sera connecté au haut débit. Le président précise que la fibre optique sera supplée par les réseaux satellites afin d’atteindre cet objectif pour le moins ambitieux.
Le (très long) passage suivant est consacré au système de santé. Un focus est même opéré sur la pollution industrielle avec le durcissement de normes écologiques en 2019 puis en 2021 à l’encontre des entreprises.
Puis au tour de l’enseignement où il énoncé d’emblée l’excellence du système éducatif russe (qui il est vrai est sourcilleux quant à l’apprentissage de bases élémentaires) avec l’obligation d’accompagner les enfants vers l’apprentissage de nouvelles compétences, y compris dans la sphère numérique. Et de rappeler le programme Ticket pour le futur visant à rapprocher les enfants du monde actif par la découverte sur place de métiers.
C’est le passage suivant qui nous ramène plus en profondeur dans la prospective numérique avec l’évocation derechef de la datamasse, de l’intelligence artificielle mais en sus des véhicules autonomes, du commerce électronique, de la 5G, de l’Internet des objets et de la robotique (certainement une référence à l’industrie 4.0).
L’énumération est liée à la volonté que la Russie se dote de ses propres plate-formes numériques.
La production, la logistique et les flux financiers sont nommés comme devant être repensés pour prendre en considération l’essor des nouvelles technologies. Point spécifique : la blockchain – ce protocole de certification et d’archivage des cryptomonnaies – est fourni en exemple à étudier et à employer à grande échelle.
Dans la droite ligne de son propos, la recherche bénéficie de toute son attention comme de ses fonds. Comme par exemple l’élaboration d’un collisionneur de particules synchrotron à l’Akademgorodok à Novossibirsk et celui de nouvelle génération à Pritvino, près de Moscou.
Dans cette plaidoirie pour la recherche fondamentale et appliquée, il y a un exemple qui mérite toute notre attention : celui de la micro-électronique. La notification n’est pas anodine tant l’Union Soviétique fut rapidement distancée par les États-Unis à partir de la sortie du premier micro-processeur commercial en 1971 qui conditionnera toute une stratégie victorieuse alors que l’Empire rouge s’entêtait à persévérer dans les super calculateurs. Depuis 2000, les textes majeurs consacrés à la stratégie informationnelle n’ont eu de cesse de souligner le besoin impératif de disposer de champions nationaux dans le domaine matériel – dont celui des micro-processeurs qu’ils soient CPU, GPU, GPGPU, FPGA ou autres ASIC – afin d’asseoir leur indépendance en la matière.
Plus loin est évoquée de façon assez surprenante l’excellence de l’école de mathématiques russe, essentielle à l’ère de l’économie numérique est-il précisé. Le propos est malheureusement elliptique et ne donne pas matière à développer davantage mais permet de comprendre combien l’économie numérique semble occuper les esprits de l’exécutif. Il est rappelé utilement combien les institutions d’enseignement russes sont présentes aux meilleures places dans les olympiades en diverses disciplines scientifiques dont celle en programmation.
Toujours économie, Vladimir Poutine annonce une réforme de la fiscalité à destination des entreprises afin de leur permettre d’investir dans l’avenir sur une période relativement stable.
Le président se félicite d’une situation meilleure en matière d’inflation, passée de 13% à 2% en trois ans, autorisant à entrevoir un développement moins chaotique à l’avenir.
Pas un mot en revanche sur la croissance du pays qui a subi durement les sanctions des pays occidentaux et qui continue sa convalescence (-0,2% en 2017).
Sur le plan du développement du secteur agricole, Vladimir Poutine glisse – sans le dire explicitement – que la réponse d’embargo alimentaire aux sanctions européennese en vigueur depuis 2014 a eu pour effet de rendre le pays moins importateur de denrées et fort logiquement a renforcé ses volumes d’exportation.
Toujours registre économie, Vladimir Poutine s’en prend aux fonctionnaires corrompus de la justice et de la police qui utilisent le Code Pénal à des fins personnelles et lucratives pour faire pression sur les entrepreneurs. Plus loin, et dans le même ordre d’esprit, il loue les avantages de la numérisation et de l’e-administration, concourrant à lutter contre cette même corruption.
Le discours s’inscrivant dans une volonté de rassurer le monde entrepreneurial, en affirmant par ailleurs que le souhait à brève échéance est que l’État reflue du secteur économique. Une concession verbale en pleine période électorale à destination des forces libérales qui ne sont pas les plus fervents soutiens de l’actuel président.
La seconde partie est consacrée sur les opérations militaires. Celle-ci est principalement destinée à un public extérieur avec un mot d’ordre asséné : « La Russie est de retour dans le grand jeu géopolitique ».
Les spécialistes du monde militaire y trouveront leur comptant d’informations avérées, partiellement attestées et exagérées. Cependant, sur le plan cybernétique, notons que Vladimir Poutine fustige – sans nommer le fautif – qu’inscrire dans une stratégie militaire qu’une cyberattaque puisse donner lieu à une riposte nucléaire n’est pas dans l’ordre de l’acceptable [1]. En revanche est réitéré l’avertissement qu’utiliser une arme nucléaire envers un pays allié sera considéré comme porter atteinte à la Russie elle-même et l’autorisera à employer le même type d’arme : l’on peut y déceler une mise en garde dans la tension grandissante entre États-Unis et Corée du Nord.
Au final, que retenir de ce discours qui procède plus d’un exposé à vrai dire? Et qui plus est dans une période d’élections imminentes (le 18 mars 2018).
Il est à appréhender sous deux angles : l’angle interne et l’angle externe.
L’angle interne vise à rassurer le public russe, volontiers patriote mais inquiet pour son avenir proche et celui de ses enfants. D’où les nombreux sujets sociaux évoqués. À destination de la couche de la population plus libérale et sceptique vis à vis du pouvoir, il tend à exprimer que l’État n’entend plus redevenir dirigiste comme au temps de l’Union Soviétique, donnant même des indications quant à un retrait accentué des secteurs où il est encore présent (même si l’on se doute que cela ne concernera pas les secteurs stratégiques comme celui de l’armement ou de l’énergie).
L’angle externe a pour objectif de gonfler les muscles vis à vis des États-Unis et de leur indiquer que l’équilibre des forces qui avait prévalu jusque dans les années 1980 est rétabli (partiellement à tout le moins). Il procède aussi d’une volonté de rassurer les partenaires de la Russie quant à sa capacité à les protéger (Arménie, Syrie) ou les assister (Chine, Inde).
Sur le plan du cyberespace, le propos est martelé à plusieurs reprises : le numérique – et toute sa grappe d’innovations – ne doit en aucune manière être négligé, et mieux, doit être accompagné dans tous les secteurs d’activité. Datamasse et intelligence artificielle en priorité. Pour qui reprend tous les textes de ces dernières années ayant trait au cyberespace (ou à l’espace informationnel plus exactement), aucun hiatus ne peut y être décelé : il y a une ligne assez claire, réaffirmée et les informations complémentaires sont surtout de l’ordre de l’actualisation et de la précision (délaissant il est vrai la neutralité technologique aperçue dans les textes mais n’oublions pas qu’il s’agit ici d’une allocution et non d’un document officiel).
[1] Sur cette question très épineuse, lire l’article paru dans Numérama le 19 janvier 2018, Les USA peuvent-ils envoyer une bombe nucléaire pour contrer une cyberattaque dévastatrice ? https://www.numerama.com/politique/322925-les-usa-peuvent-ils-envoyer-une-bombe-nucleaire-pour-contrer-une-cyberattaque-devastatrice.html
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