Jeremy Ghez est professeur affilié d’économie et d’affaires internationales à HEC Paris et le codirecteur du Centre de Géopolitique de cette école. Il est l’auteur du récent livre « États-Unis: déclin impossible, rebond improbable » paru cet hiver chez VA Press (ici) et qui nous explique l’Amérique de Trump. Il répond à nos questions sur ce sujet. Mille mercis à lui.

1/ Vous montrez dans votre livre que l’élection américaine de 2016, qui a été une surprise pour tous les analystes, était finalement très explicable. Tout d’abord à cause d’Hillary Clinton qui ne s’est pas vraiment intéressée à ce que vous appelez son pare-feu électoral : pouvez-vous nous expliquer cette notion ?

Le pare-feu démocrate était l’idée selon laquelle un certain nombre d’États américains, qui avaient voté démocrate de manière systématique depuis 1992 au moins, étaient acquis à la cause du parti d’Hillary Clinton.

Pour rappel, les États-Unis sont divisés en cinquante États, auquel s’ajoute le District de Columbia qui abrite la capitale du pays, Washington. Chaque État dispose d’un nombre de grands électeurs qui est fonction de sa démographie. Lorsqu’un candidat gagne un État, il remporte l’ensemble de ses grands électeurs (exception faite du Maine et du Nebraska qui fonctionnent selon un mode de scrutin hybride, dont une partie proportionnelle). Ces grands électeurs sont moralement engagés à voter pour le candidat qui a remporté l’État — et le font dans leur très large majorité, puisque l’on ne recense qu’une poignée d’exceptions historiques.

Or, il y a en tout 538 grands électeurs. Le candidat qui remporte un ensemble d’États totalisant 270 grands électeurs (soit exactement la moitié des 538 grands électeurs totaux plus un) ou plus remporte ainsi l’élection. Et ces États du pare-feu électoral représentaient à eux seuls 242 grands électeurs. Il « suffisait » donc d’aller chercher un grand État supplémentaire, comme la Floride par exemple, que Barack Obama avait gagné à deux reprises, pour remporter la Maison Blanche. Mais voilà : on a sous-estimé, dans le camp Clinton, la probabilité que la majorité démocrate dans certains États de ce pare-feu puisse ne pas tenir. Et c’est ce qui s’est passé dans le Wisconsin, dans le Michigan et en Pennsylvanie, où le fameux « col bleu », ce travailleur ouvrier qui a voté par deux fois, sans hésiter, pour Barack Obama, s’est dit que la rupture avec le monde d’hier n’était pas suffisamment importante. Pour ces électeurs-là, la suite logique d’une présidence Obama n’était pas une présidence Clinton, mais une présidence Trump.

2/ De plus, Hillary Clinton n’a pas semblé proposer de vision d’avenir et avait un discours finalement très conservateur (on poursuit ce qu’a fait Obama) : ne répondant pas aux inquiétudes de son électorat traditionnel, celui-ci a donc été séduit par D. Trump ?

Conservatrice, elle l’a été au sens où beaucoup de ses propositions relevaient du connu, du déjà testé, de la zone de confort – autant de choses qu’on reprochait tant à la candidate qu’au programme. Fait remarquable : au grand dam de son époux, Bill Clinton, Hillary n’ira jamais faire campagne dans le Wisconsin. Au contraire, à l’époque, les Démocrates ont une autre lecture de ce qui se passe : ils vont non seulement conserver les régions qui leur ont été favorables depuis toujours, mais peut-être même élargir la carte électorale, en allant chasser sur les terres républicaines, comme au Texas. La candidate démocrate perdra sur les deux fronts.

3/ N’y a-t-il pas du coup une profonde défiance envers les élites, ce qu’illustre aussi le succès de Bernie Sanders qui a pu tenir un discours socialiste sans être immédiatement rejeté dans la marginalité ? Il y avait une « soif de changement », une colère populaire (qui avait d’ailleurs permis l’arrivée de B. Obama à la suite de la crise de 2008) ? Y a-t-il une « coalition Trump » comme il y eut une « coalition Obama » ? Est-ce le même mouvement, finalement ?

