Choisir de consacrer un dossier aux territoires implique d’étudier les modalités de leur développement, notamment économique. Ce qui amène à se demander ce qui fait qu’un territoire est plus attractif qu’un autre. Est-ce sa géographie, son histoire, sa population, sa culture, voire autre chose ?
Car chaque territoire, quelle que soit sa taille et notamment à notre époque où, en France, nous parlons de la désertification de certains d’entre eux, cherchera à se développer, selon des choix qui lui sont propres (économiques, humains, etc.).
Face aux disparités de leur développement, le principe de réalité nous rappelle que tous les territoires ne sont pas égaux. En effet, leur géographie et leur histoire sont des paramètres qui ne peuvent être oubliés ou écartés d’un revers de manche. C’est ainsi que l’Indre, département enclavé s’il en est, a tout misé après guerre sur la présence américaine de l’OTAN (ce qui a permis le développement de l’aéroport de Châteauroux) ; mais par contre-coup, lorsque la France s’est retirée de la structure militaire de l’Alliance, le département s’est retrouvé fort mal loti économiquement, la vague d’industrialisation de la reconstruction du pays (années 50 – 60) étant passée.
Si l’aéroport de Châteauroux est revenu sur le devant de la scène ces derniers temps avec le départ d’avions russes d’aide humanitaire franco-russe pour la Syrie, le département n’est toujours pas en pointe en termes de développement économique.
À l’opposé de cette situation, nous trouvons la Silicon Valley qui continue d’attirer les entreprises numériques, quand bien même les années 2001 – 2003 ont été marquées par des pertes d’emploi.
Il est donc utile d’étudier comment l’intelligence économique, en prenant comme acception celle qu’en donne Alain Juillet, à savoir la maîtrise et la protection de l’information stratégique utile pour tous les acteurs économiques peut être appliquée aux territoires.
De cette définition surgit immédiatement une interrogation : dans la mesure où les territoires ne sont ni indépendants, ni souverains, ni même autonomes, comment la mise en œuvre, par leurs dirigeants, d’une politique d’intelligence économique peut être compatible avec celle décidée par ceux de la Nation à laquelle le territoire appartient1 ?
Et comment faire coexister ces deux déclinaisons, potentiellement concurrentes ?
Pour en limiter la longueur, cet article se bornera aux territoires inclus dans un État plus large qu’eux. Ce qui présuppose que le territoire en question, quand bien même il aurait des revendications nationalistes, ne constitue pas un État souverain.
Aux impératifs indispensables au développement de l’intelligence territoriale s’ajouteront des contraintes fixées par l’État, plus particulièrement lorsqu’il est centralisé, ce qui amènera un lot de paradoxes possibles que les décideurs locaux ne peuvent négliger.
I Les impératifs
Le premier impératif qui tombe sous le sens, mais qu’il est cependant salutaire de rappeler, est la connaissance du territoire par les personnes souhaitant le développer. Cette connaissance va bien au-delà de la compulsion (ou de la constitution) d’une simple monographie descriptive, car elle doit prendre en compte l’histoire du territoire, ses différentes géographies (physique, humaine, économique, etc.), la connaissance de ses acteurs majeurs ainsi que le potentiel (économique, culturel, etc.) du territoire.
Pourquoi ?
Parce qu’il faudra, selon le célèbre principe pédagogique, « partir du connu » c’est-à-dire de ce que le territoire est, et non ce qu’on voudrait qu’il soit. Il faudra également prendre en compte le principe de réalité, sans lequel les vessies sont prises pour des lanternes, bien que leur durée d’éclairage soit cependant limitée.
L’application de ce principe de réalité permettra également de connaître précisément ce qui a déjà été réalisé dans le territoire et donc d’anticiper ce qu’il sera possible d’y faire.
Ainsi, le Brexit a fait (et continue de faire ?) naître des appétits de villes européennes qui se verraient bien supplanter la City de Londres, menacée par la difficulté probable qu’auront les financiers européens (non britanniques) à y exercer, une fois l’accord (ou le non-accord) entré en vigueur. Dublin, Hambourg, Genève et Paris ont alors fait miroiter aux futurs refoulés de Sa Gracieuse Majesté les atouts que leur ville s’apprêtait à mettre à leur disposition. Mais Genève se voit reprocher son manque d’écoles pour les enfants d’expatriés, et gageons que les récurrentes mésaventures des transports en commun parisiens (RER principalement, mais depuis peu, métro) ne doivent pas susciter un enthousiasme phénoménal outre-Manche.
