L’étude des mobilités a ceci de fascinant qu’elle permet de mettre en exergue les fondements d’une civilisation, tant par les mobilités elles-mêmes que par l’écosystème qu’elle génère et nécessite.
C’est pourtant sur un plan plus philosophique que technique ou logistique qu’est abordé le sujet du jour.
À force d’analyses sur les mobilités, il m’est apparu assez rapidement que le mouvement de fond des années 2000-2010 était l’exact contraire des années 1960-1970 où le but était justement d’élargir comme de fluidifier les axes de circulation en France.
Si Georges Pompidou, homme de lettres et chef d’État, revenait parmi les siens, il ne pourrait s’empêcher de s’écrier comme en ce soir de 1966 où un jeune ambitieux chargé de mission (et futur président de la République) nommé Jacques Chirac s’empressait de lui faire signer une multitude de décrets :
Mais arrêtez donc d’emmerder les Français ! Il y a trop de lois, trop de textes, trop de règlements dans ce pays ! On en crève ! Laissez-les vivre un peu et vous verrez que tout ira mieux ! Foutez-leur la paix ! Il faut libérer ce pays !
Et il est même possible d’exhumer ce passage prophétique :
«… ce n’est pas parce que l’on empêcherait les voitures de circuler qu’on rendrait Paris plus beau». Suivez mon regard…
Rappelons que l’homme était aussi conscient de certaines nécessités puisqu’il favorisa la création du ministère de l’environnement en 1971. Comme quoi modernité n’était pas opposée à écologie en son esprit.
Le soubassement philosophique du propos c’est que les mesures coercitives de circulation sont – officiellement – prises afin de répondre à la problématique de l’accidentologie selon un principe très bien établi que l’énergie cinétique (calculée en joules) du véhicule découle de sa masse multipliée par le nombre de mètres par seconde (soit 3,6 km/h) au carré et le tout divisé par 0,5. Par exemple, un piéton de 70 kilos offre en déplacement citadin (3 km/h) une énergie cinétique de 24 joules, un trottineur (25 km/h) avec assistance électrique non modifiée offre 1,9 kilojoules, un cycliste confirmé (30 km/h) sur un vélo moderne sans assistance électrique pesant 8 kilos offre 2,7 kilojoules, un cycliste lambda (25 km/h) sur un vélo avec assistance électrique non modifiée pesant 23 kilos offre 2,2 kilojoules, un scooter non débridé (45 km/h) de 130 kilos aboutit à 15,6 kilojoules, une citadine d’une tonne (50 km/h) équivaut à 96,3 kilojoules. Les chiffres prennent en considération la présence d’un individu témoin de 70 kilos pour chaque mode de transport, d’où majoration de son poids à celui du véhicule.
Sur ce plan la logique est imparable : une voiture à l’arrêt occasionnera zéro dégât par rapport à un véhicule avec une énergie cinétique conséquente de plusieurs centaines de joules. Là n’est cependant pas la question : lorsqu’un accident se produit, la factorialité doit permettre de déterminer quelle est la part exacte de la vitesse dans le dommage corporel et/ou matériel. Un accident aurait-il été létal de la même manière à 50 qu’à 70 km/h par exemple? Aurait-il été identique si le paramètre visibilité n’avait pas été affecté (en cas de nappe de brouillard très localisée par exemple)?
Mais aussi, et surtout, comment peut-on faire supporter à la collectivité un évènement, aussi tragique soit-il?
Pour expliciter mon propos : comment peut-on punir collectivement alors que la responsabilité est – ou devrait – être individuelle?
Tout simplement parce que la collectivité est consentente, soit par paresse, soit par duperie, soit par méconnaissance, soit par acceptation avisée. L’on peut espérer que seule la dernière raison soit effective dans les décisions de restrictions de circulation mais un fort gros doute m’anime à ce sujet tant les dossiers peuvent être complexes, et généralement non communiqués au public. La collectivté s’en remet par conséquent à ses élus et ses gouvernants.
Or, lorsqu’un élu est frappé de prévarication, il est coutumier que le corps politique réaffirme la faute individuelle – comprendre un acte isolé – en évitant de remettre en cause le tort au corps social mais en s’absolvant d’office sur le principe qu’une généralisation ne saurait avoir cours.
Ces mêmes élus, propices à exonérer leur propre formation ou même leur classe dans son ensemble se sont pourtant affairés à entériner toute une litanie de mesures coercitives à l’encontre d’une masse importante de citoyens, au motif qu’ils sont des usagers des axes de circulation au même titre que les responsables d’accidents sur ces mêmes voies.
C’est là un procédé qui ne peut sourdre qu’au sein d’esprits atteints de la certitude de disposer d’un statut exhorbitant de droit commun qui les affranchit des règles de responsabilité ordinaire. Faire supporter à tout le corps social les conséquences de l’erreur d’une très faible minorité mais refuser d’appliquer ce principe à sa propre classe est assez symptomatique d’un déréglement conséquent de la vie démocratique.
