Le couperet est tombé. Malgré les offres généreuses, industriellement parlant, des britanniques et des français (hors appel d’offres pour ces derniers), la Belgique a choisi comme nouvel avion de combat le JSF F-35 de Lockheed Martin. Bruxelles ferme ainsi la porte au FCAS européen, livrant un peu plus le continent au très « vorace » programme américain.
Illustrations – Lockheed Martin
Gouffre financier, impasse technologique, concept stratégique erroné… le programme « Joint Strike Fighter » essuie les plâtres. Il représente pourtant une certaine idée du futur du combat aérien. Si le développement et le déploiement désormais bien engagé du F-35 rencontreront encore de nombreuses difficultés, il s’agit pour nous, observateurs français, de ne pas adopter systématiquement la posture de « F-35 bashing », mais plutôt d’envisager la 5ème génération d’avions de combat avec les enjeux qu’elle crée, et en premier lieu ses incroyables capacités de fusion de données.
L’avionneur américain Lockheed Martin présente son appareil comme un multiplicateur de force, doté d’un haut niveau de furtivité, mais surtout d’un système de fusion de données faisant de chaque appareil un véritable nœud de C2, pour Command & Control.
Conçu pour la guerre du XXIème siècle, à savoir l’« entrée en premier » sur un théâtre non permissif, le F-35 en tant que concept stratégique est devenu une réalité comme le prouvent les résultats de l’exercice RED FLAG 2017 durant lequel ces appareils auraient affiché un ratio de 20:1 face à des chasseurs de la génération précédente.
Le réseau, force ou vulnérabilité pour les coalitions de demain ?
La 5ème génération consacre l’ère des capteurs, où la donnée devient, plus que jamais dans l’histoire militaire, le facteur clé, le game changer. Mais un tel degré de connectivité, outre des censeurs multiples et ultra-performants, requiert des réseaux de communication robustes et incroyablement complexes. Le F-35 en est la preuve : chaque avion est défini comme un nœud participant à un réseau reliant entre eux non seulement tous les avions d’une même patrouille, mais également tous les appareils d’un même dispositif. Un « mini C2 » en somme, diffusé au sein du cloud de l’opération.
Mais avec qui le F-35 peut-il communiquer ? Et que communique-t-il ? Le F-35 cohabite dans les forces américaines avec d’autres flottes mais avec beaucoup de difficultés. Il se révèle ainsi d’ores et déjà comme non interopérable. Un constat qui laisse ses acquéreurs étrangers perplexes.
Citons le Royaume-Uni, partenaire de premier rang du programme JSF, qui doit concevoir la complémentarité de ses Typhoon et de ses premiers F-35. Même équation s’agissant de la composante aérienne du CJEF (Combined Joint Expeditionnary Forces) dans le cadre du traité de Lancaster House conclu avec la France, qui a elle opté pour le tout Rafale.
De plus, l’incapacité des réseaux actuels à transmettre le flux énorme d’informations générées par le système du F-35 est criante. Un rapport parlementaire britannique dénonçant en 2017 les « coûts cachés » du programme F-35 s’inquiétait des faibles capacités de la bande passante pour les communications à haut débit entre le porte-avions HMS Queen Elizabeth et les F-35B, limitée à 8 mégabits… quand les navires américains accueillant le même chasseur disposent eux de 32 mégabits de bande passante. Ces enjeux sont d’ailleurs bien connus de la marine française à bord du porte-avions avec notamment le retour d’expérience de l’emploi des pods de reconnaissance de nouvelle génération.
ALIS au cœur des préoccupations
Au-delà des questions techniques, il existe une problématique de confiance, avec au centre, le système ALIS (Autonomic Logistics Information System), la plateforme logicielle qui va permettre aux forces aériennes clientes de Lockheed-Martin de gérer chacun des appareils de leur flotte. Toutes les données sur la vie des avions y sont stockées et conservées.
En matière de maintenance, c’est une révolution : chaque commande de pièce, chaque modification apportée, chaque réparation est consignée, permettant à ALIS de gérer l’ensemble de la supply chain.
Des équipes au sol sont chargées de télécharger ces données depuis l’avion à son retour de mission via une console portable sécurisée. Il est à noter que la version « Block 4 » du F-35 prévoit un lien temps réel entre le sol et l’avion en vol. Cette liaison descendante, le « downlink », permet aussi de recueillir en temps réel toutes les informations de combat. Or, les tests ont démontré que le downlink représentait à ce jour une faille de sécurité majeure, car vulnérable aux cyber-attaques.
ALIS inquiète également en raison de sa propension native à communiquer ces masses de données au fabricant Lockheed Martin, qui a la possibilité d’effectuer à distance les mises à jour à l’exemple des véhicules de la société Tesla. Soucieux de répondre à ce lien un peu trop synonyme de dépendance, les membres du programme JSF ont donc cherché à négocier la mise en place de réseaux parallèles propres.
