Ce concept dual, et les réalités à justifier pour lui donner une consistance objective, n’a pas d’antériorité en tant que corrélation entre la guerre, phénomène défini et analysé, et l’anthropologie, discipline d’étude holistique embrassant l’ensemble des structures fondamentales.

Dans son sens linguistique, une guerre qualifiable d’anthropologique serait donc l’action ayant pour objectif d’éroder et de saper les systèmes de base de cette société, doublement enracinés par sa nature originelle et par son histoire : croyances, idées motrices, coutumes, schémas sociétaux, etc, qui sont les déterminants permanents de ses modèles socio-économiques et politiques.

Cette tentative d’approche du sujet, dite « heuristique », c’est-à-dire appliquée à un domaine encore inexploré, et difficile à étayer pour plusieurs raisons entrecroisées. La première est le caractère flou, voire nébuleux de ce concept dès lors que la polémologie, en tant qu’étude du phénomène de guerre, a déjà été admise au rang de discipline. Une deuxième raison est que de nombreux types de guerre autres que strictement militaires, ont été distingués et théorisés : guerre civile, révolutionnaire, subversive, psychologique, cybernétique, économique, etc. Un autre raison serait encore l’inaptitude une guerre comme anthropologique, qui ferait conclure à son existence ou à son caractère fantasmé. De surcroit, l’hypothèse d’une guerre anthropologique serait d’autant plus récusable, que ce type de guerre s’étalerait dans une temporalité de longue durée, donc sans réalité aisément perceptible.

Pour cerner cette forme de guerre, et donc lui donner la consistance de sa réalité, l’Histoire d’un côté et la science politique de l’autre, viennent cependant en renfort. Sans prétendre à une quelconque exhaustivité, on peut en trouver trois exemples, les deux premiers de nature comparable, le troisième marqué d’une novation radicale.

Une guerre anthropologique au cœur de la révolution bolchévique

Toute révolution étant une forme de guerre intérieure, la révolution française décréta, au-delà de son processus chaotique de formation de la République, un acte de guerre de type « infrastructurel » : la destruction du triptyque multiséculaire qui fondait l’ordre social monarchique compartimenté en noblesse, clergé et tiers état. La finalité anthropologique de cet acte – la première identifiable comme telle dans l’histoire contemporaine – se révèle dans la volonté d’anéantir le système de valeurs et de codes qui régulaient cet ordre.

Il est admis par ailleurs que la révolution bolchévique russe trouva une (ou sa) source d’inspiration dans la Révolution Française. Qu’elle fût revendiquée, relativisée, ou seulement subliminale, son influence sur le parti bolchevik avait enseigné, par son exemplarité, un impératif de radicalité qui exigeait la liquidation du parti menchevik pour assurer la victoire de la révolution. C’est pourquoi, au-delà de l’écrasement du régime tsariste, la création des soviets, et de la collectivisation, le parti bolchevik entreprit en outre l’éradication totale de l’Eglise orthodoxe.

Il y a une logique objective dans cette entreprise, dès lors que cette Eglise était en Russie un fondement essentiel d’un ordre social lui aussi multiséculaire, et pétrifié au fil de l’Histoire. Cependant, alors que la Révolution Française avait initié le processus de sécularisation de la religion (séparation de l’Eglise et de l’Etat) aboutissant à la « Constitution Civile du Clergé », la révolution soviétique poursuivit l’objectif de déraciner la religion elle-même (« l’opium du peuple »), et de liquider ses prédicateurs, considérés comme les gardiens de l’obscurantisme et de l’arriération.

Pour illustrer la permanence des fondements anthropologiques de toute nation, ses invariants, il est particulièrement éclairant de relever aujourd’hui la renaissance et la force de l’Eglise orthodoxe russe après la chute de l’Union soviétique.

La finalité anthropologique du jihadisme islamique

Sans entrer dans un débat sur les interprétations du Coran, il faut d’abord rappeler que la plasticité intrinsèque de l’intellectuel arabo-oriental est une donnée anthropologique majeure, c’est-à-dire un invariant sur longue période. Cette plasticité autorise la souplesse des pratiques de l’islam pour autant que soient respectées ses règles de vie basiques. De surcroit, l’absence totale du sens occidental de la contradiction dialectique lui permet aussi bien de prêcher la paix et la concorde, que la guerre contre les impies et infidèles (jihad).

L’histoire des relations entre la chrétienté et l’islam recoupe schématiquement celles des phases de guerre et de paix entre ces deux religions du Livre. Dans l’actuelle phase de guerre menée par l’islam radical, il importe de comprendre que ses objectifs de combat ne sont pas limités aux conversions forcées à la religion du Prophète, ni au contrôle politique des zones conquises par elle. Leur objectif ultime est la transformation globale de la société selon les principes d’organisation et de vie édictée par l’islam originel. En d’autres termes, l’ordre politique futur optimal de l’islam combattant est une société théocratique excluant toute séparation entre pratique religieuse et codes de la vie civile. Le jihad est donc par essence une guerre anthropologique.

