L’US Navy devait se renouveler par un ensemble de programme, dont une grande partie héritée de la Revolution in Military Affairs, franchissant nombre de ruptures conceptuelles et technologiques. La célérité de la diffusion de l’information devait se traduire par une célérité cinétique des plateformes et munitions. Reste que les « frictions » et contradictions de ces programmes révèlent une situation contrastée et offrent un panorama riche de plusieurs choix dans la stratégie génétique des forces. En s’extrayant des questions techniques et technologiques, il conviendra aussi de questionner quelques « refus de saut » de la marine américaine dans la plus pure tradition de conservatisme naval de la flotte dominante afin de ne pas favoriser des ruptures qui rendraient obsolètes ses bâtiments d’un seul coup ou bien qui faciliterait la montée en puissance des adversaires.

[caption id="attachment_4085" align="aligncenter" width="470"]© US Navy. © US Navy.[/caption]

Les choix « conservateurs » peuvent se comprendre comme des plateformes navales qui proposent et apportent des évolutions architecturales, techniques et technologiques sans être en rupture avec la ou les classes précédentes, si bien que, et sans forcer le trait, les bâtiments de guerre alors en service auraient pu bénéficier de ces mêmes évolutions.

C’est le cas, par exemple, du côté de la “surface fleet”, des destroyers du type Arleigh Burke qui dépasseront allègrement les 70 unités. La série pourrait même franchir le cap des 90 unités. Rare volume pour un type ou une classe de bâtiments au fur et à mesure que nous nous éloignons de 1945. C’est une belle démonstration de ce qui est possible de faire en matière d’évolution incrémentale (Flight I, II, IIA, III… et IV ?) à partir d’une plateforme dimensionnée généreusement (belle carène, fort tonnage, grosse propulsion) qui permet d’évoluer dans le temps.

Du côté du “Silent service”, nous retrouvons la même idée avec les Virginia. Ils prennent la suite de la courte série des trois Seawolf, trop coûteux, conçus dans une optique océanique/Blue water quand les Virginia sont plus orientés sur l’action littorale bien qu’ils surclassent la quasi-totalité des SNA mondiaux dans l’action océanique. Les Virginia se déclinent en « Block I à V » alors que les Block VI et VII sont discutés et mis en concurrence avec la pertinence d’avancer le lancement des SSN(X) d’environ 9000 tonnes… soit le tonnage des trois Seawolf. Les principales difficultés de la classe Virginia résident dans la maîtrise des coûts pour préparer la commande annuelle non plus d’un mais bien de deux unités chaque année, ce qui s’est produit récemment et le budget désormais au rendez-vous permet d’imprimer cela sur le long terme. Le plan 355 ships du président Donald J. Trump vise à relever de 48 à 66 le nombre de SSN (Ship Submarine Nuclear).

Dans cette optique, les SSBN(X) de la future classe Columbia n’engendre pas pour le moment d’évolutions en ruptures. Les rares choix déclarés semblent assez conservateurs pour ce qui est visible (16 tubes au lieu de 24, appareil à gouverner en “X”).

Il est intéressant de relever que l’US Navy n’a finalement pas franchi le pas proposé par le programme de recherche « Tango Bravo » de la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency) qui devait permettre par des choix techniques et des évolutions technologiques de simplifier la propulsion des futurs Sous-marins Nucléaires d’Attaque, ouvrant la voie à une réduction de la longueur de la coque de près d’un tiers, rapprochant l’hypothétique successeur d’un Virginia (115 mètres) d’un Sturgeon (89 mètres), voire d’un Skypjack (77 mètres). Cela aurait ouvert la voie à deux commandes et constructions annuelles au lieu d’une, voire même plus permettant à la marine américaine de confronter le monde à un « choc stratégique » dans sa ré-investigation des espaces sous-marins similaire à ce qui s’était produit dans les années 1950 et 1960. Par exemple, après la mise en service de l’USS Nautilus (17 janvier 1955), premier bâtiment à propulsion navale nucléaire au monde, l’US Navy intègre l’USS Seawolf, 4 Skate, 6 Skypjack, 14 Thresher/Permit et 37 Sturgeon plus 2 dérivés. 64 SNA en 19 ans (1955 – 1974). Serait-ce une réserve stratégique vis-à-vis de la Chine alors que celle-ci vient de révéler l’achèvement d’une grande « usine » à Bohai de sous-marins pouvant mettre sur cale de quatre à six unités simultanément ?