Cela permettra également de ne pas jouer à contre-emploi en essayant de copier (singer ?) les recettes qui ont fonctionné ailleurs jusqu’à présent. N’oublions pas que « vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà2 », et ce qui a fonctionné il y a même 10 ans ne fonctionnerait pas nécessairement maintenant : pourrait-on lancer un nouvel Amazon, par exemple ?.
Il est ainsi possible de penser au grand campus de Palaiseau, qui se veut inspiré du modèle américain pour mieux concurrencer ceux d’outre-Atlantique mais qui, pour l’instant, est encore freiné par de bêtes questions (entre autres) bassement matérielles (transport, accès), et par sa faible attractivité (que faire à Palaiseau après 18 h ?).
La connaissance du territoire induit la question de la personne qui peut le représenter et portera sa politique d’intelligence économique. Ou, dit autrement, peut-on vraiment connaître un territoire lorsqu’on vient d’y être parachuté ? Si tel est le cas, faudrait-il alors se lancer dans un éloge du temps alors que notre période fait tout pour tenter de l’abolir ?
Poussons plus loin le questionnement. Cette question expliquerait-elle en partie l’échec d’une bonne partie des dirigeants politiques ayant vécu à l’étranger et revenant dans leur pays d’origine (en proie à de certaines difficultés) en « sauveur », avant de se sauver avec biens et bagages ?
Mais parce que les territoires ne sont pas indépendants, il leur sera nécessaire de s’accorder avec le niveau national, et que celui-ci mette effectivement en œuvre le principe de subsidiarité, même s’il a tendance à contraindre ses territoires.
II Les contraintes
La contrainte principale pour un territoire voulant développer une politique propre d’intelligence économique réside dans la compatibilité de cette dernière avec celle définie par son État.
En effet, et nous nous bornerons ici à l’État français jacobin et centralisateur3, l’État peut ne voir que d’un œil moyennement bienveillant les velléités hétérodoxes de ses territoires, les assimilant à des tentations autonomistes voire indépendantistes.
L’exemple le plus frappant est celui de la défunte vignette automobile. Lorsqu’elle était encore en vigueur, le conseil général de la Marne eut l’idée d’en baisser le coût pour inciter les entreprises de location de véhicules à s’installer dans le département. Tout était légal, et l’opération a largement réussi, le département ayant ainsi doublé les recettes de la dite vignette. Mais c’était sans compter sur le ministre des finances de l’époque, président du conseil général d’un autre département qui, au nom de l’intérêt national bien compris, a vite vu les dégâts que cela pouvait créer. La vertu si vilement outragée par de basses raisons financières vit ainsi son salut arriver par la loi qui interdit ce nouveau type de « pavillons de complaisance. » La Marne rentra alors dans le « droit commun. »
Cet exemple confirme que, pour qu’une politique d’intelligence économique se développe, il est indispensable qu’il y ait une certaine stabilité juridique.
Une autre contrainte pesant sur les territoires est celle de l’État-stratège. Le problème d’une personne ou d’une institution se voulant stratège, et le proclamant urbi et orbi, est que cela souligne encore plus la nudité du roi lorsqu’elle apparaît.
Ainsi, l’État français s’est particulièrement distingué par son incohérence dans la promotion de l’intelligence économique : après l’heureuse nomination en 2003 d’Alain Juillet comme Haut Responsable de l’Intelligence Économique et malgré la nomination concurrente d’un délégué général à l’IE dépendant du ministère des Finances4, son successeur en 2009 qui prit le titre de délégué interministériel à l’IE (D2IE) fut plus effacé (pour le moins) ; puis Claude Revel de 2013 à 2015 se battit sur le front des normes, avant que son successeur voie son titre (encore) changer pour devenir commissaire à l’information stratégique et à la sécurité économiques.
Ces appellations pourraient être anecdotiques, mais elles sont à mettre en parallèle avec celle qui prévaut pour la sécurité routière : depuis 1982, elle a un délégué interministériel5, ses racines remontant même à 1972 avec la création du délégué à la sécurité routière6.
Parmi les contraintes, nous devons aussi compter l’absence totale d’autonomie des territoires (métropolitains) qui ne peuvent se développer sans blanc-seing du pouvoir central.
