Les lignes qui suivent sont l’œuvre d’un invité. Il nous a paru intéressant de les publier, dans la mesure où ce texte nous semble contribuer au débat stratégique.

La récente publication à grand renfort de publicité, notamment sur les réseaux sociaux, du rapport « Les manipulations de l’information, un défi pour nos démocraties » incite à se demander ironiquement si cette publication accompagnée d’innombrables éloges, parfois même de personnes avouant ne pas l’avoir encore lu, ne constituerait pas elle même une manipulation de l’information.

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L’objectif de ces lignes n’est pas d’en faire une relecture plus ou moins ironique, mais plutôt de voir si les critères scientifiques revendiqués par leurs auteurs sont bien respectés, sans pour autant dédaigner l’humour, les auteurs de ce rapport estimant qu’il a sa place dans la lutte contre les manipulations de l’information.

En bref, il s’agit d’en faire une lecture critique, en précisant que le Kremlin ne m’a versé aucun kopeck et qu’à ma connaissance, je ne suis pas un agent russe. Peut-être un agent dormant, mais avec l’âge viennent les insomnies, et que vaut alors un agent dormant qui se réveille trop souvent et ne retrouve que mal le sommeil ?

I L’indépendance du rapport

Le premier point à étudier est l’indépendance de ce rapport.

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En effet, ses auteurs soulignent que « ce rapport n’est pas et ne doit pas être considéré comme une position officielle du gouvernement français. » (p 9). Pourtant, ils sont (d’anciens) membres de deux ministères régaliens (Armées et Affaires étrangères), reconnaissent qu’une partie de leur production est à destination des ministères, et que le ministre des Affaires étrangères lui-même a clos un des colloques qu’ils ont organisé.

Cependant, en toute rigueur, le travail n’est effectivement pas la position officielle du gouvernement. Cependant, le discours de clôture du ministre des affaires étrangères, précédemment cité, « mentionnait le présent rapport, alors en préparation. » Qu’un ministre en exercice soit aussi attentif à un rapport en préparation montre que soit ce rapport est une commande, soit il existe une proximité suffisante entre le ministre et les auteurs pour que celui-là ne réfute pas ceux-ci.

Ce n’est certes ni péché ni illégal.

Mais poursuivre en écrivant que le ministre espérait pouvoir en tirer les enseignements et retranscrire dans la note de bas de page afférente les propos dudit ministre : « Le centre d’analyse, de prévision et de stratégie de mon1 ministère, avec l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire, finalise en ce moment un rapport recueillant les analyses et les meilleures pratiques de nos partenaires, des chercheurs, des médias et des organisations des sociétés civiles à l’échelle internationale. Je souhaite que nous puissions en tirer les enseignements » laisse penser que ce travail répond à un besoin clairement exprimé du ministère, ce qui pourrait s’apparenter à une commande. Et un travail de commande, même s’il n’exprime pas une position officielle, peut s’apparenter à de l’art pompier. La science pompière serait-elle à inventer ?

Que les lecteurs se rassurent, aucun ministre, pas même dormant, de quelque pays que ce soit, n’attend la sortie de ce billet.

Pour nous assurer que ce travail n’est pas de commande, nous nous sommes posé la question de l’occurrence des noms Macron et Le Drian.

Dans l’introduction, un extrait du discours du président est cité : « Ne croyons pas que cela ne fonctionne pas. Nous savons que cela fonctionne, nous l’avons vu à l’œuvre à l’étranger mais aussi en France2. » Son ministre des affaires étrangères est également cité une fois, la référence étant son discours du 4 avril.

Dans la première partie Pourquoi ?, le nom Macron apparaît 2 fois dans le corps du texte, 1 fois dans une note de bas de page (cette partie en contient 102), et 2 fois par le terme Macron leaks. Celui de Le Drian apparaît 3 fois dont 2 dans une note de bas de page (cette partie en contient 102).

