Dernier billet de notre promenade au goulag sur les pas de Soljénitsyne qui paraît le jour de la fête des travailleurs…
La souffrance et l’approfondissement de l’homme
L’archipel du goulag n’est pas qu’une description du goulag, de ses camps, de son administration, de son fonctionnement et des conditions de vie carcérales. L’œuvre est également, ce qui peut se révéler surprenant, une analyse anthropologique.
Et parce que les conditions de vie au goulag sont rudes (c’est le moins que l’on puisse dire), une part importante est consacrée à la souffrance, et à la manière dont l’homme la vit.
La souffrance broyeuse
Une des premières idées que l’on peut se faire de la souffrance est qu’elle est une gigantesque machine à broyer les êtres humains.
Soljenitsyne ne le nie pas : « Les prisons sont des boîtes à idées. Avoir faim et discuter en prison est une chose amusante et facile. Mais essayez donc un peu ici, 10 ans durant, d’avoir faim, de travailler et de garder le silence, oui, essayez donc ! Une chenille de fer était déjà en train de m’attirer à elle pour me broyer. Impuissant, je n’en voyais pas le moyen, mais j’avais envie de me retirer à l’écart. De reprendre haleine. De reprendre connaissance. De relever la tête et de voir1. » Infernale spirale qui attire sa victime vers un puits semblant sans fond, la souffrance n’a aucune pitié pour toute personne qu’elle a réussi à attirer assez près d’elle.
On pourrait penser qu’il suffirait de faire preuve de force morale, de caractère pour y résister, mais l’environnement n’est pas propice à cette résistance : « Nous avions l’impression de nous affaiblir en prison, mais ici, c’est drôlement plus rapide. On dirait déjà que la tête nous tinte. C’est l’approche de cet état d’agréable faiblesse où il devient plus doux de céder que de se battre2. » En outre, le détenu ne peut compter que sur lui-même, car ceux qui pourraient a priori l’aider ont basculé du côté de l’oppression : « Peut-être que jusqu’en 1932, du temps où le personnel médical des camps relevait encore du commissariat du peuple à la santé, les médecins pouvaient être des médecins. Mais, en 1932, ils passèrent en totalité sous la coupe du Goulag, et leur but devint alors d’aider l’oppression à s’exercer et de jouer le rôle de fossoyeurs3. »
De ce fait, la vie peut sembler perdre toute signification pour le détenu livré à lui-même et contre lequel agissent même ceux qui devraient être ses soutiens : « Ce qui contribue encore à faire tomber les entraves, c’est que la vie n’a plus aucun sens, aucun but4. » Conséquence de cela, le temps exerce ses ravages encore plus rapidement que lorsque les personnes sont en liberté : « Il ne faut même pas 5 ans, 5 semaines suffisent pour anéantir en quelqu’un la femme et l’être humain5. »
La souffrance obsédante
Mais la souffrance n’est pas seulement une broyeuse des personnes qui lui sont livrées. Soljenitsyne nous montre qu’il est possible d’y survivre et que, dans ce cas, la conscience joue un rôle essentiel dans la relation qu’on peut avoir envers elle « Aux pékins étonnés et aux héritiers indifférents nous commençons à entrouvrir le monde de là-bas, un monde qui ne recèle à peu près rien d’humain, et c’est armé des lumières de la conscience humaine que nous devons l’évaluer. Et là, un des principaux problèmes moraux qui se pose est celui des planqués6. » Pourquoi cette question des planqués est-elle si aiguë ? Pourquoi est-elle liée à la conscience personnelle ? Parce que les détenus qui se planquent (à la cuisine par exemple), bien qu’estimant ne faire de mal à personne, collaborent de fait au système et le font prospérer. Réflexion d’aigri pourrait-on penser. Mais l’auteur confesse s’être planqué à un moment de sa détention.
Confrontées à la souffrance, certaines personnes parviennent à ne pas succomber, mais elles vivent comme si la souffrance s’était installée en elles et dictait leur conduite. Ce qui les amène à vouloir se venger du mal qui leur a été fait « Tant que le bonze est en place, dominant la foule du haut de son poste de commandement et qu’insensible et content de lui, le front barré d’un pli impérial, il détruit nos vies, ah, donnez-moi une pierre bien lourde ! Allez, les gars, on se met à dix, on soulève ce rondin et on le lui balance dans la gueule7 ! »
Mais la persistance en soi de cette souffrance, cette obsession de la souffrance peut conduire à des attitudes dictées par une volonté effrénée d’oubli du passé à cause des cassures vécues les unes après les autres « Et pourtant, comme ils sont nombreux (et des gens qui sont loin d’être faibles, loin d’être idiots, des gens dont on n’attendrait absolument pas cela), comme ils sont nombreux à s’efforcer d’oublier ! Oublier au plus vite ! Oublier tout, du début jusqu’à la fin ! Oublier tout comme si ça n’avait jamais existé8 ! »
Cette volonté d’oubli se déclenche principalement au moment de la sortie du camp « Mais le contour du nouveau destin auquel est promis chaque individu se profile encore plus nettement dans la cassure morale qu’il éprouve à sa libération.