Car si le politique professionnel peut arguer que les affaires judiciaires n’entâchent qu’une minorité de parlementaires et de membres du gouvernement, celui-là peut frapper d’opprobre, sans y trouver hiatus, l’intégralité des usagers de la route sur la base d’une minorité d’acteurs irresponsables (et encore faut-il déterminer les réelles causes accidentogènes, certaines échappant au contrôle humain, étant d’ordre mécaniques, infrastructurelles, environnementales, météorologiques ou médicales).
Tous usagers, tous coupables!
C’est ce point précis qui dénote que la politique actuelle visant à introduire la suspicion généralisée et systématique à l’encontre des différents usagers de la circulation est perturbant, pour rester dans l’euphémisme.
Pourquoi plutôt qu’une punition collective ne pas en faire appel à la responsabilité individuelle? Et ce alors que la politique menée depuis de nombreuses années est parvenue à ses limites puisque les autorités sont incapables de chiffrer avec exactitude le nombre de conducteurs roulant sans permis et sans assurance.
Comme si la culpabilité générale entraînait inéluctablement la déresponsabilisation, et ce dans une certaine logique.
Il fut bien question un temps de récompenser les conducteurs vertueux, jusqu’à ce que l’appât du gain et la facilité induite par l’habitude referment la malle aux bonnes idées. En revanche les autorités ne manquèrent d’aucune célérité pour les mesures les plus attentatoires à la liberté de circulation.
J’ai pu observer sur des routes où le marquage de délimitation au sol était absent que les divers véhicules avait plus tendance à s’éloigner les uns des autres plutôt que de se frôler comme d’ordinaire. Cette tendance s’est confirmée en plusieurs positions d’observation et m’a conforté dans le fait que la France souffre d’une sur-réglementation et d’une surcharge informationnelle pesant sur l’usager moyen de la route. Et que le bon sens s’efface trop souvent devant l’arbitraire et la certitude autistique de décideurs politiques, de rapports émanant de fonctionnaires ignorant la réalité de terrain et du rôle d’associations zélées justifiant leur existence par l’appui à des mesures toujours plus contraignantes.
Si l’on ajoute la peur de certains élus de se voir traîner devant les tribunaux en cas d’accrochage sérieux dans leur localité, l’on comprend mieux pourquoi les limitations et obstacles fleurissent dans le moindre petit village de France au nom du principe de précaution.
L’attrait du vélo dans les villes ressort d’ailleurs d’un aveu admis par les cyclistes : en vélo, on fait ce que l’on veut. Du moins, jusqu’à ce que ce principe de punition collective s’impose aussi à ce moyen de locomotion à l’avenir.
Il est assez cocasse de constater que les mobilités contemporaines s’inscrivent plutôt dans un objectif d’immobilité puisqu’en réduisant les vitesses vous n’allez pas tant moins vite que moins loin en un même temps donné. Et l’émergence de l’hybridation (à moyen terme) et de l’électrification (à long terme) ne devrait pas changer la donne politique actuelle. L’on peut se fonder sur un élément tangible confirmant le propos. Ainsi les motorisations des années 1970 et celles de 2020 ne sont en rien comparables, avec de fabuleux progrès en termes de pollutions atmosphérique et sonore, de sécurités passive et active et surtout de consommation (relevons que les taxes sur les carburants ont explosé au fil des améliorations techniques, réduisant les avantages pécuniaires attendus par les utilisateurs de ces véhicules). Or, et malgré ces améliorations constantes, les entraves artificielles et les limitations de vitesse se sont multipliées car les dispositions d’esprit se sont quant à elles fossilisées.
Punir tous au lieu de responsabiliser chacun ne peut amener que ressentiment et privation de richesses. À quoi bon ouvrir les frontières si ce n’est pour ne pas les atteindre? Pourquoi ne pas punir sans clémence les fautifs trop heureux de diluer jusqu’alors leur propre responsabilité au sein du corps social?
Les illusions de la sécurité promise confortent les peuples à hypothéquer leurs libertés. Et lorsque la circulation s’arrêtera, celle des hommes, c’est à dire des idées, alors ne restera plus non un pays mais un musée.
Car comme le déclarait si bien Thomas Jefferson : « Timid men prefer the calm of despotism to the tempestuous sea of liberty. ».
Ce à quoi Étienne de la Boétie pourrait répliquer : « Encore ce seul tyran, il n’est pas besoin de le combattre, il n’est pas besoin de le défaire, il est de soi-même défait, mais que le pays ne consente à sa servitude ; il ne faut pas lui ôter rien, mais ne lui donner rien ; il n’est pas besoin que le pays se mette en peine de faire rien pour soi, pourvu qu’il ne fasse rien contre soi. Ce sont donc les peuples mêmes qui se laissent ou plutôt se font gourmander, puisqu’en cessant de servir ils en seraient quittes ; c’est le peuple qui s’asservit, qui se coupe la gorge, qui, ayant le choix ou d’être serf ou d’être libre, quitte la franchise et prend le joug, qui consent à son mal, ou plutôt le pourchasse. »
]]>