Dans ce cadre, l’interventionnisme de l’Occident au Moyen-Orient depuis la fin du XXe siècle peut être considéré comme le levain de l’islam jihadiste. Au départ, en cherchant à renverser de gré ou de force les régimes dits « nationalistes arabes », tous du type social-étatiste et laïcisant, mais « non-alignés » : celui du Colonel Nasser en Egypte, celui de Saddam Hussein en Irak, celui de l’ex-République du Sud Yémen, celui actuel de la Syrie. Ensuite, en prétendant « remodeler » toute la zone selon le diptyque démocratie libérale + marché libre, donc par une occidentalisation forcée ressentie de facto comme une agression anthropologique. Or, tous ces régimes avaient néanmoins engagé une sécularisation de l’islam sur une base syncrétique qu’on appela « le socialisme arabe ». Il est donc logique que cette agression ait provoqué une réplique violente prenant la forme du jihad. Par conséquence corollaire, la politique sans discernement de l’Occident au Moyen-Orient, marquée au fer de l’inculture, est une cause objective de la violence de ses pulsions théocratiques.

Un état de guerre anthropologique en Europe

Depuis sa fondation, l’Union Européenne a développé une axiomatique du concept de la guerre sans équivalent mondial ni historique. Elle lui a appliqué un procédé d’exorcisme purement onirique pour la décréter définitivement abolie. Et même inconcevable en tant qu’hypothèse, grâce à la force du droit européen qui la neutraliserait pour l’éternité. Cette abolition est issue du syndrome d’irénisme constructiviste affectant les cercles dirigeants de l’Europe, qui consiste soit à inventer une réalité par le simple décret qui la stipule, soit à nier une réalité si elle contredit celle conçue par décret. Ce syndrome a toutefois l’avantage de procurer à ces milieux le confort intellectuel nécessaire à la culture des fantasmes idéologiques qui inspirent leurs décisions.

Le théorème européen d’une paix désormais perpétuelle repose sur une double mythologie. La première attribue son acte fondateur à l’union, évacuant la réalité de son origine, à savoir l’écrasement durable de la puissance militaire allemande par les armées alliées en 1945. La seconde sacralise le commerce international, en l’occurrence le libre-échangisme mondialisé, en lui attribuant la capacité intrinsèque d’instaurer la paix universelle.

La négation par les organes dirigeants européens du caractère immanent et permanent de la guerre, quelles que puissent en être les formes, est la source du rejet affiché par l’Union Européenne du principe de puissance et de sa pratique. Cette posture de nature schizophrénique est en contradiction avec son état réel de guerre intérieure entrainée par l’engrenage de ses mécanismes d’intégration. Cependant, grâce aux artifices et simulacres juridiques activant ces mécanismes, et à la rhétorique en novlangue qui les enveloppe, cet état de guerre est peu aisé à restituer sans une connaissance globale de ses formes.

Pour les organes dirigeants de l’Union Européenne et leurs mandataires nationaux, la nation n’est qu’une construction juridique et politique temporaire, donc destructible, et non un corps vivant unifié par un peuple et sa culture à travers un passé historique. Fondement anthropologique par essence et par excellence, toute nation est donc ipso facto confrontée à une guerre anthropologique dès lors qu’elle est menacée d’effacement et de dépossession d’elle-même.

Dans ce registre, c’est une œuvre de « création destructrice » (selon le théorème inversé de Schumpeter) à finalité opaque, et de long terme, qui caractérise la matérialité du « rêve européen ». Dans son flux massif de production juridique, elle a ainsi réussi une destruction méthodique des Etats. Par ses traités successifs, base préalable au remplacement de leur législation interne, par le train continu des directives à « transposer » qui en dérivent. En exploitant cette matière juridique de haute densité, l’ensemble forme un système clos et sophistiqué d’autolégitimation ayant pour effet d’occulter l’ampleur des conséquences anthropologique qu’il entraîne dans les sociétés européennes.

Cependant, si la strate institutionnelle de cette stratégie d’engrenage est visible, ses soubassements moins perceptibles, mais en cohérence avec elle, sont à identifier en tant qu’axes de la guerre de transformation anthropologique que mène l’Union Européenne. Le principe de la « société ouverte » incrémentée dans son socle idéologique est en fait la matrice de toutes les coercitions exercées sur les membres de l’union. De connotation lisse, positive, donc virtuellement consensuelle, la « société ouverte » est d’abord un arsenal d’interdictions et de prohibitions qui ont toutes pour objet de briser des principes et des structures dont l’enracinement procède d’un consentement de longue durée. Elles s’articulent toutes autour du concept de frontière au sens à la fois concret, normatif, philosophique, collectif, et individuel.

Ce principe de société ouverte s’entend aussi bien par l’obligation de le réaliser, que par l’interdit de le rejeter, le choix d’une « troisième voie » intermédiaire étant lui-même prohibé, ce qui traduit ipso facto la visée totalitaire de l’Union Européenne incrémentée dans ses traités. Schématiquement, sa stratégie de long terme est d’imposer la transmutation du système de valeurs nationales de l’Europe dans un nouveau creuset de valeurs uniformisées, concentrées sur la consommation, les droits individuels, et le brassage multi-ethnique.