Le camp révèle le caractère des gens, mais la libération aussi.
Notre libération a été une libération volée, pas une vraie.
Et ceux qui sentaient les choses ainsi se hâtèrent de fuir dans la solitude avec leur petit morceau de liberté dérobée.
Les gens de cette espèce là se refusent pendant longtemps à rien posséder : ils se rappellent avec quelle facilité tout disparaît, comme si un incendie était passé par là.
Kopelev revint à Moscou en 1955 et découvrit que « ce n’est pas commode de vivre avec les gens qui ont une vie sans histoire. Parmi mes anciens amis, je ne fréquente maintenant que ceux qui, pour une raison ou pour une autre, ont des difficultés dans la vie. » De fait, humainement, il n’y a d’intéressants que les gens qui ont renoncé à se façonner une carrière. Ceux qui ont les mains occupées à cela dégagent un ennui mortel.
Cependant, les hommes sont divers. Et beaucoup ont ressenti leur retour à la liberté de manière toute différente : hourra ! je suis libre ! un seul impératif, maintenant : éviter que ça recommence ! et en avant, rattrapons le temps perdu9 ! »
Cette souffrance si intense et vécue si longtemps, peut devenir tellement constitutive de la personne transformée qu’elle modifie radicalement les liens que le détenu avait tissés avant le goulag : « À leur libération, il est encore autre chose qui attend les zeks : les retrouvailles. Les pères retrouvent leurs fils. Les maris retrouvent leurs femmes. Et le résultat est rarement bon. 10 ans, 15 ans d’absence : nos fils ont grandi sans nous. Comment leurs pensées seraient-elles en harmonie avec les nôtres ? Parfois ce sont simplement des étrangers, parfois ce sont des ennemis. Et parmi les femmes, peu sont récompensées d’avoir finalement attendu leur mari : chacun des époux a vécu tant de choses de son côté qu’il est devenu un être entièrement nouveau : de l’ancien, il n’a gardé que le nom. Mari et femme ont maintenant une expérience de la vie trop différente, ils ne peuvent plus redevenir proches10. » Que faire alors dans ce cas où le passé proche a tellement distendu les liens du passé éloigné qu’ils sont presque impossibles à resserrer ?
La souffrance transcendante
Cependant, malgré la compréhension et la compassion qu’on peut témoigner envers les personnes broyées ou obsédées par les souffrances passées (les grandes souffrances qu’elles ont endurées sont une excuse valable à un désir de vengeance), Soljenitsyne nous indique que le chemin qu’elles ont parcouru n’est pas achevé, et qu’il est une autre façon de vivre la souffrance. Car bien que les détenus subissent un environnement hostile et des conditions de vie déplorables, le goulag permet (paradoxalement ?) une transformation, voire une élévation de certaines de ses victimes. Les causes en restent obscures, mais l’effet est réel : « De même que soudainement la brillance d’une étoile est plusieurs fois multipliée par 100, puis s’éteint, de même un homme que rien ne prédispose à devenir un politique est capable en prison de donner naissance à une brève et puissante lueur et ensuite de périr pour elle11. »
Parmi les causes probables, mais peut-être n’est-elle pas la seule, Soljenitsyne identifie une certaine forme d’abandon, de lâcher prise, d’acceptation de ne plus vouloir contrôler sa vie « Si, ne serait-ce qu’une fois, tu t’es détourné de ce but : « survivre à tout prix », si tu t’es engagé sur la voie que prennent les âmes simples et paisibles, la captivité commence à transformer merveilleusement ton ancien caractère. Et cette transformation va dans le sens que tu attendais le moins12. »
Cette transformation que l’auteur compare à une purification, a des effets plutôt inattendus « Non, non seulement tu ne te repens pas, mais tes yeux reflètent une conscience aussi pure que l’eau d’un lac de montagne. Et tes yeux, purifiés par la souffrance, décèlent infailliblement la moindre opacité dans le regard d’autrui : ainsi discernent-ils infailliblement les mouchards13. »
Puisque cette transformation a des effets aussi radicaux et bénéfiques, on serait tenté de la vouloir à tout prix, de la rechercher avec acharnement.
