De récents débats, souvent passionnés, ont en commun d’avoir eu, comme point central bien que rarement mentionné clairement, les sciences forensiques.
Celles-ci sont appelées implicitement en renfort d’une décision, pour asseoir scientifiquement son bien-fondé et donc appuyer sa conformité aux lois, réglements, voire coutumes en vigueur.
Si leur utilisation dans la résolution des crimes fait l’objet d’un consensus1, l’extension de la notion de crime2 et celle subséquente de la volonté de judiciariser un nombre sans cesse croissant de faits devraient avoir pour conséquence une utilisation de plus en plus fréquente des sciences forensiques.
Ainsi, à chaque fois que l’on veut connaître l’auteur d’un fait, donc à chaque fois qu’en cyber on parle d’attribution, ou lorsque sur un théâtre de guerre un camp veut prouver au reste du monde la culpabilité de l’autre, ou encore lorsqu’un pays veut prouver qu’un autre ne respecte pas ses engagements, on devrait faire appel aux sciences forensiques.
Désigner un coupable peut cependant fort bien se passer de sciences forensiques, l’humanité a fonctionné pendant des années selon ce schéma. Et les sciences, ou le plus souvent leurs praticiens, ne sont pas exempts de reproches, tels Hayne et West au Mississipi dans les années 19903.
À quoi bon alors s’encombrer de ces sciences ? Simplement parce qu’elles aident à discerner le vrai du faux, le probable du moins probable, laissant toute liberté au décideur de choisir comme il le souhaite
Ce billet a pour objectif, non d’exposer en détail ce que sont les sciences forensiques, leur variété plaiderait alors pour une (longue) série d’articles, mais d’exposer quelques éléments utiles à leur meilleure compréhension. Ceci pour tenter d’éviter que n’importe quel usurpateur se drape de l’aura de ces sciences pour partager ses biais.
Généralités
Comme toute science, les forensiques allient rigueur de la méthode et contestation possible du résultat. Donc, avant d’entrer plus avant dans l’exposé du résultat, il est nécessaire de savoir de quoi l’on parle. Posons quelques définitions.
Vocabulaire indispensable
Selon Pierre Margot et Olivier Ribaux, figures emblématiques du domaine, « la science forensique, ou la forensique, regroupe l’ensemble des différentes méthodes d’analyse fondées sur les sciences (chimie, physique, biologie, neurosciences, informatique, mathématique, imagerie, statistiques) afin de servir au travail d’investigation de manière large : une opération qui a pour but la découverte de faits, l’amélioration des connaissances ou la résolution de doutes et de problèmes. Concrètement, il s’agit d’une recherche poussée d’informations, avec le but de l’exhaustivité dans la découverte des informations inconnues au début de l’enquête et parfois la volonté de publication des informations collectées. »
Une trace est un signe apparent, vestige d’une présence ou d’une action à l’endroit de cette dernière ; la trace peut se présenter comme une marque, une empreinte, un signal ou un objet4.
Un indice est une trace exploitée à des fins d’enquête. Lorsqu’on applique à la trace un processus d’interprétation inférentiel et contextuel, cette dernière prend une signification plus complexe que celle qu’elle avait avant interprétation ; elle peut alors être qualifiée d’indice5.
Passer de la trace à l’indice nécessite donc une interprétation tenant compte du contexte.
Quant à la preuve scientifique, elle démontre une théorie scientifique, une règle, qui doit pouvoir être révisée. C’est une notion probabiliste, par conséquent différente de la vérité judiciaire où seule une partie des faits est retenue comme objet de preuve pour établir un droit. Elle a pour objectif d’emporter la conviction de l’autorité légitime basée sur une appropriation de l’argumentation en termes de probabilités subjectives (intime conviction). Elle est utilisée à des fins de décision, sachant que les décideurs sont parfois en proie au phénomène d’aversion pour l’incertitude6.
Mutations des objets en cause
La mise en œuvre des sciences forensiques ne peut s’effectuer qu’après la commission d’un fait incriminé, quelles que soient sa nature et sa gravité.
Le principe de transfert (ou d’échange) de Locard a présidé la constitution des sciences forensiques. Il détermine que lorsque deux corps entrent en contact l’un avec l’autre, il y a nécessairement un transfert entre eux. Cela implique donc une division des deux corps qui s’échangent mutuellement des éléments qui leur sont propres.