La question a de quoi surprendre un public européen et francophone, mais elle est légitime. Les États-Unis sont effectivement devenus le théâtre de l’expression d’une colère publique incontestable, colère qui s’exprime à travers de multiples canaux. En 2008, il y avait la promesse d’un changement, d’une réinvention politique après les huit ans de George W. Bush, qui, pensait-on à l’époque, avaient déjà profondément divisé l’Amérique. L’élection de Barack Obama n’a cependant pas permis de mettre fin à ces divisions puisque les confrontations entre le législatif et l’exécutif américains ont été significatives, voire violentes. Les plus jeunes se sont dits que la révolution Obama n’a pas été suffisamment loin, et que Bernie Sanders incarnait l’expression encore plus radicale d’un projet aussi souhaitable qu’inabouti. Les populations plus âgées qui ne se retrouvent pas dans le projet socialiste de Bernie Sanders ont trouvé en Donald Trump un porte-étendard, eux qui se sentaient floués par le système et par les règles qui ont été écrites par et pour une minorité, aux yeux de ses soutiens, eux qui cherchaient le porte-parole de ceux qui refusent d’accepter le statu quo comme une fatalité indépassable.

Bizarrement, pourrait-on croire, Obama aspirait à incarner ce même mouvement. Il l’a fait, mais a donné des espoirs à d’autres parties de l’électorat – y compris certaines qui n’ont jamais voté pour lui. La vague a pris de l’ampleur et c’est le candidat Trump qui en a bénéficié. Les deux coalitions sont distinctes, mais les aspirations sont les mêmes.

4/ Trump a su saisir cette colère et apporter des réponses (ce qui vaut mieux que pas de réponse). Paradoxalement, il est impopulaire (entre 37 et 42 % de soutien) ce qui est faible comparativement aux autres présidents des États-Unis dans l’histoire, mais ce bloc reste étonnamment stable. Pourquoi ? Est-il donc en position de force pour 2020 ?

Cette cote de popularité surprend à deux titres en effet : elle est basse et elle est stable. Basse, car à ce stade du mandat, le seul président qui est plus impopulaire que Donald Trump est Jimmy Carter. Tous les autres, y compris Nixon, jouissent d’une meilleure cote de popularité. Stable, dans la mesure où comme vous le rappelez, elle ne bouge pratiquement pas depuis que Donald Trump est entré à la Maison Blanche.

De quoi cette coalition est-elle composée ? De deux grands ensembles : un gros tiers de l’électorat est constitué de loyaux du président. Il s’agit d’électeurs qui continueront à le soutenir tant qu’il continuera sur la voie conservatrice qu’il s’est choisie depuis le début de son mandat, notamment en matière de nomination de juges et sur la question de l’avortement. Il y a ensuite une petite partie des Républicains – environ 10% de l’électorat, qui émet de sérieuses réserves sur la personne de Donald Trump, mais largement satisfaite de ses politiques et de ses résultats.

Cette coalition peut parfaitement résister encore un an, jusqu’à la prochaine échéance électorale. Et comme on le sait, compte tenu du fonctionnement du système politique américain, on peut se faire élire avec les voix de 40 à 45% de l’électorat seulement.

Mais que se passe-t-il en cas de retournement conjoncturel ? Il y a fort à parier que la fraction du parti républicain qui soutient le président américain du fait de la bonne santé économique du pays ne sera plus aussi enthousiaste en cas de crise, et restera chez elle le jour du vote. Or, si on peut se faire élire avec les voix de 40 à 45% de l’électorat seulement, il est bien plus compliqué (pour ne pas dire impossible) de se faire élire avec le soutien d’un tiers de l’électorat seulement.

La réelle question ? Le retournement conjoncturel que de nombreux experts attendent, et qui peut arriver prochainement si l’on en croit un certain nombre d’indicateurs macroéconomiques, arrivera-t-il avant ou après l’automne 2020 ? Celui de l’automne 2008 avait été fatal pour McCain. Si le prochain retournement avait lieu avant novembre 2020, les chances de Trump pourraient être compromises. À moins que le président sortant soit capable, en un laps de temps très limité, de complètement réinventer son image de marque politique. C’est peu probable. Mais « peu probable » devient tout à fait possible et imaginable dans l’Amérique de Trump, rappelons-le.