Mais le prix à payer est élevé nous dit l’auteur : « Permettez, vous aimez la vie ? Vous qui vous exclamez, qui fredonnez sur un pas de danse « j’aime la vie, oh là ! Que j’aime la vie ! » Vous l’aimez ? Et bien, aimez la ! Celle des camps, aimez la aussi ! Elle est la vie, elle aussi !14 »
Ce prix à payer est une défaite, celle de la personne que l’on est ou que l’on croit être, et il est le même pour les individus et les organisations : « Une vérité toute simple, mais qui demande elle aussi à être découverte dans la souffrance : bénies soient dans les guerres, non les victoires mais les défaites. Les victoires sont nécessaires aux gouvernements, les défaites aux peuples. Après la victoire, on veut d’autres victoires encore ; après une défaite, on veut la liberté, et généralement on l’obtient. Les défaites sont nécessaires aux peuples comme les souffrances et les malheurs à l’individu ; ils vous obligent à approfondir votre vie intérieure, à vous élever spirituellement15. »
Cette défaite transformante explique l’absence de vengeance envers ses anciens gardiens, envers ceux qui ont été la cause des souffrances endurées. De ce fait, une nouvelle attitude se fait jour, même envers le bonze dominant la foule du haut de son poste de commandement évoqué supra « Mais dès qu’il a chuté, dégringolé, et qu’en se cognant par terre il a commencé à comprendre, comme le montre ce premier sillon apparu sur son visage, non, non, c’est fini, lâchez vos pierres. Il rentre de lui-même au sein du genre humain. Laissez-le faire ce chemin divin16. » L’attitude passée du bonze envers les détenus ne justifie pas une attitude similaire des anciens détenus envers lui, quelque fortes aient été les souffrances endurées.
Cette nouvelle attitude, cette compassion est un des fruits de la souffrance vécue. Mais cette nouvelle attitude n’est jamais acquise, et l’une des difficultés de la vie est que le prix payé, aussi cher qu’il soit, n’est pas une assurance contre la rechute ou le retour vers la personne que l’on était avant « Si grande que soit notre part d’épreuves, elle ne suffit pas à nous rendre pour toujours sensibles au malheur général. Et tant que nous n’aurons pas dominé en nous-même ce qui est poussière, il n’y aura pas sur terre d’organisations politiques justes, qu’elles soient démocratiques ou autoritaires17. »
Conclusion
L’archipel du goulag est une œuvre qui a dérangé lors de sa publication. Parce que son auteur lui-même dérangeait et n’a eu ni le bon goût ni la politesse de remercier les USA de lui accorder l’asile politique, alors que la France de VGE le lui avait refusé auparavant.
Encore maintenant, son œuvre et sa mémoire semblent frappées d’un certain ostracisme, vraisemblablement dû à l’objet de sa dénonciation : le communisme. Est-il possible à notre époque de dénoncer une régime qui, partout où il s’est implanté n’a causé que récession économique, restriction des libertés individuelles (à l’exclusion des apparatchiks) et s’est accompagné de camps de rééducation (pour rester poli) ? Il semble que non, le communisme demeurant pour beaucoup une « belle idée » puisqu’elle poursuivrait l’égalité des hommes.
Et ses problèmes ne seraient dus qu’à sa mise en application.
Mais comment appelle-t-on une idée impossible à mettre en œuvre ? Une utopie au mieux, une aberration au pire.
Une des preuves en est la grande retenue (pour le moins) dont a fait preuve le CICR à propos du régime soviétique. On apprend en effet18 que « A partir d’avril 1923, la Croix-Rouge soviétique cesse complètement de convoyer les colis du CICR pour les occupants du goulag. Bien qu’il n’ait pas dénoncé les camps de concentration, le Comité en est réduit à assumer des fonctions purement honorifiques, administratives et consulaires en faveur des ressortissants suisses en Russie. (…) Alors qu’on lui reproche son laxisme à l’égard de l’Allemagne hitlérienne, le Comité se garde cependant de dénoncer les violations staliniennes du droit humanitaire, de crainte d’être associé à la propagande anticommuniste qui dresse un parallèle entre l’entreprise d’extermination nazie et les camps de concentration en Union soviétique. En visite officielle à Moscou en novembre 1950, sa délégation préfère ne pas aborder le sujet et Genève se soustrait à l’appel lancé à Paris en novembre 1949 par David Rousset en vue d’établir une commission d’enquête sur le goulag. »
Ainsi donc, le comité n’a pas dénoncé les camps de concentration du goulag. Il n’a pas non plus dénoncé les violations des droits de l’homme pour ne pas être taxé d’anticommunisme.
Cela ressemble fort à une indignation à géométrie variable.
Informatiques orphelines
1Tome 2, p 138.
2Tome 2, p 151.
3Tome 2, p 164.
4Tome 2, p 176.
5Tome 2, p 180.
6Tome 2, p 194.
7Tome 3, p 352.
8Tome 3, p 370.
9Tome 3, p 368.
10Tome 3, p 376.
11Tome 2, p 228.
12Tome 2, p 456.
13Tome 2, p 448.
14Tome 2, p 453.
15Tome 1, p 200.
16Tome 3, p 352.
17Tome 3, p 397.
18Cf. http://www.observatoire-humanitaire.org/fr/index.php?page=fiche-ong.php&part=historique&chapitre=210&id=84