La méthode française utilisée pour élaborer une manœuvre tactique fait la part belle à ce qu’on appelle l’effet majeur1. Toute la méthode tourne autour de lui, dans la mesure où sa détermination conditionne la pertinence des ordres qui seront élaborés puis transmis aux subordonnés dans le but avoué d’obtenir la victoire.

Cependant, malgré son caractère central dans l’élaboration de la manœuvre, l’observation des effets majeurs énoncés dans différentes situations tactiques prouve que cette notion est mal comprise, donc mal maîtrisée, ce qui se traduit par des effets majeurs qui n’en sont pas. Ce ne serait pas grave si l’effet majeur n’était qu’une pure construction intellectuelle mais, dans la mesure où il conditionne les ordres donnés et donc l’exécution de la manœuvre, un effet majeur mal choisi risque d’entraîner l’échec de la mission.

Source

Le problème est que, dans la mesure où peu de monde aime la méthode et l’effet majeur (il n’y a que dans l’Église catholique et pour l’effet majeur qu’on qualifie des personnes d’intégristes2), le dit effet majeur devient presque une idée reçue au sens Flaubertien du terme3.

Par conséquent, on en parle beaucoup, on insiste sur son importance, mais on ne sait le définir ou, lorsqu’on le fait, on ne peut l’expliquer clairement. Reconnaissons que sa définition réglementaire « effet à obtenir sur l’ennemi, en un temps et un lieu donnés. Sa réussite garantit le succès de la mission » ne brille pas par sa clarté et peut laisser sur notre faim.

Alors, dans la mesure où une troupe bien nourrie est une troupe qui manœuvre, il paraît utile de faire un détour par la sémantique pour voir ce qu’elle peut nous apprendre et ce que nous pourrons en tirer d’un point de vue pratique.

Indispensable sémantique

Penchons-nous tout d’abord sur les définitions des deux termes employés.

Et comme la liberté prime dans la tactique, nous débuterons par le second terme : majeur.

Si l’effet à obtenir sur l’ennemi est qualifié de majeur, cela signifie que, dans une même manœuvre, plusieurs effets peuvent être recherchés ou se produire. Qu’ils soient interdépendants ou non importe peu, ce qui compte, c’est que l’un d’eux sera prépondérant sur les autres, d’où le qualificatif de majeur.

S’il y a un majeur, c’est qu’il peut y avoir des mineurs.

Nulle obligation, mais simple possibilité qui ne peut être balayée d’un revers de manche4.

Une subtilité sera donc de déterminer, parmi l’ensemble des effets que l’on veut produire sur l’ennemi, lequel sera majeur. Ou, dit autrement mais en conservant la sémantique militaire, il faut (là encore) savoir distinguer l’essentiel de l’accessoire.

Mais, réciproquement, qu’il y ait un effet majeur ne signifie pas qu’il y aura une multitude d’effets dans le fatras desquels il faudra élire celui qui sera majeur. On peut très bien monter une manœuvre en n’identifiant qu’un seul effet, lequel sera majeur par construction.

Qualifier un effet de majeur soulève aussi la question de savoir qui le ressent comme tel. Celui qui l’a conçu ou celui qui le subit ?

Nous sommes ici dans un domaine où il faut rechercher l’adéquation entre les deux ressentis.

En effet, si mon effet est majeur pour moi mais mineur pour mon ennemi, alors mes chances de victoire sont faibles car il court le risque de n’être qu’un effet parmi d’autres.

À l’inverse, s’il est mineur pour moi mais majeur pour mon ennemi, je risque de ne pas le retenir dans l’élaboration de ma manœuvre, estimant son impact trop faible.

Un effet majeur pertinent doit donc être majeur tant pour moi que pour mon ennemi, ce qui indique que je connais à la fois mes capacités et celles de mon ennemi.

Cela tend donc à prouver que cette méthode de raisonnement est une méthode qui nécessite une certaine maturité pour être maîtrisée car, quand bien même on serait doté d’un exceptionnel esprit d’analyse, une certaine pratique est nécessaire pour identifier lequel des effets produits par la manœuvre que je conçois sera réellement majeur5. Que cela s’appele coup d’oeil ou intuition, ces éléments se travaillent et s’améliorent avec le temps, pourvu qu’on les pratique régulièrement.