5/ Pouvez-vous nous dire un mot de l’affaire russe, ou plus exactement des affaires russes : celle de l’éventuelle pesée directe sur la campagne électorale (cela a-t-il d’ailleurs eu un effet sur le résultat), et celle des relations entretenues avec des agents russes au cours de cette campagne ?

Le fait que la Russie ait interféré dans les élections de 2016 relève du consensus. On le sait, l’enquête du procureur spécial Robert Mueller l’a démontré. L’effet est difficile à quantifier, tant la course électorale était serrée dans beaucoup d’États – dont les fameux trois États du Midwest, à savoir le Wisconsin, le Michigan et la Pennsylvanie. Les Démocrates qui ne s’appuient que sur cette constatation pour expliquer l’issue du scrutin de 2016 risquent de ne pas prêter assez attention à la médiocrité de la campagne de leur candidate. Mais il serait dangereux pour le système démocratique de ne pas relever la réalité de cette interférence.

En ce qui concerne la question de la collusion, la réponse du procureur Mueller est plus complexe – même si un certain nombre de soutiens du président actuel feignent de ne pas comprendre. Les enquêteurs n’ont déjà pas pu retenir l’idée de « collusion », celle-ci n’étant pas en soi un crime. À la place de cela, ils ont cherché à déterminer s’il existait des preuves d’un effort concerté entre la campagne de Donald Trump et des agents russes pour influencer le verdict des urnes. Il s’agit là d’une définition bien plus étroite. L’enquête n’a pas conclu que cela n’avait pas eu lieu, mais que les preuves n’étaient pas suffisantes pour arriver à cette conclusion. Notons au passage que cela ne veut pas dire la même chose.

Enfin, au-delà de la question de la collusion, il y a un certain nombre de comportements et d’actions de la part de cette administration que le procureur Mueller met en exergue dans ce rapport, et qui pourraient constituer des crimes. Mais Mueller est parti de l’hypothèse qu’un président américain en exercice ne pouvait être inculpé – mais qu’il existe un autre mécanisme, celui de l’impeachment, pour pouvoir mettre un président en accusation. Le rapport d’enquête est très clair sur ce point : l’équipe de Robert Mueller a rassemblé des preuves qu’elle désirait transférer au Congrès en vue d’un tel procès en impeachment. En d’autres termes, il s’agit désormais d’un débat politique sur ce que l’on permet ou non à un président de faire, et plus d’un débat légal.

6/ Dans l’ordre international, on voit une relation difficile avec les Européens : il y a comme une phobie de l’Allemagne enrichie, mais aussi une profonde défiance envers l’OTAN. La sortie de l’OTAN est-elle à l’ordre du jour, comme le New-York Times l’a titré l’autre jour ?

C’est difficile à croire. Il y a tout un establishment militaire profondément attaché à l’OTAN et pleinement conscient des bénéfices que les États-Unis tirent de leur participation à l’alliance militaire. Souvenons-nous également que le président actuel sait faire dans la provocation afin d’occuper les devants de la scène, avant de rétropédaler. C’est une tactique de négociation plus qu’autre chose.

7/ Margareth Thatcher (4 mai 1979 – 28 novembre 1990) et Ronald Reagan (20 janvier 1981 – 20 janvier 1989) étaient les catalyseurs de politiques « néolibérales » ayant entraîné l’Occident dans la dérégulation des institutions politico-économiques. Est-ce que Theresa May (13 juillet 2016 – 7 juin 2019) et Donald J. Trump (20 janvier 2017 – …) catalysent l’apparition d’un nouveau modèle ? Lequel ?

Je pense qu’il y a beaucoup de différences entre Donald Trump et Theresa May.

Le nouveau modèle qui apparaît sous leur mandat et celui de la crise du conservatisme. Soudainement, ce qui est connu, ce qui a été testé, ce qui fait partie de notre zone de confort ne fait plus consensus et ne rassure plus. Le grand pas dans l’inconnu, que l’on croyait que les opinions publiques craignaient tant, ne semble plus faire aussi peur. Le chaos stratégique est la nouvelle réalité de notre temps.

8/ Trump serait-il le premier indice d’une normalisation des États-Unis ne soutenant plus leur destinée manifeste et donc une politique universaliste. Serait-ce la fin de l’hémisphère occidental ou bien la normalisation de l’Occident ?

