L’empire a mauvaise presse. Qu’il s’agisse des formes anciennes de domination directe ou de l’impérialisme attribué à l’hégémon américain, chacun y dénonce un pouvoir distant et oppresseur. Or, les historiens distinguent plusieurs formes d’empire et il faut se défier de notre représentation immédiate de ce concept. H. Inglebert propose ainsi cinq types différents d’empire : grands royaumes régionaux, hégémonies régionales, empires commerciaux, empires tribaux des steppes et empires à prétention universelle (1). Constatons que nous pensons plutôt au cinquième type lorsque nous parlons d’empire. H. Inglebert précise qu’un empire doit maîtriser quatre aspects : l’extension spatiale et la maîtrise des communications ; le contrôle politique différencié de différents segments de la population ; la capacité administrative à exploiter la population ; l’autoreprésentation du pouvoir central et son influence culturelle sur les élites centrales et locales. L’empire, c’est d’abord la sujétion de territoires périphériques par un pouvoir central. Ne nous y trompons pas, il y a bien au préalable un rapport de force et de domination. Omettre cette sujétion première, c’est ne rien comprendre à la dynamique politique à l’œuvre depuis quatre siècles qui conduisit à la disparition des empires.
Toutefois, cette sujétion peut prendre bien des formes. Il s’agit rarement d’assimilation (sinon dans la très longue durée ) (2). Le plus souvent au contraire, la sujétion se traduit par quelques éléments assez simples : le paiement d’un tribut (aujourd’hui, on dirait l’impôt), la reconnaissance de la sujétion (donc l’incapacité d’une politique étrangère indépendante), enfin, selon les cas, la fourniture d’autres services (comme par exemple le service militaire ou diverses corvées d’utilité publique). En contrepartie, l’empire assure une sécurité publique et des fonctions étatiques souvent plus efficaces que le système local préexistant. La supériorité du centre s’exprime donc par un mélange de force, de culture et d’organisation. En échange, le centre obtient des ressources (monétaires ou humaines mais aussi une reconnaissance qui augmentent sa puissance.
Gradient de puissance
Mais en s’étendant, l’empire court le risque de diluer la source de sa puissance. Ce phénomène a été décrit sous le terme de « surextension impériale » par l’historien britannique Paul Kennedy (3). L’extension procure un surcroît de puissance, utilisé pour de nouvelles conquêtes, toujours plus lointaines et dont l’apport de puissance est inférieur au coût de domination (P. Kennedy a une approche économique mais les ressources de la puissances ne peuvent se réduire à ce seul facteur). L’empire est devenu trop grand et s’épuise à tenir ses conquêtes.
Ces théories impériales présupposent un fait rarement relevé : celui du gradient de puissance entre le centre et la périphérie. Ainsi, le centre dispose d’un surcroît de puissance (économique, militaire, organisationnelle, culturelle) qui lui permet de prendre le pas sur ses voisins. Il ne s’agit pas seulement du phénomène de centralisation évoqué par Norbert Elias car celui-ci intervient dans la longue durée. Dans le cas de l’empire, la domination est généralement assez rapide (de quelques années – que l’on songe à l’empire d’Alexandre – à quelques décennies) même si des contre-exemples multiséculaires existent (Rome, Chine, empire Ottoman).
Toute la difficulté consiste donc à ne pas grandir trop vite et à agglomérer durablement les nouveaux territoires et leurs populations. Les spécialistes de la question impériale, J. Burbank et F. Cooper (4), observent deux stratégies possibles : celle de l‘homogénéisation qui fut par exemple celle de Rome, étendant la citoyenneté romaine à ses acquisitions : être romain signifie adopter le mode de vie romain. L’autre stratégie consiste à maintenir la diversité, jugée normale et utile : c’est par exemple celle de l’empire Mongol, autour des XIIIe et XIVe siècles, qui tolèrent les différentes religions et cultures de leurs possessions. Burbank et Cooper relativisent d’ailleurs la prééminence de l’État-nation, qu’ils considèrent comme un récit eurocentrique. Byzance et ses 1000 ans, l’empire ottoman et ses 600 ans ou les deux millénaires de forme impériale chinoise montrent la durée de cette forme politique et surtout sa capacité d’adaptation. Par exemple, dans les Balkans, le passage de la forme impériale à l’État-nation est rien moins que convaincant.