Regardons maintenant la définition du terme effet qui est la plupart du temps oubliée. Car s’il est aisé de définir le terme majeur, peu de personnes se hasardent à définir le terme effet. Un dictionnaire nous donne les acceptions suivantes :

résultat.

C’est ce à quoi la plupart des personnes pense à l’écoute de ce terme. Ce qui peut occasionner bien des déboires au débutant, car comme le résultat à obtenir sur l’ennemi est de le vaincre, l’effet majeur ne peut être que la victoire sur l’ennemi. Dans ce cas, quelle est l’utilité de torturer ses neurones pour élaborer un autre effet que celui de la victoire de nos armes ? Mais consentir à cela revient à tuer toute réflexion poussée, tant il est évident que personne ne va à la guerre pour perdre6.

Le dictionnaire nous fournit également deux acceptions délaissées dans la réflexion tactique :

2/ impression produite ;

mais aussi

3/ attitude soigneusement préparée, comportement affecté en vue d’impressionner l’assistance.

Ces deux acceptions peuvent désorienter. En quoi une impression produite ou un comportement affecté peuvent être déterminants alors que l’objectif de cette méthode de raisonnement est d’obtenir un succès tactique ?

Parce que ces deux acceptions englobent la ruse, le bluff, l’intox, la duperie, bref tout ce qui peut agir sur les sens et le moral de l’ennemi et, si cet effet est majeur, le faire lâcher prise ou paniquer alors qu’il n’y a aucune raison objective à cela.

Cette consultation du dictionnaire s’avère donc fructueuse puisque nous voyons que réaliser l’effet majeur revient soit à obtenir un résultat tangible sur l’ennemi (c’est le sens 1), soit produire une impression sur l’ennemi pour le désorienter ou lui faire croire qu’on est plus puissant que ce qu’on est en réalité (sens 2), soit encore feindre une attitude pour l’impressionner et le forcer à reconnaître notre supériorité (sens 3).

Nous voyons que dans chacun de ces cas, un des résultats immédiats obtenus est la prise de l’initiative sur l’ennemi. Car, ainsi que le rappele Yakovleff, l’initiative ne revient pas seulement à faire ce que je veux (car cela peut entrer dans les plans de l’ennemi), mais aussi à forcer l’ennemi à faire ce que je veux qu’il fasse.

Nous obtenons ainsi une démonstration de la pertinence de la définition de l’effet majeur par Yakovleff : « l’effet majeur conceptualise la façon dont le chef entend saisir l’initiative ».

De l’effet majeur et du centre de gravité

Parvenu à ce stade du raisonnement, nous pouvons alors poursuivre sur l’autre question source de tempêtes neuronales, de querelles d’experts et d’excommunications perpétuelles : l’effet majeur et le centre de gravité ne sont-ils qu’un ? Etchevarria, en redéfinissant le centre de gravité7, semble pencher pour une fusion des deux termes, ou au moins pour affirmer qu’ils sont les deux faces d’un même objet.

Et bien non.

Car le centre de gravité est défini comme les « caractéristiques, capacités ou situation géographique dont un pays, une alliance, une force militaire ou toute autre entité tire sa liberté d’action, sa puissance ou sa volonté de combattre. » Nous voyons donc que, d’un point de vue sémantique, le centre de gravité est à première vue matériel alors que l’effet majeur est plutôt immatériel.

Par conséquent, il ne peut y avoir identité des deux.

Mais lorsque le centre de gravité est immatériel8, peut-il alors y avoir identité parfaite entre celui-ci et l’effet majeur ?

Là encore, la réponse ne peut être que négative et la sémantique va nous aider.

Le centre de gravité, dont nous avons vu la définition supra, ne peut être ni un résultat, ni une impression, ni même une attitude soigneusement préparée ou un comportement affecté, n’en déplaise aux partisans de la réconciliation à tout prix.