Lorsque le fait incriminé se produit, la division peut entraîner des transferts croisés, division et transfert étant les deux principes fondamentaux sur lesquels se fondent les sciences forensiques.
Il y a trois corollaires au principe de division : des caractéristiques des plus petits morceaux retrouvés peuvent être propres à l’élément d’origine ou au processus de division ; certaines caractéristiques des plus petits morceaux retrouvés peuvent être communs avec l’élément d’origine mais également avec d’autres réalisés de la même manière ; certaines caractéristiques de l’élément d’origine seront perdues ou modifiées durant ou après la division.
Une fois le fait commis, les spécialistes des sciences forensiques vont œuvrer pour obtenir un résultat qui sera mis à disposition du décideur.
Le travail d’investigation
Ce travail utilisera un raisonnement, des méthodes et des processus particuliers, sans faire abstraction du contexte.
Le raisonnement
Le type de raisonnement qui vient le plus souvent à l’esprit est la déduction. Il mène d’une affirmation générale à une conclusion particulière. Dit autrement, la déduction est une opération par laquelle on établit au moyen de prémisses une conclusion qui en est la conséquence nécessaire, en vertu de règles d’inférence logiques. Ainsi de l’exemple suivant : Tous les hommes sont mortels, or tous les Athéniens sont des hommes, donc tous les Athéniens sont mortels.
C’est un syllogisme certes, mais tous les syllogismes ne sont pas faux, même si cette forme se prête bien aux raisonnements absurdes.
La déduction a ainsi pour objectif de conclure de manière prédictive un cas particulier.
On cite parfois l’induction, raisonnement qui se propose de chercher des lois générales à partir de l’observation de faits particuliers, sur une base probabiliste. En produisant des propositions générales hypothétiques qui sont ensuite testables, elle vise à généraliser un cas particulier.
Dans le cas des sciences forensiques, la part belle est faite à l’abduction, qui infère les prémisses les plus vraisemblables permettant de parvenir, par déduction, à une conclusion concordante aux observations. Face à un phénomène particulier, on introduit une règle à titre d’hypothèse pour considérer ce phénomène comme conforme à la règle.
La comparaison de ces modes de raisonnement peut être résumée dans le tableau suivant :
Mode de raisonnement |
Prémisse majeure |
Prémisse mineure |
Conclusion |
déduction |
« tous les haricots du sac sont blancs » |
« je saisis une poignée de haricots de ce sac » |
« les haricots dans ma main sont tous blancs » |
induction |
« le sac contient des haricots, dont j’ignore la couleur » |
« je saisis une poignée de haricots de ce sac, et les haricots dans ma main sont tous blancs » |
« tous les haricots dans le sac sont blancs » |
abduction |
« les haricots de ce sac sont tous blancs » |
« j’ai des haricots blancs dans la main, de provenance inconnue » |
« les haricots dans ma main proviennent de ce sac » |
Méthodes
Les investigations forensiques reposent sur deux méthodes :
– l’évaluative à l’issue de laquelle la comparaison de deux objets (l’un de question, l’autre de comparaison) aboutit à l’estimation d’un degré d’association ;
– l’investigative où l’expert essaye d’extraire des informations utiles à partir d’un objet de question.
En outre, si la trace est considérée comme un vestige de la présence de l’auteur, le travail de recherche portera sur la source et les paramètres à évaluer seront les caractéristiques de composition ; alors que si la trace est un vestige de l’action de l’auteur, le travail portera sur l’activité de la trace les paramètres à prendre en compte étant les mécanismes de transfert7, de dépôt, de persistance8 de la trace ainsi que le bruit de fond9.
Travailler sur l’activité de la trace est considéré par les experts comme plus complexe que de travailler sur sa source.
Processus
Outre la méthode, plusieurs processus seront utilisés pour parvenir à un résultat.
Inman et Rudin10 identifient quatre processus qu’ils distinguent des deux principes précédemment cités (division et échange). Cette distinction repose sur le fait que les principes existent quoi qu’il arrive (commission du fait), alors que les processus ne sont mis en œuvre que pour répondre aux questions des enquêteurs, si tant est que des enquêteurs travaillent sur le fait commis.
L’identification revient à caractériser la trace (ou l’objet) en question.