Nous l’avons vu précédemment avec l’exemple de la vignette automobile, les idées novatrices (renommées actuellement disruptives) ont du mal à émerger, prouvant le bien-fondé paradoxal du dicton « avoir raison trop tôt, c’est avoir tort », ce qui laisse penser qu’avoir tort trop tard reviendrait à avoir raison. Les shadoks ne sont pas loin…
Ces réactions paradoxales pourraient s’expliquer par la méconnaissance de l’IE par les dirigeants locaux et surtout nationaux. Preuves en sont la part accordée à l’IE et à la sécurité routière lorsqu’on regarde l’existence d’un délégué interministériel pour ces fonctions, l’absence de vision à long terme (était-il judicieux de vouloir lancer un « Airbus des mers » en fusionnant STX et Fincantieri7 ?), le peu de suites concrètes (donc autres qu’oratoires) données aux rapports Martre (contemporain cependant du lancement de l’advocacy center8 aux USA) et Carayon, ainsi que la caricature dans laquelle l’intelligentsia gauloise se plaît à placer l’IE en l’assimilant à du protectionnisme : combien d’emplois sauvés et de marchés conquis grâce à la photo d’Arnaud Montebourg en marinière ?
Et puisque, lorsque les affaires intérieures vont mal, c’est souvent à cause de l’Europe, reconnaissons que l’UE se distingue par une capacité de réaction assez faible face aux autres pays-continents9.
III Les paradoxes
Tout se passe alors comme si l’IE territoriale était plongée dans un océan de paradoxes et que ses défenseurs devaient en permanence danser sur un volcan.
En effet, un territoire ne peut se développer que s’il est correctement desservi, notamment en matière de transports. Or, les dessertes par les transports dépendent principalement de l’État, non du territoire. Ce point est un des leitmotive de certains élus, comme cela a été le cas lors du récent colloque désertification et réanimation des territoires10, mais aussi comme le montre l’article du Monde diplomatique relatif à la ville de Moulins, quasiment abandonnée par la SNCF11.
Dans ce cas, l’IE territoriale peut être un aiguillon pour un État qui pourrait sembler parfois indolent, face à des élus davantage enclins que lui à développer leur territoire. Certains lui reprochent d’ailleurs son désengagement alors que des interdictions législatives ou réglementaires demeurent : « Si vous laissez l’industrie s’effondrer, il faut que vous favorisiez une compensation par les infrastructures pour qu’au moins on puisse recréer de la mobilité12 » montrant ainsi que l’IE ne peut exister que si tout le monde lutte « à armes égales13. »
La stabilité juridique précédemment évoquée transparaît dans cette déclaration, car un territoire ne peut se développer s’il est en permanence confronté à des lois et règlements qui le brident.
L’IE territoriale peut être un aiguillon, mais elle peut également susciter une certaine anxiété chez les représentants de l’État, dans la mesure où les résultats économiques d’un territoire seraient meilleurs que ceux de l’État, validant ainsi une politique économique et invalidant l’autre (du moins, à court terme). Or, une trop grande richesse relative peut créer, si ce n’est des velléités d’indépendance (comme la Catalogne en Espagne), au moins de la suspicion voire de la jalousie. Ainsi, Henri VIII déclara à François I° que s’il avait un vassal aussi riche que le connétable de Bourbon, il le ferait emprisonner14.
Cette situation constitue un paradoxe tant pour l’État que pour le territoire, car s’il est vrai que l’État peut craindre de voir sa politique économique15 invalidée par celle d’un territoire, il ne peut pour autant souhaiter (s’il n’est pas mené par une idéologie) le marasme de l’un ou l’autre de ses territoires.
Enfin, il s’avère que les territoires peuvent ouvrir, auprès de l’UE, une représentation qui n’est pas diplomatique (la diplomatie étant affaire régalienne) mais dont l’objectif est de les promouvoir. Charité bien ordonnée commence certes par soi-même, mais il demeure étonnant que les tenants de la centralisation tolèrent leur existence16.
Ainsi, à une époque où les dirigeants politiques estiment devoir être jugés (pour les plus audacieux d’entre eux, d’autres se situant à des hauteurs inatteignables17) sur leurs résultats économiques (ce qui a valu – officiellement – la non présentation de F. Hollande à sa succession), ils peuvent assimiler l’intelligence économique territoriale à une mauvaise conscience venant sans cesse leur rappeler leur échec, alors que d’autres s’en sortent mieux. Mais chercher à exercer des responsabilités n’a pas que des avantages, cela comporte également des contraintes.