La deuxième partie Comment ? mentionne le nom Macron 1 fois dans le corps du texte et 5 fois par le terme Macron leaks. Un extrait de discours présidentiel est cité. Quant à celui de Le Drian, il n’apparaît pas.

Dans la troisième partie Les réponses, le nom Macron apparaît 27 fois dans le corps du texte, 13 fois dans une note de bas de page (cette partie en contient 84), et 21 fois par le terme Macron leaks. Cela se comprend car cette partie a pour point de départ l’étude de cas des Macron Leaks. Pour sa part, le nom de Le Drian apparaît 3 fois en note de bas de page.

Dans la partie des Recommandations, le nom Macron apparaît 2 fois dans le corps du texte, 1 fois dans une note de bas de page (cette partie en contient 31), et 2 fois par le terme Macron leaks. Celui de Le Drian n’apparaît pas.

Enfin, la bibliographie mentionne le discours de Macron à l’occasion des vœux à la presse le 3 janvier 2018 et 2 fois le terme MacronLeaks. Elle mentionne également le discours de Le Drian du 4 avril 2018.

Le nombre de références au président de la République et à son ministre des affaires étrangères s’avère donc assez élevé au vu de la renommée scientifique de leurs travaux.

II Un vocabulaire et une grammaire symptomatiques d’un à-peu-près fort peu scientifique

Un document scientifique doit s’appuyer sur un vocabulaire clairement défini pour éviter de laisser la place aux interprétations, et doit également éviter le conditionnel et les tournures alambiquées : l’objectif est de manifester, sinon la vérité, la science. D’ailleurs le théorème de Pythagore énonce que le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés, non qu’il pourrait être égal à cette somme.

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Le vocabulaire

Critiquer (p 19) le terme « fake news » parce qu’il est vague et citer dans la même phrase celui de « populisme » qui n’est pas rigoureusement défini mais renvoie plutôt à un type d’action politique imprécisément définie est incohérent.

Confondre internet et le numérique (p 29 « une désillusion à l’égard du numérique : internet devait nous libérer, et il nous enferme. ») est une grossière erreur.

À la page 31, l’absence de définition du terme « conspirationniste » pose problème, car c’est un appel à l’émotion au sein d’un document se voulant scientifique. En l’absence d’une telle définition, ce qui est reproché par la suite aux conspirationnistes (« Les conspirationnistes demandent qu’on leur fournisse la preuve que leurs théories sont inexactes et farfelues ») peut même les faire paraître scientifiques.

Le flou du vocabulaire employé en trois phrases p 35 tendrait à prouver que l’étude n’est que peu scientifique : « Heureusement, toutes [les théories conspirationnistes] ne sont pas dangereuses. Certaines sont inoffensives. Mais d’autres peuvent avoir des effets déstabilisateurs, même si elles ne sont partagées que par une ultra-minorité de la population. » Où sont les arguments qui étayent ces affirmations ? À quelle quantification renvoient ces termes génériques ? qu’est-ce qu’une ultra-minorité ?

D’après les auteurs, si les Macron leaks ont échoué (p 70) c’est que l’écosystème médiatique français est « relativement sain. » Deux incertitudes en deux mots : qu’est-ce qu’un écosystème médiatique sain, comment mesurer cet état, et à quelle fraction de cet écosystème renvoie le terme relativement ?

Nous apprenons p 85 que le darknet serait « un réseau » qui « échappe aux règles de gouvernance d’internet. » Cette affirmation laisse pantois. Non seulement parce que l’unicité du darknet est tout aussi scientifique que la platitude de la terre, mais aussi parce que s’il est si néfaste et aussi facilement identifiable, pourquoi aucun gouvernement ne songe à le fermer immédiatement ?

D’autres termes auraient mérité une définition rigoureuse. Ainsi, p 111 les communautés « russophiles » sont citées, mais sans éclaircir le sens du terme. De même p 113 il aurait été utile de définir ce qu’est la « fachosphère ».

Enfin p 114 nous apprenons qu’un « certain scepticisme sain » fait partie intégrante de l’ADN français. Là encore, le fait d’utiliser le terme sain renvoie davantage à un jugement de valeur qu’à une observation scientifique.