Marches territoriales
Il faut ici revenir à cette capacité d’adaptation, mais aussi d’intégration des empires. La notion de gradient suppose une différence entre territoires. Certains peuvent bénéficier de conditions de richesse qui leurs permettent d’exercer une domination sur d’autres. On ne peut ainsi que s’interroger sur la succession, sur les rives du Bosphore, de deux empires de longue durée (Byzance puis Sublime Porte) qui ont d’ailleurs soumis une aire territoriale relativement similaire, entre Balkans et péninsule anatolienne plus quelques pourtours méditerranéens. Le lieu permet la richesse, donc attire des hommes qui favorisent un cycle de développement plus rapide que les régions environnantes. Cela permet une domination de voisinage qui s’étend peu à peu.
Une autre raison tient aux facteurs géographiques et démographiques. Des terres maigres n’encouragent pas une population intense et elles sont propices à constituer des marches territoriales, ces étendues séparant deux zones de plus grande intensité démographique. On pourrait ainsi formuler l’hypothèse que les empires s’étendent sur des zones certes habitées mais pas solidement « représentées » par leurs populations ? Il y aurait ainsi des territoires forts et d’autres qui le seraient moins, à un moment donné de l’histoire. A l’appui de cette hypothèse, le mot slave край (Kraï) qui signifie borne, bout, extrémité, bordure. On trouve ce mot dans les deux noms d’Ukraine et de Krajina. L’Ukraine est ainsi un des « bouts » de la Russie, quand les Krajina sont le bout de l’empire ottoman dans les Balkans, destinés à faire face à l’empire austro-hongrois. Territoires de bordure d’empire, territoires annexes, ils n’existent d’abord que dans cette dépendance originelle, ce qui explique d’ailleurs leur difficulté à trouver une identité nationale. L’Ukraine est aujourd’hui bien proche d’un État failli avec des difficultés nationales évidentes et une population divisée (ce dont le conflit du Donbass n’est que la manifestation la plus récente). Quant aux Krajina, elles étaient peuplées de Serbes et de Croates et les populations serbes durent les quitter lors de la fin de la guerre de Bosnie, juste avant les accords de Dayton en 1995. Cela étant, l’État bosniaque ne brille pas non plus par sa solidité.
On décèle donc aujourd’hui encore des territoires qui obéissent encore, peu ou prou, à la vieille logique des marches impériales, inventée par Charlemagne au tournant du IXe siècle. Cela signifie que nous sommes encore en train de gérer des héritages d’empire. Un bref tour du monde le montrera aisément.
Héritages d’empire
L’Europe est toujours occupée à panser les plaies des deux guerres mondiales. La situation dans les Balkans le prouve, puisqu’on vient récemment de se féliciter de l’accord trouvé entre la Grèce et la Macédoine sur le nom de cette dernière. Kossovo et Bosnie-Herzégovine ne brillent pas par la solidité de leurs États-nations. Cent ans après la fin de l’empire austro-hongrois, la situation n’est toujours pas stabilisée. Plus à l’Est, on gère encore l’éclatement de l’URSS et surtout du Pacte de Varsovie d’il y a à peine trente ans. Les trois États baltes ou la Pologne orientent encore leur politique extérieure dans la prévention d’un éventuel retour russe.
Le Proche- et le Moyen-Orient vivent toujours les suites d la disparition de l’empire ottoman, mais aussi des protectorats décidés à la suite de la Première Guerre mondiale. Aucun des États de la région ne brille par la solidité de son État-nation : Irak, Syrie, Jordanie, Arabie Séoudite, émirats du Golfe… L’Asie centrale connaît toujours le drame d’un État tampon depuis un siècle et demi, l’Afghanistan, établi pour séparer deux empires, sans même parler du Pakistan, État issu d’un empire des Indes et qui cherche toujours son identité. Plus au nord, les États issus de l’URSS (Tadjikistan, Ouzbékistan, Turkménistan, Kazakhstan) ne montrent pas une solidité évidente.