Face à cet apparent blocage, la culture peut être un moyen par lequel promouvoir son territoire, l’État centralisateur se devant de développer la culture nationale18, les personnes une fois sur place se chargeant de développer le territoire dont la culture les a séduit. Parmi les éléments culturels figure la langue, certaines d’entre elles ayant essaimé dans des contrées lointaines, avec un succès étonnant19. Mais là encore, une pierre d’achoppement peut apparaître si l’État a une dilection profonde pour le centralisme20. Ainsi, selon une Russe témoignant sur le site précédemment évoqué : « Je me souviens que j’avais une amie assyrienne dans ma classe, et nous parlions un peu assyrien pendant les récréations. Cela ne dérangeait personne. J’ai été bien étonnée quand j’ai appris que parler breton à l’école [en France] a pendant longtemps été interdit ».
La langue est donc un moyen de rayonner, et d’ailleurs, l’année dernière, le prix Xavier de Langlais, récompensant chaque année une œuvre en prose ou un recueil de poésie en langue bretonne, a été décerné à Ioulia Borisova, citoyenne russe bretonnante, dont on ne sait si elle est membre de la « mafia » évoquée par Jupiter lors de son séjour au Vatican.
Mais, rayonner par la culture locale pose la question de la reconnaissance des langues régionales et de leur place au sien de la communauté nationale…
Conclusion
Est-il possible de conclure sur ce sujet en perpétuel devenir, pour le moins en France ?
Encore mal considérée dans notre pays, l’IE lorsqu’elle se pare des couleurs régionales semble être assimilée par les dirigeants nationaux aux prémisses de l’indépendantisme21, cancer de la République pour lequel aucune thérapie n’est assez lourde.
Ainsi, la majorité des dirigeants qui se sont succédé à l’Élysée et ses succursales semblent penser qu’une bonne IE territoriale ne peut se concevoir que sous les ors de leur palais, afin de concilier les intérêts de la Nation à ceux, bien compris, des territoires. Comme si ces représentants pouvaient comprendre « sans effort Le langage des fleurs et des choses muettes22. »
En conjuguant ce constat à celui de l’incompréhension de l’IE par la majorité des dirigeants politiques, nous remarquons que l’intelligence économique territoriale doit encore défricher son chemin avant de pouvoir déployer toutes ses potentialités.
Si les Britanniques estimaient qu’il y avait un « long way to Tipperary », reconnaissons hélas qu’il faudra également parcourir un certain chemin avant que « l’aurore resplendissante » de l’IET luise à nos yeux « éblouis, émerveillés, transfigurés. »
Mais cela en vaut la peine.
1Ce qui amène la question de la constitution d’une Nation sur un territoire inclus dans un État plus large. Reconnaissons cependant que la Pologne a su entretenir la Nation au sein des Empires auxquels elle a été incorporée, et que du temps de la Tchécoslovaquie, les cartes d’identité mentionnaient la citoyenneté (Tchécoslovaque) et la nationalité (Tchèque ou Slovaque).
2Blaise Pascal, in Les Pensées, 94.
3Au moins depuis Colbert, si ce n’est encore plus tôt, ce qui expliquerait ses pesanteurs endémiques. À moins qu’une vraie disruption ait lieu dans ce domaine. Chiche ?
4Subtilité administrative locale, ou mise en application du principe « diviser pour mieux régner » ?
10Cf. https://www.fondation-res-publica.org/Desertification-et-reanimation-des-territoires_r147.html
12Intervention de Marie-Françoise Bechtel, vice-présidente de la Fondation Res Publica, ancienne députée de l’Aisne, lors du colloque « Désertification et réanimation des territoires » du 27 février 2018.
13Titre d’un rapport de B. Carayon sur l’IE.
14Le dit connétable, convoqué devant les tribunaux par le Roi (sur les conseils de sa mère), comprit fort bien ce qui l’attendait et passa au service de l’Empereur. Ironie de l’Histoire, le connétable fit prisonnier à Pavie son royal cousin avant de mourir devant Rome en 1527.
15La question de la politique économique précède celle de la politique d’IE. En effet, élaborer une politique d’IE sans qu’il existe de politique économique est sûrement une vraie satisfaction intellectuelle, mais probablement guère plus.
16À moins qu’en cette occasion, on puisse prêter aux chefs de l’État français le mot qu’eut De Gaulle à propos du ministère de la culture qui n’était pas confié à ses thuriféraires : « ça les occupera. »
17On relira avec bonheur (ou gourmandise, voire les deux) à ce sujet Élévation de Baudelaire.
18Dans les cas où ces États possèdent une culture nationale, ce qui n’est pas le cas de tous, semble-t-il.
20Qu’il soit démocratique ou non…
21L’indépendantisme semblant la déclinaison locale du nationalisme auquel est assimilé l’IE.
22Élévation, C. Baudelaire.