Et pour le plaisir, citons la p 123 où nous apprenons que « le MSB suédois a préparé un Handbook sur les opérations d’influence. » Tant il est vrai qu’aucun terme français ne saurait traduire celui de Handbook…

Le conditionnel et les hypothèses

Il est écrit (p 25) « De notre enquête, il ressort que l’effet de ces manipulations ne serait pas de changer les opinions mais de semer le doute et la confusion. » Comme dit supra, utiliser le conditionnel pour présenter les résultats d’une enquête présumée scientifique tend à prouver que ladite enquête n’est pas scientifique.

Il est écrit p 116 que les déclarations du gouvernement français avant les élections ont « peut-être » contenu « les attaques à un niveau de menace qui aurait pu être plus élevé. » Tant de précautions laissent pantois dans un document se voulant scientifique. Il paraîtrait de source sûre, dans les milieux bien informés, que le carré de l’hypoténuse aurait pu être égal à autre chose, mais nous n’en dirons pas plus.

Écrire p 157 « le renforcement des médias conventionnels jugés fiables » pose à la fois la question de la signification du vocabulaire (qu’est-ce qu’un média conventionnel3, qu’est-ce que la fiabilité d’un tel média) et celle de l’échelle de fiabilité utilisée.

Et tout cela, alors même que la première recommandation du rapport est de « Définir et distinguer clairement les termes »…

III Le cas particulier de l’intention

L’intention des auteurs de manipulation de l’information est souvent mentionnée dans ce rapport. Sujet particulièrement sensible (comment peut-on être certain des intentions des uns et des autres ?), il est cependant manié avec une grande aisance par les auteurs.

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Ainsi nous est-il dit p 20 que « La « désinformation » est généralement définie comme la diffusion d’informations délibérément fausses ou trompeuses. » À cette affirmation succède le bémol selon lequel ce terme de désinformation serait « trop large car il inclut la désinformation bénigne, sans intention hostile. »

Ainsi, dès les premières pages du rapport se pose la question de savoir comment on peut prouver une intention.

N’est-il pas contradictoire d’affirmer que la diffusion d’informations délibérément fausses ou trompeuses peut s’effectuer sans intention hostile ? Car une personne qui diffuse des informations délibérément fausses connaît leur fausseté. Mais elle les diffuserait sans intention de nuire ? Ce serait donc à l’insu de son plein gré ?

Par la suite, les auteurs nous expliquent que « Diffuser intentionnellement de fausses informations n’est pas en soi problématique : nous devons nous concentrer sur celles qui ont un effet négatif ou au moins une intention hostile. » Ce monde est merveilleux ! Nous avons l’impression de nager en plein brouillard conceptuel ! Mais qui juge de la négativité de l’effet, particulièrement lorsqu’il s’agit d’une élection ? Une intention bonne suffit-elle alors à tout pardonner ? Machiavel était alors un philanthrope, dans la mesure où ce qu’il voulait était bon ?

Ce raisonnement revient alors à justifier les légions d’assassins qui voulaient faire le bonheur de leur peuple malgré lui.

L’intention est aussi aux premières loges p 21 puisque nous y apprenons que le rapport se focalisera sur des actes commis « avec l’intention politique de nuire », mais sans préciser à qui ces actes nuiront. « Nous excluons de fait du champ d’étude de ce rapport les nombreuses manipulations de l’information dont l’intention n’est ni politique ni hostile » est-il ajouté. Il manque cependant à l’appui de cette affirmation quelques exemples de manipulations non hostiles de l’information pour se ranger définitivement à l’avis des auteurs.

Regretter p 155 que « comme le rappelle le Wall Street Journal, « le directeur général de Twitter, Jack Dorsey [lui-même], a partagé au moins 17 tweets d’un troll russe dénommé Crystal1Johnson entre fin 2016 et mi-2017 » » équivaut à jeter le bébé avec l’eau du bain : quelle était en effet la teneur de ces tweets relayés ? Sans plus de précisions, cet argument est du même niveau que celui qui reviendrait à critiquer madame Merkel parce qu’elle s’exprime dans une langue rappelant les heures les plus sombres de notre histoire…

En plus des éléments que nous venons de citer, certains indices ne militent pas en faveur d’une grande qualité scientifique du document.