Quant à l’Afrique, la décolonisation a joué son rôle, même si elle n’est pas seule responsable des troubles que connaît le continent. Notons qu’il y a des réussites mais aussi de nombreux pays ayant des difficultés à s’établir en État Nation, qu’ils soient issus de l’empire français (Mali, Burkina Faso, RCA), belge (RDC, Ruanda), anglais (Soudan, Zimbabwe, Nigeria), portugais (Angola), italien (Érythrée, Somalie)…
L’origine impériale ne suffit évidemment pas à expliquer le mauvais État : le Liberia ou Haïti n’ont pas eu besoin de cette explication pour échouer. De même, des territoires venant d’empires ont réussi leur transformation. Il n’y a donc pas de règle absolue liant l’héritage impérial à de difficiles constructions étatiques, seulement une tendance assez lâche. Nous sommes encore en train de gérer des héritages d’empire. La notion d’État failli est controversée, même si le think tank américain Fund for peace a mis au point un index annuel de ces États « fragiles », construit à partir d’une douzaine de critères (5). La carte montre bien les zones où se situent ces États faillis.
Diversité de populationsUn autre trait de l’empire tient à la diversité des populations rassemblées sous son joug. Cela est vrai d’un point de vue macroscopique comme microscopique.
La chose est évidente du point de vue macroscopique : un empire réunit des populations aux mœurs et aux cultures différentes, cela est même son critère. Une de ses difficultés consiste justement à gérer cette diversité, à réussir à construire une certaine unité tout en ménageant plus ou moins d’autonomie de façon à réduire les troubles. En effet, les populations soumises doivent trouver un certain confort à leur soumission. Le pouvoir central doit donc manier la force mais proposer aussi des services en échange : plus il obtient l’adhésion, moins il doit déployer de force et donc plus il peut s’économiser pour allouer ses ressources de puissance à d’autres objectifs.
Cela est d’autant plus facile que le territoire dominé n’est pas trop homogène. En effet, si c’est le cas, la population locale peut puiser dans sa masse la revendication d’une plus grande autonomie : le gradient de puissance n’est pas assez net pour que le pouvoir central puisse ignorer cette tendance. L’empire austro-hongrois est typique de cette évolution : les Magyars étaient assez puissants (assez près de la capitale, il faut aussi le noter) pour que les Habsbourg leur accordent des privilèges. L’empire devient ainsi une double monarchie, « K und K (6) » comme l’on disait à l’époque. Nombreux ont d’ailleurs vu dans cette réémergence du sentiment national la raison de la fin de l’empire (7).
Toutefois, l’empire peut aussi rencontrer une diversité de population au niveau local : sur un territoire donné, de multiples minorités sont réunies par les circonstances ou les héritages de l’histoire. Alors, l’empire joue le rôle de juge de paix et permet de réduire les inimitiés. Chacun s’accorde finalement à une férule distante mais supportable plutôt qu’à la domination d’un voisin très proche et donc insupportable. On observe de nombreux exemples de cette logique : la Bosnie-Herzégovine (sous les Ottomans comme sous les Austro-hongrois), le Liban et la Syrie, l’empire des Indes, mais aussi une grande part des empires africains. Certains voient d’ailleurs la même logique à l’œuvre dans la constitution de l’Alliance atlantique où les Européens préfèrent s’en remettre à un parrain puissant et distant (un océan d’écart !) pour éviter leurs luttes intestines qui ont été suicidaires (8).