Inversement, la volonté des forces aériennes turques qui désirent mettre au point un système cloisonné entre les F-35 et ses réseaux informatiques nationaux pose question à Washington car ces réseaux intègrent des systèmes… russes.
L’inquiétude est donc ici réciproque, entre des alliés qui craignent une dépendance envers des systèmes sous standards et contrôle américains, et ces derniers, qui redoutent de voir des masses de données sensibles se diffuser largement par l’intermédiaire de partenaires à la fiabilité chancelante.
Des leçons, et une réaction indispensable pour la France et l’Europe
D’un point de vue français, il va de soi que la question de l’interopérabilité de la flotte de Rafale vis-à-vis de l’ensemble d’un club F-35 « standardisé », mais aussi de la sécurité des données transmises de nos avions, vers le réseau allié, est préoccupante.
Et le scénario est prévisible : arguant de nécessités techniques d’interopérabilité, les Etats-Unis vont tenter d’imposer le réseau associé au F-35 non seulement au « club F-35 » mais à l’ensemble de l’OTAN. Ils auront ainsi la possibilité de contrôler les opérations aériennes européennes, même s’ils n’y participent pas et, plus grave encore, même vis-à-vis de pays européens non équipés de F-35 comme la France.
La solution consiste donc pour nous, européens à développer un réseau équivalent à celui du F-35, aussi bien en termes de très haut débit que de fonctions spécifiques et de capacités de connexion entre le monde furtif et le monde non furtif, permettant alors à ses utilisateurs de parler interopérabilité avec le réseau F-35, et non intégration sous la coupe de ce réseau.
La France a ainsi inscrit dans la Loi de Programmation Militaire 2019-25 les travaux de développement du SCAF (Système de Combat Aérien Futur), système de systèmes d’armes intégrant tous les participants du théâtre d’opérations contribuant à la supériorité aérienne.
Plus importante encore est la nécessité de hisser dès à présent le SCAF au niveau européen. Les discussions actuelles sur la mise en place d’un programme franco-allemand d’avion de combat devraient, en parallèle, s’étendre au développement d’un FCAS bi-national d’abord, européen ensuite.
Surtout, les possibilités budgétaires nouvelles offertes par le Fonds Européen de Défense devraient permettre la mise en place d’études de faisabilité du FCAS au niveau global européen. Le mécanisme pourrait être le suivant : pendant que la France et l’Allemagne développent en commun un FCAS bi-national, la Commission Européenne inscrit une étude de faisabilité FCAS d’ampleur européenne dans le Fonds Européen de Défense. Une fois l’étude aboutie (et en espérant que de nombreux pays européens y participent), le FCAS bi-national, alors avancé dans son développement, pourrait être proposé comme cœur technique du FCAS Européen.
Même les « pays européens F-35 » seraient invités à participer à ce processus, pouvant ainsi équiper leurs appareils d’un système d’armes capable de dialoguer au choix sur le FCAS ou sur le réseau F-35 en fonction des circonstances.
Malheureusement la Commission Européenne n’a, jusqu’à présent, curieusement pas répondu favorablement à cette proposition pourtant par essence particulièrement européenne dans sa vision.
De façon surprenante, une lueur d’espoir semble venir de l’OTAN. En effet le SACT (Supreme Allied Command Transformation, basé à Norfolk aux USA et commandé par le Général français Lanata) a lancé le projet FMN (Federated Mission Networking). L’idée est d’abandonner le principe d’un énorme réseau unique OTAN, potentiellement porteur d’échecs (comme l’ACCS), et de mettre en place un fédérateur de réseaux (FCAS, F-35, national UK, national suédois…). En quelque sorte l’interopérabilité future à grande échelle, sans conflit ni subordination entre réseaux.
Encore faut-il pouvoir compter sur des partenaires européens volontaristes… C’est ici le nouvel exemple de la Belgique, mais nous pourrions aussi citer l’Italie, qui déjà engagée dans le programme F-35, regarde désormais aussi vers le « Tempest » britannique, dont l’architecture réseau a d’ailleurs été annoncée par BAE Sytems comme ouverte afin de favoriser l’interopérabilité.
Le défi s’annonce immense car on l’aura compris, l’arrivée du F-35 et de son réseau associé en Grande Bretagne, Italie, aux Pays-Bas, Norvège et Turquie (non-UE, mais OTAN), et maintenant donc, en Belgique, constitue une nouvelle grave menace pour l’autonomie stratégique française et européenne. Une menace nécessitant dès à présent une réaction d’ampleur tout à la fois en termes politique, stratégique, programmatique, opérationnel et technique.
Thomas Schumacher, Pax Aquitania
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