Le concept matriciel de l’ouverture est appliqué sur le plan territorial par la suppression des frontières d’Etat, et sur le plan fonctionnel par l’obligation des « quatre libertés » de circulation mondialisées (hommes, marchandises, services, capitaux), les entraver constituant un acte délictuel. L’interdiction de réglementer cette circulation a notamment pour objectif de « dénationaliser » les actifs économiques nationaux de toute nature, mis à la disposition de prédateurs (dénommés investisseurs) de toute origine planétaire. La pénalisation des entraves à l’immigration extra-européenne a, quant à elle, pour vocation de favoriser un métissage universel, ethnique et culturel, susceptible de transformer à long terme les fondements anthropologiques originels des sociétés européennes. La finalité globale et occultée de cette stratégie est d’engendrer une société mondialisée et liquéfiée, une sorte de tour de Babel mêlant indistinctement des communautarismes bariolés à des masses d’individus dépouillés de leur identité d’origine, déracinés, et donc interchangeables. De manière conclusive, l’exclusion des principes conjoints de limitation, de frontière et de protection, associée au double refus d’entraver l’immigration allogène, et de lui imposer des normes d’assimilation, apparaissent clairement comme des actes de guerre anthropologique contre l’Europe.

La résistance anthropologique

L’expulsion juridique et politique du principe central de souveraineté, en tant qu’offensive de rupture de front, a entraîné mécaniquement à sa suite l’évacuation du concept d’intérêt national, puis celui d’intérêt général, puis celui de bien commun, puis celui de secteur public (lui-même prohibé en tant que tel, car condamné séparément par l’obligation de respecter une « concurrence libre et non faussée »). Articulé aux « quatre libertés de circulation », cet axe a permis d’amorcer la transformation infrastructurelle d’invariants sociaux, tels que la famille nucléaire. Dans son extrémisme libertaire, la religion européenne des droits de l’homme, fanatisée par des minorités virulentes, s’infiltrent ainsi progressivement dans le droit civil interne des Etats. Elle vise à déconstruire les lois naturelles de la cellule familiale en matière de mariage, de filiation, de parenté et de genre, en revendiquant le droit intégral de brasser, mixer, et inverser ces catégories dans tous les sens. Elle corrode ce faisant l’une des bases anthropologiques de la société européenne et occidentale.

Dans la première décennie du XXIe siècle, l’ordre européen avait montré sa résilience systémique, c’est-à-dire sa capacité à briser les dissidences, toutes de portée relative qu’elles aient pu être. Disposant dans la zone euro d’une arme absolue qui est l’asphyxie financière, ce système n’a laissé s’évader que la Grande-Bretagne (Brexit), sans renoncer pour autant à ruiner sa libération de l’extérieur. L’échec des diverses rébellions dans leur forme électorale et juridique, c’est-à-dire démocratique, ne préjuge néanmoins pas d’une extinction des résistances de fond, donc à considérer sous l’angle neuf de l’anthropologie.

Tout système dont l’uniformité est conçue et figée pour l’éternité (ce qui rend le système européen comparable au système soviétique) recèle en lui-même les germes de son implosion à long terme, faute d’intelligence et de capacité adaptatives. Cette perspective est d’autant plus plausible qu’un tel système est incrusté sur la réalité totalement hétérogène de l’Europe, infiniment plus vaste que celle de l’empire soviétique. Les divergences internes du système européen, encore limitées à sa superstructure politique, ne doivent pas dissimuler la résistance anthropologique qui réveille en profondeur divers peuples d’Europe contre la dépossession de leur identité, leur déculturation, leur asservissement et leur nivellement (Pologne, Hongrie, Italie, France…).

Quels que puissent être les stigmates du futur européen, il apparaît que l’union européenne dévoile des fractures intimement liées aux lignes de différenciation anthropologiques produites par l’histoire et la culture. On observe ainsi la formation de trois blocs répartis schématiquement entre 1) les pays du nord, bloc germano-scandinave protestant 2) les pays de l’est, bloc slavo-magyar, catholique ou orthodoxe, 3) les pays du sud, bloc latin-méditerranéen et catholique. Entre ces trois blocs, les différences de mentalité, de conception de la citoyenneté, de la société, de la religion, de l’individu, sont plus importantes que leurs ressemblances. Une guerre anthropologique larvée, mais idéologiquement violente, se déroule aujourd’hui contre des pays réfractaires qui retrouvent la conscience de leur identité historique. Il est encore prématuré d’en percevoir l’issue.

Michel Ruch est diplômé de l’IEP de Strasbourg et de l’Institut des hautes études européennes. Il a publié L’Empire attaque : Essai sur Le système de domination américain, aux éditions Amalthée.

Les vues et les opinions exprimées dans cet article sont celles de leur auteur et ne reflètent pas nécessairement les vues ou les opinions d’Echo RadaR.

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