Atouts de l’empire
Voici une des principales vertus de l’empire : il permet l’apaisement des tensions locales, la fin des guerres picrocholines. Il constitue une réponse au dilemme des minorités. Celles-ci en effet ont écouté le grand récit moderniste issu de la Révolution française, celui qui promeut la Nation et lui associe un État. Voici donc le printemps des peuples au XIXe siècle puis les luttes de décolonisation au XXe : le modèle de l’État-nation est présenté comme la forme politique la plus aboutie et la plus progressiste. Tout peuple veut donc son « indépendance », quelle que soit sa taille et sa viabilité. Ceci entraîne une grande confusion puisque des micro États n’ont pas les moyens de leur indépendance et trouvent des ressources alternatives : soit des subsides en récompense de positions politiques internationales (vote à l’ONU, reconnaissance de la Chine populaire au lieu de Taïwan), soit au moyen de tolérances juridiques qui expliquent l’existence de bien des paradis fiscaux.
Le récit de la « libération nationale » revient à appuyer sur les sentiments identitaires localisés, voire à les susciter là où ils étaient absents ou latents. La raison ne tient pas seulement à des difficultés sociales : ainsi, en Europe, des revendications nationales apparaissent dans des régions riches qui veulent justement se séparer d’un centre jugé plus faible et donc exploiteur (Flandres, Catalogne, Padanie dans les années 1990). Mais il est évidement très vif dans des zones conflictuelles : le mouvement kurde s’est ainsi renforcé à la suite des difficultés politiques en Turquie mais aussi de la guerre d’Irak puis de la guerre de Syrie. Le conflit au Mali posait à l’origine une question touarègue au nord, il s’est depuis étendu à des questions ethniques au centre du pays opposant Peuls, Dogons, Bambaras, …
Une autre conséquence de ces revendications nationales de minorités consiste en l’épuration ethnique, plus ou moins violente. Il ne faut pas oublier que l’Europe d’après-guerre a organisé de tels mouvements avec le déplacement de nombreuses minorités allemandes à travers le continent. Plus récemment, les guerres de Yougoslavie ont conduit à des homogénéisations ethniques. Nul ne doute que la guerre en Syrie produira des effets similaires. Les réfugiés en dehors du pays, les déplacés à l’intérieur, se réuniront sur des bases ethniques et politiques, forçant une homogénéisation des minorités.
L’empire favorise donc une sorte d’équilibre entre la stabilité et la liberté. La revendication nationale se place évidemment sous le prisme de la liberté (ne parle-t-on pas de « libération nationale »), quand l’empire prétend apporter la stabilité. L’équilibre est parfois atteint mais l’évolution des mœurs, des conditions sociales et économiques, des influences politiques et des modes culturelles constituent autant de facteurs qui vont mouvoir cet état temporaire. Car si l’empire est comme toute construction humaine un édifice temporaire, il s’appuie sur des territoires qui sont eux-mêmes en mouvement, alors qu’on a l’illusion de les croire fixes. Si le substrat géographique évolue lentement, la couche humaine connaît en revanche des mouvements beaucoup plus vifs. Il n’y a pas de stabilité politique sans véritable politique territoriale.
O. Kempf 1 H. Inglebert, « Les empires rassemblent sans se ressembler », in Coll., Atlas des Empires (pp. 30-31), Le Monde-La Vie, 2016. 2 Cf. Ch. Grataloup, qui propose un schéma de l’assimilation impériale des Han (barbares crus, barbares cuits), in « Génèse impériale de la nation chinoise » in Coll, Atlas des empires, Le Monde & La Vie, 2016, p. 13. 3 P. Kennedy, Naissance et déclin des grands puissances, Payot, 1989 (éd. originale : The rise and fall of great powers, Random House, 1987). 4 J. Burbank et F. Cooper, Empires, de la Chine ancienne à nos jours, Payot, 2011. 5 http://fundforpeace.org/global/what-we-do/fragile-and-conflict-affected-states/ accès le 6 août 2018. 6 Kaiserische und Königische. 7 François Fejtö, Requiem pour un empire défunt. Histoire de la destruction de l’Autriche-Hongrie, Lieu Commun, 1988. 8 O. Kempf, L’OTAN au XXIe siècle, la transformation d’un héritage, Le Rocher, 2015, 2ème édition.