De plus, l’effet majeur est le résultat de mon action, alors que le centre de gravité est ce que mon ennemi possède ou produit, qu’il en soit ou non conscient. Et mon ennemi ne peut ni posséder ni produire ce que je m’apprête à faire.

Tout ceci plaide donc pour une distinction des deux termes qu’il est non seulement faux, mais aussi dangereux d’employer l’un pour l’autre. Car comme un raisonnement faux ne produit que rarement des résultats justes, partir sur ces bases augure mal du résultat final.

L’effet majeur et le centre de gravité sont-ils alors condamnés à ne jamais se rencontrer, tels les pôles Nord et Sud des aimants, ou telles deux droites parallèles s’aimant d’un amour tendre ?

Non, car s’ils sont différents, ils ne sont pour autant pas totalement étrangers l’un à l’autre.

En effet, si le centre de gravité est correctement identifié (mais il semble que cela soit aussi difficile que de définir un effet majeur correct), alors la chute dudit centre entraîne la dislocation des forces ennemies auxquelles nous sommes opposés.

Ce qui nous permet d’affirtmer que l’effet majeur (correctement défini) peut avoir pour objectif d’atteindre le centre de gravité de l’ennemi (correctement identifié).

Conservons donc en permanence à l’esprit que cette différence, mais aussi ce lien entre les deux termes, tient au fait que l’effet majeur est un moyen de parvenir à une fin (la victoire), et qu’en aucun cas un moyen ne peut être une fin.

Conclusion

Parvenus au terme de ces variations, nous ne pouvons que constater la richesse de l’effet majeur en nous demandant au passage si ses concepteurs avaient conscience de tout ce qu’il recelait. La réponse est vraisemblablement négative, car s’ils en avaient eu conscience, ils en auraient parlé, l’auraient écrit, ce qui rendrait incompréhensible une telle perte d’information avec le temps.

Nous constatons également que l’effet majeur et le centre de gravité ne peuvent être pris l’un pour l’autre, mais qu’un lien spécial existe entre eux. D’où il s’ensuit que privilégier l’un des deux dans l’élaboration d’une décision tactique est le reflet de l’enseignement suivi ou de l’appétence de chacun.

Si chaque méthode a ses partisans et ses contempteurs, une fusion des deux est illusoire, et aucune des deux ne peut être estimée supérieure à l’autre. Toutes deux ont pour point d’achoppement la pertinence du choix de leur point essentiel (effet majeur, centre de gravité), une mauvaise définition de celui-ci entraînant des résultats pour le moins aléatoires.

Or, on ne peut se contenter de l’aléatoire à la guerre, car l’essentiel n’est pas de participer mais de gagner.


1À tel point que le général Yakovleff, dans Tactique théorique, propose de rebaptiser la méthode d’élaboration des ordres en « méthode de l’effet majeur. »

2Preuve irréfutable, s’il en était besoin, de l’alliance du sabre et du goupillon.

3Cf. Le dictionnaire des idées reçues de Flaubert. Où l’on trouve d’ailleurs : Armée, le rempart de la société et Général : Est toujours brave. Fait généralement ce qui ne concerne pas son état, comme être ambassadeur, conseiller municipal ou chef de gouvernement.

4Il serait d’ailleurs paradoxal, dans la partie sémantique, de se gargariser d’effets de manche…

5Il y a quelques temps, l’auteur de ces lignes entendit le général commandant les écoles de Coëtquidan avouer qu’il n’avait vraiment compris l’effet majeur que lorsqu’il était sur les bancs de l’école de guerre.

6Ni même pour terminer second, comme l’écrit malicieusement Yakovleff dans l’ouvrage précédemment cité.

7Cf. http://www.freerepublic.com/focus/news/834163/posts?page=10

8Ce que pense Etchevarria à propos de la guerre des USA en Irak : quand bien même la majorité des analystes estimaient que la personne de Saddam Hussein était le centre de gravité du régime (ce qui explique sa traque), lui estimait que le véritable centre de gravité du régime était son idéologie. Un élément totalement immatériel donc.

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