Je ne crois pas à une normalisation, car je ne connais pas la nature même de cette norme. Je pense que ce qui est déstabilisant avec ce président, c’est le caractère hybride de sa philosophie politique. Il parvient en effet à réconcilier différentes traditions, dépassant les clivages historiques, en se montrant faucon comme un Républicain et défenseur des classes populaires comme un Démocrate. En effet, sa proximité avec le parti républicain sur un certain nombre de sujets n’est pas à démontrer. Sur les dépenses militaires et la nature des menaces qu’il émet à l’encontre de l’Iran, Trump se montre intraitable : c’est la marque de fabrique d’un dirigeant attaché à critiquer le laxisme de ses prédécesseurs. Et, au même moment, il peut aussi s’affirmer autant défenseur du bien-être des plus vulnérables et des classes populaires qu’un démocrate traditionnel. Il reprend le scepticisme traditionnel du parti démocrate vis-à-vis des bienfaits des traités de libre-échange, seuls responsables de la montée du chômage aux États-Unis, et assure vouloir protéger les emplois des Américains, même si cela exigerait de les rapatrier de l’étranger.

L’Amérique s’est finalement trouvé une histoire, celle dont elle manquait tant aux yeux de l’Europe. Elle croit toujours en son exceptionnalisme et en sa mission universelle. Dans l’immédiat, cependant, elle ne souhaite plus l’exporter. Rien de nouveau. C’est arrivé par le passé. Il ne s’agit donc pas d’un accident de l’histoire, mais d’un retour de bâton.

9/ Autant Barack Obama avait été cyber-actif durant sa campagne électorale autant Donald Trump semble avoir moins sollicité la communication et la levée de fonds en ligne durant sa propre campagne, préférant se cantonner à la plate-forme Twitter. Y a-t-il une raison à cela ? En outre, la défiance de la Silicon Valley envers le nouveau président ne serait-elle pas aussi la démonstration d’une fracture numérique aux États-Unis entre une minorité de cadres cosmopolites et transhumanistes envers une majorité d’employés patriotes et protectionnistes ?

Il est certain que cette présidence n’a pas les faveurs de la Silicon Valley pour toutes les raisons que vous citez. Mais on aurait tort de croire que Trump ne saura pas riposter.

La campagne de Donald Trump a été assez spectaculaire dans les faits – et s’est avérée plus efficace que celle d’Hillary Clinton. L’un de ses stratèges, Brad Pascale, a d’ailleurs été en mesure de lever plus de 280 millions de dollars grâce à Facebook, en s’adressant directement aux soutiens du terrain. Cette équipe de stratèges maitrise donc parfaitement bien l’outil en ligne.

10/ Trump crie fort mais frappe peu : n’est-ce pas ce qu’on peut retenir de ses relations avec la Corée du Nord et l’Iran ? Mais il est dur avec les faibles (Europe, Mexique, Canada) ?

Trump est attiré par les pouvoirs forts. C’est ce qui explique cette relation improbable avec le dictateur nord-coréen. Mais il ne veut pas paraître faible pour autant dans ces relations – notamment parce qu’il se veut aussi faucon qu’un républicain traditionnel. Il faut donc savoir hausser le ton pour renforcer la perception selon laquelle on est prêt à agir. Les démocraties qui n’usent habituellement pas de la rhétorique guerrière sont des cibles faciles – sachant cependant qu’avec elles aussi, Trump crie fort mais frappe peu : l’accord de l’ALENA a été réécrit, de manière modeste et à la marge seulement. Et on attend encore des sanctions américaines réelles contre les intérêts commerciaux européens, au-delà des menaces. Mais Trump a aussi menacé Pyongyang avant les fameux sommets des dirigeants, avec ses commentaires sur le feu et la fureur dont la Corée du Nord pourrait faire l’objet si elle touchait aux intérêts américains.

Tout cela relève de la technique de négociation qui peut impressionner quand on ne fait pas partie des milieux immobiliers américains, mais qui n’a rien de nouveau sinon. Il s’agit d’établir la menace comme position de négociation initiale, avant de passer à la désescalade. La méthode a bien marché pour Donald Trump. Mais le risque de malentendu est grand…

Merci, Jeremy, pour ces éclairages passionnants. ER

 

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