Retour à la “surface fleet” avec le nouveau fer de lance des « Carrier Strike Group » dont le concept et l’appellation s’est exporté au Royaume-Uni pour les Queen Elizabeth, c’est-à-dire le CVN 78 USS Gerald R. Ford ! Le programme est d’un coût de 4,7 milliards de dollars pour la seule partie des frais d’études et de 12,8 milliards pour la construction du porte-avions, soit 10,6 milliards d’euros. Chiffres à relativiser car cela représente :

  • 94,6 millions d’euros la tonne pour le CVN-78 (112 000 tonnes à pleine charge),
  • contre 74,1 millions d’euros la tonne pour le Charles de Gaulle (42 500 tonnes à pleine charge).

Le CVN-78 n’est pas une évolution des Nimitz mais a un rôle plus comparable au CVN-65 USS Enterprise par le saut technologique global qu’il propose vers le « navire électromagnétique ». L’USS Enterprise aujourd’hui en cours de déconstruction est le premier porte-avions à propulsion nucléaire (huit réacteurs). Son coût de 5 milliards de dollars à l’époque avait tellement rebuté qu’il a été suivi par la série des quatre Kitty Hawk, évolution des quatre Forrestal. L’USS Gerald R. Ford n’est donc pas assimilable à une simple évolution des dix Nimitz, sachant que le CVN-68 USS Nimitz est le deuxième porte-avions à propulsion nucléaire de la marine américaine, au monde, et qu’il est admis au service actif officiellement devant le 38e président des Etats-Unis d’Amérique : Gerald R. Ford.

Les évolutions techniques et technologiques se transmettaient d’un porte-avions à l’autre par l’entremise des refontes à mi-vie (Service Life Extension Program (SLEP). Avec le CVN-78, c’est une révolution : les catapultes (Electromagnetic Aircraft Launch System (EMALS) et les brins d’arrêts (Advanced Arresting Gear (AAG) sont électromagnétiques, l’incinérateur à déchets est au plasma et il y aurait même une « cuirasse électromagnétique » entre deux cloisons de la coque du porte-avions sans oublier un système de manutention des munitions robotisé. C’est pourquoi l’un des deux réacteurs embarqués ne sera consacré qu’à la seule usine électrique… Ces ruptures technologiques exigent des évolutions architecturales trop importantes pour une refonte rationnelle.

Pour l’heure, Le CVN-78 a été commissionné en 2017, admis au service en 2018 mais n’est pas encore pleinement opérationnel. Cela pourrait prendre encore une ou deux années. Cinq unités sont prévues :

  • le CVN-78 USS Gerald R. Ford (remplaçant le CVN-65 USS Enterprise) ;
  • le CVN-79 USS John F. Kennedy (remplaçant le CVN-68 USS Nimitz) dont la quille a été posée en 2015 ;
  • le CVN-80 USS Enterprise) (remplaçant le CVN-69 USS Dwight D. Eisenhower) ;
  • le CVN-81 (remplaçant le CVN-65 USS Enterprise) ;
  • le CVN-82 (remplaçant le CVN-65 USS Enterprise).

Après les choix conservateurs et hormis le cas particulier du CVN-78 USS Gerald R. Ford qui intègre des ruptures technologiques sans changer la nature du porte-avions dans la marine américaine, nous en arrivons à considérer les choix « révolutionnaires » qui devaient profondément réorganiser les escorteurs. Il s’agit là d’une nouvelle division du travail accompagnée de nouvelles formules conceptuelles dans l’emploi de la force navale.

