Avant-dernier billet de notre série traitant du goulag au fil de la lecture de Soljénitsyne.
Le mal et sa propagation
Parvenus à ce stade de la réflexion, la question qui vient à l’esprit est de savoir comment un tel régime a pu voir le jour. Comment ce régime, intrinsèquement pervers1 (et Soljenitsyne l’illustre bien dans son œuvre) a-t-il pu naître et prospérer ?
Garder les déportés, est-ce se rendre au mal ?
Le goulag a été rendu possible parce qu’il a existé des personnes pour garder les prisonniers, les humilier et accepter de les faire travailler dans des conditions inhumaines. Soljenitsyne n’est pas tendre pour ceux qui l’ont gardé : « Les qualités des gardiens de camp sont : la morgue, la stupidité, le pouvoir absolu, l’instinct du domaine, la cupidité, la sensualité, la méchanceté, la cruauté. Un raisonnement général m’a déjà permis de déduire qu’un chef de camp ne peut pas être bon ; si c’est le cas, il doit ou bien se rompre le cou ou bien être expulsé2. »
Et ces qualités peuvent s’exprimer avec d’autant plus de liberté qu’elles nécessitent une mise en sommeil de celles nécessaires à l’élévation de chacun : « Privé de la sphère supérieure de l’existence humaine par le genre d’activité qu’ils exerçaient et l’existence qu’ils avaient choisie, les serviteurs de la maison bleue (MGB) vivaient d’autant plus pleinement et avidement dans la sphère inférieure. Ce qui les dominait et les guidait, c’était les instincts qui, outre la faim et le sexe, règnent dans cette sphère : l’instinct du pouvoir et celui du lucre. (Surtout celui-là : au cours de nos dernières décennies, le goût du pouvoir s’est révélé plus important que celui-ci de l’argent.)3 »
Cette mise en sommeil des qualités élevant l’âme a permis de recruter des mouchards, en jouant sur leurs faiblesses, afin d’asseoir le système. Avoir des mouchards, c’est savoir ce qui se passe dans la prison, c’est anticiper toute révolte, toute rébellion. C’est donc indispensable pour les gardiens. Quant aux mouchards, cela leur permet d’améliorer leur condition, quand bien même l’amélioration de son propre sort s’effectue au détriment de celui des autres détenus. Ce recrutement est irréversible : « Mais on recrute les gens (comme mouchard) en les emberlificotant et en leur mettant le grappin dessus, et les faiblesses qu’ils ont les condamnent à ce travail honteux. Et même ceux qui voudraient sincèrement arracher de leur corps cette toile d’araignée gluante, cette seconde peau eh bien, ils ne peuvent pas, ils ne peuvent pas4. »
Pourtant, tous les détenus n’ont pas accepté de se compromettre avec leurs gardiens, et il serait faux d’affirmer que la majorité étaient des mouchards, car il n’est pas indispensable à l’administration d’un camp de recruter tout le monde. Les largesses distribuables étant finies, le recrutement est forcément limité. Cela rend certains envieux de ce sort meilleur, et les autres résignés. Pourtant, certains ont résisté à ces tentatives de corruption. Pour l’auteur, c’est parce qu’ils voyaient le fond des choses, et non leur seule survie dans le camp : « S’il n’y a que le résultat qui compte, il faut consacrer toutes ses forces et ses pensées à échapper aux travaux généraux. Il faut courber l’échine, s’aplatir, s’avilir pour rester un planqué. Et de cette façon survivre.
Si c’est le fond des choses qui compte, il est temps de se faire aux travaux généraux. Aux haillons. Aux mains écorchées. À une ration moindre et pire. Peut-être à la mort. Mais tant que tu es en vie, redresse fièrement ton dos endolori. Dès lors que tu auras cessé de craindre les menaces, de rechercher les récompenses, tu seras, aux yeux rapaces de tes maîtres, un élément des plus dangereux. Car ils n’auront plus prise sur toi5. »
Banalité du mal
On en vient alors à s’approcher de la banalité du mal décrite par Arendt dans Eichmann à Jérusalem, également remarquée par un autre écrivain russe, Svetlana Aleksievitch : « Eux aussi [les bourreaux] ils ont fait des choses horribles, et seuls quelques-uns sont devenus fous. Tous les autres avaient une vie normale, ils embrassaient des femmes,… ils achetaient des jouets à leurs enfants… Et chacun d’eux se disait : ce n’est pas moi qui ai suspendu des hommes au plafond, qui ai fait gicler leur cervelle, ce n’est pas moi qui ai planté des crayons bien taillés dans des mamelons de femmes. Ce n’est pas moi c’est le système. Même Staline l’a dit : Ce n’est pas moi qui décide c’est le Parti… Ah c’était d’une logique géniale ! Des victimes, des bourreaux, et à la fin, les bourreaux deviennent aussi des victimes. On ne dirait pas que cela a été inventé par des hommes… Une perfection pareille cela n’existe que dans la nature… Ils sont tous des victimes en bout de compte6. »
Scélératesse et idéologie
Mais pour échapper ainsi à l’emprise des gardiens, il faut savoir distinguer le bien du mal. Ce qui n’est pas toujours aisé, surtout si les circonstances sont dures. Pour l’auteur, les gardiens de camp avaient encore à l’esprit cette notion du mal : « Pour faire le mal, l’homme doit auparavant le reconnaître comme un bien, comme un acte reconnu logique et compris comme tel. Telle est, par bonheur, la nature de l’homme qu’il lui faut chercher à justifier ses actes7. » mais ils étaient devenus des scélérats.