IV Les manques de rigueur

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La restriction de son champ d’études, logique au demeurant dans la mesure où une étude scientifique ne peut viser à l’exhaustivité, peut laisser perplexe. En effet ne sont citées que certaines attaques : « Ukraine, Bundestag, référendum néerlandais, Brexit, élection américaine », toutes concernant le même type de victimes, en se gardant bien d’évoquer l’éventuelle responsabilité des perdants dans leur propre défaite.

En outre, mettre au même niveau les manipulations des élections présidentielles US et Française (p 11) sans aucun élément de preuve peut apparaître un peu exagéré. Dans le même ordre d’idées, présenter les « Macron Leaks » comme un cas particulier parce qu’elles ont échoué (p 12) revient à reconnaître implicitement que les autres ont réussi. Or les preuves scientifiques restent à découvrir puis à montrer au monde scientifique afin qu’elles soient dûment critiquées avant d’être acceptées comme telles.

Il est fait mention p 22 des dommages causés par les manipulations de l’information : « [les gouvernements] qui reconnaissent les dommages que ces manipulations peuvent causer à la société ». Pourquoi pas. Mais ne jamais nommer ces dommages laisse perplexe…

Dans les exemples de résultats réels de manipulation de l’information mentionnés p 23, on ne trouve rien sur les élections pourtant précédemment présentées comme une des causes de la prise de conscience que les manipulations de l’information pouvaient exister. Ce qui amène logiquement à écrire (p 24) que « l’évaluation de l’efficacité des manipulations de l’information demeure une gageure, et aucune méthode n’est entièrement satisfaisante. » Une présentation de ces méthodes aurait été la bienvenue.

Les auteurs déplorent p 24 l’impossibilité de mesurer l’efficacité de ces manipulations. Pourtant, le rapport doit son existence à cette efficacité, au moins supposée. Si tel n’était pas le cas, pourquoi l’avoir rédigé ?

La conclusion de la page 25 est totalement incohérente : il faut évaluer la réception de ces campagnes et, en même temps, agir contre elles car on ne peut attendre les résultats de cette recherche pour agir. Soit. Et si la recherche ne prouve rien ? On embastille ces chercheurs refuzniks ? La recherche doit-elle être un alibi aux décisions politiques ?

Si la crise de confiance envers les institutions (pp 36 -37) est pointée du doigt comme cause possible de développement de cette manipulation de l’information, les causes de cette crise ne sont pas étudiées.

Si Snowden est bien cité (p 39), c’est pour prouver que « les États » (sans préciser lequel en l’occurrence dans cette affaire) n’avaient pas perdu la main. Mais la phrase suivante recentre implicitement (habilement ?) le propos sur la Russie.

Les acteurs non étatiques manipulant l’information n’incluent aucune ONG. Oubli lors de la rédaction finale ou affirmation implicite que toutes les ONG sont vierges de ces accusations ?

Affirmer que les études de cas de trolling « sont légion » (p 48) puis utiliser le conditionnel quelques lignes plus loin pour appuyer cette affirmation par des noms de personnes ou de partis n’est pas rigoureux. Toujours à propos du trolling, la page suivante (40) indique que « Beaucoup d’États s’en sont dotés [capacités de trolling], y compris des États démocratiques, mais toutes ces structures ne sont évidemment pas comparables dans leurs activités. » Où se trouve la démonstration que les activités ne sont pas comparables ? Est-ce se reconnaître béotien que de ne pas voir l’évidence ?

