Depuis le début de la crise, l’exécutif se réfugie systématiquement derrière des médecins et des scientifiques pour justifier ses décisions. La politique est-elle désormais sous tutelle du discours scientifique ? Quid de la légitimité et de la responsabilité de cette parole ? Il y a effectivement eu cette tentation, notamment au début quand le pouvoir a été surpris par l’irruption imprévue de cette pandémie. Dès lors, les services habituels de l’État ont paru débordés et le gouvernement a dû masquer cette difficulté. S’en remettre à des avis scientifiques était une façon de regagner de la légitimité à la suite de la perte de confiance brutale. Mais le rôle d’un pouvoir est de prendre des décisions et dans un régime démocratique, d’obtenir l’assentiment du peuple. La légitimité démocratique étant affaiblie, la légitimité technocratique et bureaucratique ayant failli, il fallait trouver une nouvelle source de légitimité des décisions à prendre (sans même se prononcer sur la nature de ces décisions). Bref, le gouvernement était dans l’embarras et ce passage par l’avis scientifique a été un expédient. Peu à peu, les critiques se sont élevées là-contre et le pouvoir est revenu à une mécanique habituelle de prise de décision. Car finalement, nous nous sommes aperçus que l’avis scientifique n’était qu’un avis et qu’il ne résolvait que partiellement l’incertitude. Or, c’est le métier du décideur, où qu’il soit (et donc du décideur politique) que de trancher dans l’incertitude. Quand il n’y a pas d’incertitude, il n’y a pas de décision. Nous sommes donc depuis revenus à un système plus classique où le politique consulte mais à la fin du processus décide, ce qui suscite forcément des mécontents. Les contradictions des scientifiques en période d’incertitude ne sont-elles pas l’un des facteurs de la montée de la défiance, qui touche autant la science que la légitimité des pouvoirs publics ? Absolument, car nous nous sommes aperçus, notamment avec le débat sur la chloroquine, que la démarche scientifique, notamment dans l’inconnu, n’avait pas de certitude. Je n’ai aucun avis sur la chloroquine et ses vertus face au Covid-19. Mais cela a donné lieu à une polémique publique qui est passée par plusieurs canaux : les médias traditionnels, bien sûr, mais aussi les réseaux sociaux.  Or, cela vient après plusieurs épisodes similaires auxquels nous n’avons pas prêté attention et qui pourtant relèvent du même rapport nouveau, émotif et sémantique, à la science : je pense ici au débat entre climato-sceptiques et collapsologues, par exemple, ou entre pro- et antivax. Le deuxième cas est moins net car il n’y a qu’un côté qui est radical mais dans le cas du climat, ce qui est frappant c’est que des deux côtés, nous avons des « extrémistes ». Avec la chloroquine, nous sommes arrivés, beaucoup plus rapidement d’ailleurs, à cette radicalisation des opinions. Que le débat scientifique soit « contradictoire » pour reprendre le mot central de votre question, quoi de plus normal ? La démarche scientifique est fondée sur le doute et la remise en cause, qui doit bien sûr être appuyée sur des observations et des modèles explicatifs. La chose nouvelle, c’est que ce débat scientifique (comme tout débat intellectuel) perfuse désormais dans l’espace public qui a lui-même radicalement changé de nature, puisqu’il n’est plus tenu par des médias structurés (sans même parler de leur contrôle éventuel par ces groupes de pression) mais par des réseaux sociaux, qui sont véritablement des médias de masse, aussi bien par leur diffusion (les consommateurs) que par leur émission (les producteurs). Voici donc cette couche sémantique du cyberespace qui prend une ampleur incroyable et insoupçonnée et où l’émotion règne en maître et vient logiquement affecter des débats qui seraient autrement fondés sur la raison. Si le télescopage des calendriers est évidemment fortuit, la loi Avia vient d’être adoptée à l’Assemblée. Cependant, que faut-il penser de ce type de dispositifs législatifs et de leur impact sur les réseaux sociaux. Une manière de rendre ces espaces plus rationnels ? C’est d’une certaine façon une conséquence du dernier phénomène que je viens d’évoquer : la massification des réseaux sociaux et l’augmentation du rôle de l’émotion font que des débats apaisés peinent à se tenir. Très vite, les insultes fusent, sur le modèle du point Godwin. Comment donc contrôler ces expressions et empêcher les excès ? Il y a un mot pour cela, qui n’est pas à la mode mais qui correspond bien à ce qu’on cherche : la censure. Elle n’est pas néfaste par nature et notre société s’est finalement habituée à des lois qui encadrent la liberté d’expression pour éviter tout négationnisme ou toute haine. Par nature, la censure n’est pas populaire mais elle est pourtant nécessaire dans toute société. La grande question tient à son contrôle car si la censure vise à éviter les excès, comment éviter les excès de la censure ? Pour en venir à la loi Avia, je vois surtout un autre débat (sans même parler de son efficacité ni des menaces qu’elle fait porter indirectement sur les libertés publiques) : c’est le rôle de la puissance publique. En effet, dans le cyberespace, face aux mastodontes des réseaux sociaux, qui a le pouvoir d’exercer cette censure sur ces médias électroniques ? les plateformes… Or, dans le cyberespace, le code est la loi et dans le cas présent, les « conditions générales d’utilisation » (CGU) sont la vraie loi. De facto, ce sont les plateformes qui exercent cette censure et ce contrôle des expressions radicales. La rigueur de la loi intervient après les décisions des plateformes qui suivent leurs propres règles : observez par exemple la pudibonderie de certaines censures de billets sur Facebook… Le pouvoir politique court après le pouvoir privé qui est lui même un pouvoir technique. La loi Avia signale finalement la perte de pouvoir du pouvoir… O. Kempf