Soljenitsyne ne donne pas à ce terme une définition particulière, mais il estime qu’elle est une chose particulière, car elle fonctionne selon un seuil : « La scélératesse, semble-t-il, est elle aussi une grandeur à seuil. Oui, toute sa vie, l’homme hésite, se débat entre le bien et le mal, glisse, tombe, regrimpe, se repent, s’aveugle à nouveau, mais tant qu’il n’a pas franchi le seuil de la scélératesse, il a toujours la possibilité de revenir en arrière, il reste dans les limites de notre espoir. Mais quand il en franchit soudain le seuil, par la densité de ses mauvaises actions, leur degré, ou par le caractère absolu du pouvoir qu’il exerce, il s’exclut de l’humanité. Et peut-être sans retour8. »
Cette scélératesse était d’autant plus forte et acceptée qu’elle reposait sur l’idéologie, laquelle a démultiplié le nombre de victimes des massacres causés par les hommes : « L’imagination et la force intérieure des scélérats de Shakespeare s’arrêtaient à une dizaine de cadavres. Parce qu’ils n’avaient pas d’idéologie.
L’idéologie ! C’est elle qui apporte la justification recherchée à la scélératesse, la longue fermeté nécessaire au scélérat. C’est la théorie sociale qui aide le scélérat à blanchir ses actes à ses propres yeux et à ceux d’autrui, pour s’entendre adresser non pas des reproches ni des malédictions, mais des louanges et des témoignages de respect9. »
La contamination par le mal
Cette banalité du mal, son omniprésence s’est diffusée chez la plupart des détenus que les gardiens n’hésitaient pas à dresser les uns contre les autres : « De quelle gale ne se recouvre pas l’âme des détenus quand on les excite systématiquement les uns contre les autres10. »
Ce qui, combiné à une pauvreté de la vie intérieure soigneusement entretenue par le régime des soviets, faisait tomber la majorité des détenus dans la dépravation « Oui, la dépravation dans les camps était un phénomène de masse. Non seulement parce que les camps étaient horribles, mais parce que nous, hommes soviétiques, nous posions le pied sur le sol de l’archipel spirituellement désarmés, depuis longtemps mûrs pour la dépravation, atteint par elle bien avant notre arrestation. Aussi étions-nous toute oreille quand les vieux routiers des camps nous expliquaient comment il fallait vivre11. »
Le thème de la vie intérieure se lit en creux dans l’Archipel du goulag et, si l’on garde à l’esprit que c’est en vrai communiste qu’il a été emprisonné, les lignes suivantes prennent d’autant plus de valeur : « Comment tiennent bon dans les camps les esprits proprement religieux ? Tout au long de ce livre, nous avons déjà remarqué leur marche confiante à travers l’archipel, on dirait une procession silencieuse avec d’invisibles cierges. Ils tombaient comme fauchés par des rafales de mitrailleuse, mais d’autres prenaient leur place, et la marche continuait. Une fermeté inouïe au 20e siècle12. »
Mais tous les religieux n’ont pas survécu et tous les matérialistes n’ont pas succombé au goulag. D’ailleurs, tous n’étaient pas dépravés, mais ceux qui ne l’étaient pas devaient être suffisamment peu nombreux pour que l’auteur se voie rétorquer : « De nombreux rescapés des camps m’objecteront qu’ils n’ont jamais remarqué aucune élévation, sornettes que tout cela, par contre la dépravation, ils l’ont rencontrée à tous les instants13. » Et lorsqu’il n’y avait pas d’élévation, un moyen d’évasion (au sens figuré) était de se jeter à corps perdu dans le travail « C’est comme ça, voyez-vous : telle est la nature de l’homme, qu’il lui arrive parfois d’exécuter un travail pourtant maudit, amer, avec une sorte de frénésie fringante, incompréhensible14. »
Quel remède au mal ?