La p 49 mentionne : « Ce n’est pas faire preuve de « russophobie » que de constater que toutes les ingérences récentes dans des référendums (Pays-Bas, Brexit, Catalogne) et des élections (États-Unis, France, Allemagne) sont liées, de près ou de loin, à la Russie. » La russophobie n’étant pas définie, le risque de contradiction est faible. Et affirmer, sans aucune précision, que ces campagnes sont liées de près ou de loin à la Russie laisse la porte ouverte à toutes les interprétations : un grand-père russe d’un des « coupables » constitue un lien de quelle nature ?

Citer à la p 50 la diatribe de Theresa May contre les ingérences russes est d’autant plus amusant que les services secrets de Sa Très Gracieuse Majesté ont été convaincus d’espionnage des instances européennes… Au fait, quelle fut la réaction desdites instances et des pays les composant ?

Subitement, p 51, l’ombre de Soljenitsyne semble passer « Pour être exact, il faudrait comme le recommande le SCRS parler du Kremlin plutôt que de « la Russie », pour ne pas faire l’amalgame entre le pouvoir et le peuple. » Lui qui déplorait que les gouvernements occidentaux continuent de parler de la Russie en lieu et place de la glorieuse Union Soviétique… Alors, pourquoi cette exigence d’exactitude n’est-elle pas respectée tout au long du rapport ?

Si les exemples d’ingérence soviétique dans les élections US et allemande (lutter contre les ré élections de Reagan et Kohl) cités p 53 montrent que le résultat n’est pas au rendez-vous, on peut se demander s’il faut alors voir la main du Kremlin dans les résultats de votes actuels non conformes aux attentes des gouvernements en place. Si tel est le cas, un descriptif de la montée en puissance de ces capacités aurait été le bienvenu.

La question de l’attribution d’une cyberattaque est évoquée p 56 « (…) si la Commission électorale [russe] centrale a bien constaté des cyberattaques le jour du vote, celles-ci n’ont pas été attribuées. » Certes, mais l’attribution est in fine une décision politique et non scientifique. De même qu’une décision de justice prend en compte des avis d’experts mais n’est pas une simple approbation de ceux-ci. Encore une fois, le manque de rigueur est flagrant.

Les auteurs reviennent (p 161) sur la question de l’attribution en soulignant son manque de fiabilité : « les risques d’être pris [sont] très faibles grâce aux difficultés de l’attribution et les gains potentiels très élevés », ce qui invalide alors toutes les affirmations effectuées précédemment sur le thème de l’attribution.

Cette question cyber pose la question de la cohérence d’ensemble du rapport puisque la partie défis futurs (p 161 & seq.) liste des techniques qui seront employées par le Kremlin, sans mentionner que ce dernier n’en aura pas l’exclusivité, ce qui est cependant souligné p 166 : « ce qu’il faut craindre en effet est leur généralisation et la diversification des acteurs – le fait que beaucoup d’autres feront demain ce que les Russes ont longtemps été les seuls à faire, ou à faire aussi bien. »

Puisque le but des Russes est de diviser les opinions nationales en soutenant tous les camps possibles, pourquoi alors ne citer à la p 86 que les bots favorables au maintien de l’interdiction de l’avortement en Irlande ? Sans d’ailleurs apporter la preuve formelle de leur lien (de près ou de loin, comme mentionné p 49) avec la Russie.

La partie réponses étatiques est simplement descriptive, aucune critique n’est émise, de même aucune analyse critique des dispositifs mis en œuvre par Facebook n’est effectuée.

Ne citer (p 141) que les partisans de la légalisation de l’avortement en Irlande comme étant ceux qui ont lancé une campagne de lutte contre les comptes automatisés leur étant hostiles, sans mentionner les éventuelles actions du camp adverse (existence ou raisons de la non existence de ce type d’action) revient à adopter un point de vue partisan, donc non scientifique.