Les Arleigh Burke sont prolongés car les DD(X) et CG(X) ont échoué, le dernier n’ayant même pas été mis sur cale car perdu dans les limbes des réflexions programmatiques. Et la marine américaine, tout comme la classe politique des Etats-Unis, ne semble toujours pas sa voir ce qu’elle souhaite avoir en matière de croiseur. Le DD(X) est devenu le DDG-1000 USS Zumwalt dont la construction est suivie par deux autres unités. Pourquoi n’est-ce pas devenu le nouveau destroyer de l’US Navy ? Le coût unitaire de production de 3 à 4 milliards de dollars, soit près du triple de celui d’un Zumwalt – et donc loin de l’ « inflation » proposée par le CVN-78 – n’était pas compatible avec l’ambition de relever le nombre de bâtiments de guerre en service. L’US Navy l’abandonne quasiment puisque le bâtiment doté d’une batterie principale douée de deux pièces de 155 n’aura pas l’obus nécessaire qui était en développement puisque le budget a été retiré. L’architecture du destroyer faisait la part belle à une soute de 600 obus contre “seulement” 80 VLS. Reste les missiles mais l’US Navy ne sait pas encore s’il s’agira de missiles anti-navires ou de croisière à têtes nucléaire.

Le pire est très certainement le Littoral Combat Ship (LCS). Loin du projet de “StreetFighter”, plutôt de l’ordre des 500 tonnes que des 4000 du LCS, d’un tonnage bien moindre, dans la lignée des concepts nordiques dont le principal était le “STANFLEX” danois, cette frégate devait par sa vitesse et sa modularité pouvoir traiter un littoral face à toutes les menaces : de surface, sous-marines et aériennes. Pour chaque mission, un module doit être embarqué à bord : des plusieurs jours nécessaires lors du lancement du programme, il est désormais questions de semaines, sous-entendu de mois. Le coût de chaque bateau n’est plus proportionné à des flottilles navales légères et donc nombreuses. C’est notamment le résultat de la « hauturisation » de la plateforme qui doit conjuguer hautes vitesses (plus de 40 nœuds) et une forte autonomie en mer. Sachant que le ministère de la défense américain ne s’est jamais résolu à choisir un des deux modèles, permettant de rationaliser la production. Ces frégates sont trop peu armées, protégées au point que l’US Navy ne souhaite pas les risquer seules sur un littoral.

Au final, que retenir ? L’US Navy est engluée dans la recherche d’une supériorité conceptuelle et technologique qui n’accouche de rien. La marine américaine se révèle incapable de proposer une solution nouvelle viable sur le plan de la programmation. A tel point que pour le FFG(X) qui prendra la suite des LCS voit concourir des chantiers navals étrangers. Le curseur a été mal positionné dans un art extrêmement délicat pour la première puissance navale : comment résoudre la quadrature du cercle entre la supériorité et par le nombre et par la qualité tout en assurant une présence géographiquement satisfaisante, pouvant durer dans le temps et en conservant des longueurs (technologiques, etc) sur les marines suivantes ? Pendant que la Chine accélère (280 000 tonnes en quatre ans… en plus) et monte « pacifiquement » en puissance dans l’Océan, le plan à 355 ships de Trump ne semble pas atteignable en l’état. L’Amiral Zumwalt avait résolu en son temps ces contradictions avec le « hi-lo mix », proposant d’assurer le nombre par des plateformes technologiquement moins avancées mais très « marine » et le choc par des bâtiments surclassant tous les rivaux mondiaux. Le programme FFG(X) est une première réponse en ce sens. Mais Pékin sera vite rattrapé par les problématiques de l’US Navy quand le paradigme de la projection et celui de la technologie exigeront tous les deux leur tribut.

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