L’individualisation vise à remonter jusqu’à l’origine de l’objet en question.
L’association se définit comme une inférence de contact entre la source et la cible. Comme ce processus doit être mis en œuvre à charge et à décharge, les inférences bayésiennes peuvent trouver leur place à ce stade de la recherche (cf. infra).
Enfin, le processus de reconstruction vise à répondre aux questions où, quand et comment ? étant entendu que la réponse à la question quand ne peut être que relative, la date (pas forcément connue) de la commission du fait pouvant servir de point de référence temporel.
Contexte
Le contexte est l’ensemble des éléments remplissant deux critères :
– ils peuvent influencer certains résultats analytiques, notamment lorsque le travail de l’expert porte sur l’activité ;
– ils sont communément admis par les parties éventuellement opposées dans l’affaire.
Ainsi les conditions de prélèvement et les modifications éventuelles par les primo intervenants sont des éléments devant être pris en compte car susceptibles de modifier les traces et objets relevés.Il est aussi indispensable de se poser la question de l’origine géographique des éléments relevés, car ils peuvent avoir été transportés à dessein dans un lieu autre que celui où les faits qui ont aboutit à leur création, ont eu lieu.
De plus, à une époque où tout est falsifié, et où le sens du mot mensonge tombé en désuétude, il n’est pas aberrant de se méfier de ce qui est (trop) rapidement présenté comme « preuve », puisque tout est falsifiable, y compris les vidéos.
Le résultat
Cheminer vers le résultat
Ayant à sa disposition un nombre plus ou moins important d’éléments à analyser, l’expert va, pour chaque hypothèse formulée, calculer sa probabilité d’occurrence.
Comme indiqué supra, un des outils utilisables est l’approche bayésienne. Ses principes sont les suivants :
– il y a deux propositions alternatives explicites : celle à charge, celle à décharge ;
– l’expert évalue la probabilité d’observer les résultats dans deux cas de figures qu’il n’a pas à commenter, les hypothèses d’enquête n’étant pas son domaine ;
– le contexte susceptible d’influencer les résultats doit être pris en compte.
Le résultat que fournira l’expert sera donc une quantification de la force probante des indices qui lui ont été remis. Rappelons que son rôle d’expert exclut la formulation d’hypothèses et tout commentaire à leur sujet.
Une fois son expertise achevée, il pourra alors calculer le rapport de vraisemblance (ou likelihood ratio, LR) qui évaluera la probabilité d’observer les résultats analytiques sur la trace, si la proposition à charge est supposée vraie et compte tenu du contexte, par rapport à la probabilité d’observer les résultats analytiques sur la trace, si la proposition à décharge est supposée vraie, et compte tenu du contexte.
Déception, seule la réfutation est certaine
Si nous reprenons la définition des sciences forensiques, nous voyons que leur objectif est, à partir d’effets constatés dans des circonstances particulières, de reconstruire les causes possibles, plausibles ou probables qui n’ont pas été observées. Dit autrement, il s’agit à partir d’un résultat donné (les traces), de trouver les différentes équations possibles pouvant mener à ce résultat et de leur affecter une probabilité d’occurrence.
Du fait de la rigueur de la démarche employée, la seule affirmation binaire possible (vrai / faux) est la réfutation claire d’une hypothèse. Ainsi, si l’ADN de l’auteur révèle des chromosomes X et Y, la seule certitude est que l’auteur n’est pas une femme. Toutes celles qui ont été suspectées pourront donc être disculpées. Cela ne permet cependant pas de connaître la taille, l’âge, la couleur des yeux ou des cheveux de l’auteur.
Présentation du résultat
La présentation d’un résultat sous forme de probabilité comprise entre 0 et 1 n’étant pas parlante pour tout le monde11, une échelle verbale de réponse a été élaborée. Ses multiples avantages sont :
– la graduation évite l’excès de zèle ou de prudence ;
– le processus d’interprétation est transparent ;
– une harmonisation du rendu des résultats entre différents types d’expert et entre pays est possible ;
– une évaluation robuste et objective de la force probante des éléments est possible ;
– elle vulgarise les conclusions et les place dans la perspective des hypothèses d’enquête ;
– c’est une évaluation relative qui peut s’adapter à l’apparition de nouveaux éléments au cours du processus décisionnel.