Nous sommes aussi face à un problème de cohérence lorsque p 174 est proposée la création d’une structure dédiée dont l’objet doit être large alors que, dans les faits, celles existantes « se présentent publiquement comme luttant contre les manipulations de l’information en général, même si dans les faits ils sont souvent focalisés sur la Russie. »

Exposer p 177 qu’il faut « adopter une législation contre les fausses nouvelles » revient à laisser au juge la décision de distinguer le vrai du faux. Est-ce là son champ de compétences ? N’est-ce pas s’approcher d’un ministère de la vérité ? Quand bien même le dispositif législatif français récemment voté est encensé (pp 195 et 196) et que les auteurs se défendent contre cela : « Les différentes initiatives évoquées dans ce rapport visent à valoriser des contenus de qualité, non pas à censurer les contenus faux ou biaisés », sans pour autant définir la qualité d’un contenu…

La proposition 29 Comprendre et renforcer les mécanismes de confiance numérique souffre de l’absence de définition de ce qu’est la confiance numérique et, plus profondément, de l’abus du terme confiance. Avoir confiance dans l’espace numérique est aussi vide de sens qu’avoir confiance dans l’espace maritime. De plus, ce n’est pas à la société civile de le faire, mais aux industriels du numérique, sans oublier que là où existe un contrat (de type commercial), il ne peut y avoir de confiance.

Les mêmes éléments s’appliquent à la proposition 35 Renforcer la confiance à l’égard du journalisme en développant la transparence. La confiance s’exerçant entre personnes, qui donc est le journalisme ?

Et ce n’est pas la proposition 44 Imposer un niveau élevé de transparence qui y aidera, car la confiance n’est pas de l’ordre du rationnel, contrairement à la fiabilité.

V Des affirmations non prouvées

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Affirmer en p 13 que « L’information est de plus en plus considérée comme un bien commun » n’est pas une présentation scientifique des faits, mais l’expression d’un avis avec lequel on peut être plus ou moins d’accord.

Affirmer que la multiplicité des termes employés sans qu’ils soient préalablement définis « signale l’incapacité du vocabulaire existant à décrire un monde social en pleine transformation » (p 18) montre plutôt une incapacité à prendre en compte l’hypothèse des abus de langage. « Partir sur de bonnes bases » comme il est écrit juste après aurait consisté à prouver cette hypothèse et invalider les autres.

Évoquer la légitimité d’un processus électoral (cf. p 21 « la campagne peut vouloir saper la légitimité d’un processus électoral ») pousse à se demander en quoi un processus électoral est ou non légitime. Et quelles sont les sources de sa légitimité ?

« La désinformation par les images pose aussi la question de la manipulation visant les enfants » (p 24) est asséné sans que rien n’y prépare ni que rien ne suive…

Affirmer p 34 que la diffusion de nouvelles fausses et biaisées est davantage de droite que de gauche peut susciter interrogation et perplexité dans un écrit scientifique, dans la mesure où il est fort difficile de bien différencier droite et gauche, sans compter le fait que ces notions sont bien relatives.

L’ingérence s’effectue-t-elle forcément contre la population d’un autre État (p 47) ou contre les gouvernements ? Il n’y a pas d’identité entre ces deux termes.

Nous lisons p 49 « Cela ne signifie pas, naturellement, que seuls ces deux États [Russie et Chine] manipulent l’information en dehors de leurs frontières : d’autres le font ou tentent de le faire, mais avec des moyens et une incidence tellement moindres sur la politique internationale qu’il est justifié de s’arrêter prioritairement sur ces deux cas. » Mais comme auparavant (p 24), les auteurs ont regretté l’absence de mesure de l’efficacité des manipulations de l’information, nous semblons être, encore une fois, face à un parti pris non argumenté, donc face à une affirmation non scientifique.

L’anonymat, récurrente question de notre époque, est cité p 90 : « Initialement le fait de « lanceurs d’alerte », prétendument motivés par la transparence (tout en restant anonymes). » En quoi le fait de vouloir conserver son anonymat invalide-t-il le fait d’être « lanceur d’alerte » ? Snowden a-t-il davantage raison depuis qu’on connaît son identité ? N’avait-il pas de bonnes raisons de rester anonyme ?