Face à cette propagation quasi inexorable du mal, se pose la question de la résistance au mal et donc de la préservation du bien, qu’il soit personnel ou commun.
L’auteur nous fournit deux pistes.
La première lorsqu’il écrit « Mais la ligne de partage entre le bien et le mal passe par le cœur de chaque homme. Et qui ira détruire un morceau de son propre cœur15 ? » montrant ainsi qu’il n’est pas facile d’être irréprochable, et que lutter contre le mal exige une certaine ascèse.
La seconde lorsqu’il évoque l’amour de la vie par dessus tout, que certains détenus conservaient, quand bien même la vie au goulag était rude : « Les évasions étaient à coup sûr plus nombreuses que les suicides ! Et les mutilations étaient de loin plus fréquentes que les suicides ! Car elles expriment l’amour de la vie ; le calcul en est simple : sacrifier une partie pour sauver le tout16. »
Sortir du communisme
Parce qu’il estimait que le goulag était indissociable du communisme, Soljenitsyne s’est demandé comment son pays pourrait en sortir, alors même que l’URSS semblait indéboulonnable, au moins pour certains intellectuels occidentaux.
Il a eu l’honnêteté de reconnaître que le problème était d’une grande complexité et que, par conséquent, la solution ne pouvait être simple quand bien même l’Allemagne avait réussi à quitter les oripeaux du nazisme : « Voilà une énigme dont nous autres, contemporains, n’arrivons pas à trouver la clé : pourquoi est-il donné à l’Allemagne de punir ses malfaiteurs et ne l’est-il pas donné à la Russie ? Quelle voie funeste sera la nôtre s’il ne nous est pas donné de nous laver des impuretés qui pourrissent dans notre corps ? Quelle leçon la Russie pourra-t-elle donner au monde17 ? »
Cette complexité se conjuguait à une certaine volonté d’oublier le passé, qu’il estime spécifique aux Russes : « La mémoire est le point faible par excellence chez les Russes, en particulier la mémoire du mal18. »
Ce qui a permis aux bourreaux, du goulag et d’ailleurs sur le sol russe, de vivre tranquillement et de n’être jamais inquiétés : « En URSS, jamais, en soixante-dix ans, aucune forme nette de châtiment (des bourreaux) n’intervint, mais, comme la roue de la Révolution tournait, une partie des bourreaux devait statistiquement être entraînée vers le châtiment du fait que tous les rangs de la révolution bolchevique s’éclaircissaient19 » alors que les gardiens de camps nazis dont tout le monde a perdu le souvenir continuent, tant qu’ils vivent, d’être passibles des tribunaux.
À cela il ajoute également le fait que le communisme s’est instauré peu à peu dans le peuple russe, et que cette insertion lente a réussi à le contaminer durablement : « Ainsi notre pays a été peu à peu intoxiqué par les poisons de l’archipel, et Dieu seul sait s’il pourra jamais les éliminer.20 »
Cette épineuse question du châtiment des gardiens de camps communistes a fait l’objet d’un mémoire de master à l’université de Laval (Québec) qui aborde la question de l’antériorité des crimes communistes par rapport aux nazis : Historiens, juristes et défenseurs des droits de la personne retracent l’origine des disparitions forcées à partir du Décret « Nuit et Brouillard » du régime hitlérien. Notre contribution sera de remettre en question cette évocation historique en démontrant l’existence d’une pratique antérieure sur le territoire soviétique. L’étude met en valeur les obstacles rencontrés lors des recherches effectuées par les proches, les services diplomatiques et consulaires, les ONG (Croix-Rouge, Société Mémorial), afin de reconstituer l’itinéraire emprunté par les disparus. Les faits de disparition sont établis et analysés de pair avec la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. (résumé du master)
Informatiques orphelines
1Le communisme est intrinsèquement pervers et on ne peut admettre dans aucun champs une collaboration avec lui par quiconque veuille sauver la civilisation chrétienne. Pie XI in Divini redemptoris, 1937.
2Tome 2, p 411.
3Tome 1, p 113.
4Tome 2, p 268.
5Tome 2, p 455.
6In Svetlana Aleksievitch La Fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement (Время секонд хэнд (Конец красного человека)) essai publié en 2013.
7Tome 1, p 131.
8Tome 1, p 132.
9Tome 1, p 131.
10Tome 2, p 463.
11Tome 2, p 466.
12Tome 2, p 464.
13Tome 2, p 461.
14Tome 2, p 196.
15Tome 1, p 128.
16Tome 2, p 448.
17Tome 1, p 133.
18Tome 2, p 95.
19Deux révolutions, p 173.
20Tome 2, p 470.