Concrètement, l’échelle sera la suivante :10 000 < LR < 1 000 000 : les résultats observés soutiennent très fortement la proposition à charge par rapport à la proposition à décharge.
1 000 < LR < 10 000 : les résultats observés soutiennent fortement la proposition à charge par rapport à la proposition à décharge.
10 < LR < 100 : les résultats observés soutiennent modérément la proposition à charge par rapport à la proposition à décharge.
1 < LR <10 : les résultats observés soutiennent de façon limitée la proposition à charge par rapport à la proposition à décharge.
LR = 1 : neutralité
0,1 < LR < 1 : les résultats observés soutiennent de façon limitée la proposition à décharge par rapport à la proposition à charge.
0,01 < LR < 0,1 : les résultats observés soutiennent modérément la proposition à décharge par rapport à la proposition à charge.
0.0001 < LR < 0,001 : les résultats observés soutiennent fortement la proposition à décharge par rapport à la proposition à charge.
10-6 < LR < 10-4 : les résultats observés soutiennent très fortement la proposition à décharge par rapport à la proposition à charge.
Nous le constatons, la forme de ces résultats est aisément compréhensible.Conclusion
Si les sciences forensiques sont de précieux auxiliaires dans la recherche de la vérité, du fait de leur objectif (aider à la manifestation de la vérité), il ne faut pas obérer le fait qu’elles peuvent être dévoyées tant par des charlatans que par des faussaires qui misent sur l’ignorance profonde de la matière par leur interlocuteur.
Étrangères au périmètre de la magie elles placent, comme toute science, chacun en face de ses responsabilités : l’expert doit se maintenir à niveau, et le décideur prendre et assumer une décision sans se défausser sur le résultat de l’expertise, quand bien même il fait parfois preuve d’une grande aversion à l’incertitude.
Une certaine pusillanimité pourrait être reprochée aux sciences forensiques, adeptes de l’aversion à la réponse binaire. Il s’agit en fait d’une précaution toute scientifique et la large gamme de réponses proposées montrent qu’elles individualisent les cas, tout comme les magistrats individualisent les peines.
Leur prudence tient aussi au fait qu’elles essaient de se tenir à distance de tous les biais possibles (cognitifs, de raisonnement, de jugement, liés à la personnalité), le résultat qu’elles énoncent étant lourd de conséquences.
Leur démarche pourrait ainsi inspirer tous ceux qui cherchent un auteur auquel attribuer des faits, que ce soit sur un théâtre de guerre ou dans le cyberespace, et les relations complémentaires expert – décideur pourraient inspirer ceux qui sont amenés à travailler avec l’IA.
1 Quant à leur utilisation, pas toujours quant à leurs résultats, ou plutôt leurs interprétations des résultats.
2 « Mais l’investiture du souverain comme agent de police a une autre conséquence : elle rend nécessaire la criminalisation de l’adversaire. » Agamben, G. Moyens sans fin.
3 Cf. https://theintercept.com/2018/04/22/junk-forensics-mississippi-cadaver-king-country-dentist-interview/
4 Définition de l’école des sciences criminelles de Lausanne.
5 Idem.
6 Et applique parfois divers paradoxes dont celui d’Ellsberg : lorsque des gens ont à choisir entre deux options, la majorité se décide pour celle dont la loi de probabilité est connue.
7 Le transfert peut être simple (une seule surface laisse un dépôt sur l’autre), le type de contact (prolongé, zones …) est alors un élément de contexte important ou secondaire (une surface laisse un dépôt sur une surface intermédiaire, qui laisse à son tour un dépôt sur le support étudié). Les caractéristiques du transfert dépendent de la matière du support, mais également du délai écoulé entre le transfert initial de matière et les constatations/prélèvements et de l’activité du support durant ce délai.
8 La persistance est la capacité du support à retenir le dépôt transféré sur lui.
9 La probabilité de bruit de fond est la probabilité d’observer certaines caractéristiques, de manière indépendante à la commission des faits visés : ces éléments sont déjà présents comme élément matériel environnant.
10 The origin of evidence https://pdfs.semanticscholar.org/1927/943e972ca72431f0972db44c38aeac4e53ba.pdf
11 De plus, comment faire comprendre la différence d’échelle entre une probabilité de 10-12 et une de 10-14 ?