Le problème de la proposition 17 Former les adultes comme les enfants est qu’elle est passe-partout puisqu’elle s’applique aussi bien à ce qui est recommandé ici (éducation aux médias et pensée critique) qu’à tout et n’importe quoi (cyber, numérique, code de la route, alimentation, etc.). Ce n’est pas tant l’éducation aux médias qui compte que celle de l’esprit critique, tout en reconnaissant que ce dernier n’est pas l’apanage d’un seul camp. Mais, d’un autre côté, souligner l’importance de cette proposition ne revient-il pas à souligner, sans le dire, l’échec de l’enseignement dont un des buts doit être l’acquisition d’un esprit critique ?

La proposition 22 Être conscients de ce pour quoi nous nous battons est indispensable mais, dans les faits, se heurte à bien des écueils car rares sont les politiques qui l’exposent clairement.

Conclusion

Une fois achevée la lecture de ce rapport, deux questions viennent à l’esprit :

– qu’est-ce que la presse ;

– qu’est-ce que la science ?

La première est induite par l’affirmation que l’écosystème français de la presse est relativement sain ainsi que par l’exclusion de l’étude du Qatar, par l’intermédiaire d’Al Jazira et de ses sous-groupes.

Les auteurs justifient ce refus par le fait que, quand bien même Al jazira cible les minorités religieuses et ne se distingue pas toujours par son respect scrupuleux de la vérité (critères indispensables selon les auteurs pour caractériser une manipulation de l’information), nous apprenons (p 197) que ce média a une indépendance éditoriale et respecte les standards journalistiques.

Pourtant, des membres de l’écosystème relativement sain de la presse française ne partagent pas cet avis.

L’affirmation que l’écosystème médiatique français est relativement sain incite alors à se demander dans quelle catégorie placer TF1 qui, en 2004 affirmait « vendre du temps de cerveau disponible » pour Coca-Cola et consorts. Cette affirmation est d’un cynisme similaire à celui de Facebook qui a vendu sans vergogne les données de millions de ses utilisateurs à Cambridge Analytics. Zuckerberg s’est (formellement) excusé, TF1 a poursuivi sans problèmes.

La différence de traitement peut susciter des interrogations.

La deuxième provient notamment du fait que, selon les auteurs, leur démarche ne comporte aucun jugement de valeur, ce qui étonne quand même au vu de l’abondante utilisation du terme qualité, sans qu’on sache de quoi il retourne exactement.

De plus, le nombre d’imperfections de ce rapport, les jugements relatifs aux intentions de personnes, l’imprécision du vocabulaire et les tournures hypothétiques interrogent.

Il ne suffit pas de s’affirmer scientifique pour l’être, après tout Elena Ceaucescu revendiquait bien un doctorat en chimie, et les scientifiques étant humains, la qualité de leur production peut connaître des baisses.

On peut néanmoins se demander si ce rapport ne s’inscrit pas, peut-être à son corps défendant, dans un certain dévoiement des sciences dans notre pays. En effet, l’interrogation sur les modalités de création récente d’instituts scientifiques par le gouvernement de l‘époque (alors que le nombre d’instituts et assimilés existants est non nul) n’est pas oubliée. En son temps, certains firent le parallèle avec l’institut soviétique des sciences de Moscou, dont la méthode scientifique du diamat a connu un succès planétaire. Actuellement, c’est l’attribution d’un doctorat aux élèves de l’ENA qui suscite des interrogations. Certes les énarques sont tous de brillants et exceptionnels cerveaux, mais ils ne sont pas des dieux et, à ce titre, leur parole n’est pas performative : il ne leur suffit pas de dire « je suis docteur » pour que plus personne ne les prenne pour des malades.

B. Otien


1 Souligné par nos soins.

2 Notons que la démonstration de l’argument peut laisser perplexe.

3Si on entend par média conventionnel un journal édité sur papier par exemple, le même journal au format électronique reste-t-il conventionnel ?

 

Les vues et les opinions exprimées dans cet article sont celles de leur auteur et ne reflètent pas nécessairement les vues ou les opinions d’Echo RadaR.
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