Mercredi 14 février, l’Amérique, puis le monde, s’émouvaient après qu’un vent de rumeur voulant que la Russie ait placé en orbite des armes nucléaires se répandait depuis Capitol Hill. Des informations finalement un peu trop vite interprétées… mais qui sont révélatrices de la fébrilité dans le débat stratégique public.
« Pearl Harbor spatial ». Le terme, qui fait date, est de la Commission Rumsfeld en 2001 (oui, il s’agit bien de feu le Secrétaire à la Défense de l’administration de Georges W. Bush), et nous rappelle la crainte de plus en plus viscérale qui habite Washington d’être contesté dans sa domination stratégique de la planète… et donc ici en l’occurrence, de l’espace. L’Amérique, dont les opérateurs nationaux -institutionnels ou commerciaux- possèdent pourtant les trois-quarts des satellites en orbite, ainsi qu’un budget militaire dédié équivalent à six fois celui du rival systémique chinois, tient pourtant si fort à sa « Space Dominance » qu’elle montre de signes de fébrilité de plus en plus régulièrement face à la montée en puissance d’acteurs contestataires. Il faut voir par exemple, comment le dernier Space Symposium de Colorado Springs (la grand-messe du spatial stratégique) s’est transformé en plaidoyer pour une réforme des capacités de connaissance de la situation spatiale (SSA: Space Situational Awareness. Ou doctrinalement plus moderne, le SDA: Space Domain Awareness), les Américains considérant que l’augmentation majeure du trafic en orbite, combinée à la mobilité croissante des objets que certains acteurs y placent (c’est l’exemple des satellites « butineurs »), contribuent à porter le brouillard de la guerre dans ce milieu théoriquement si transparent.
Mais retour, donc, sur cette affaire du 14 février 2024.
Tout commence avec un inquiétant communiqué du Président (Républicain) du House Permanent Select Committee on Intelligence, laissant planer le doute sur la révélation d’une grave menace pour la sécurité nationale, menace à laquelle il faudra répondre en coordination avec les alliés. Quelques heures plus tard, la nouvelle tombe dans les médias ABC News et New York Times: la Russie placerait des armes nucléaires dans l’espace. Nous voici revenus aux pires heures de la guerre froide. Cette « révélation » est néanmoins relativisée/débunkée dès le lendemain par les institutions, dont la Maison Blanche qui évoque une capacité antisatellite inquiétante en développement, dont la menace n’est pas immédiate.
Pas immédiate, peut-être, mais le monde s’alarme, d’autant plus que le mot « nucléaire » a été prononcé., Les dirigeants réagissent, à l’orée d’un week-end diplomatique intense (la conférence de Munich sur la sécurité, dès le 16 février). Emmanuel Macron rappelle l’extrême gravité et surtout l’illégalité -au regard des Traités- d’une telle éventualité. Les Russes démentent, avec l’ironie et la défiance qu’on leur connait ces dernières années. A Munich, Washington choisit d’informer tout à fait officiellement les Indiens et surtout les Chinois, une façon assez habile de lier le destin des grandes puissances spatiales (une belle reconnaissance pour l’Inde) tout en isolant la Russie, l’Etat paria. Car il y a en effet de quoi inquiéter tous les acteurs, le caractère non discriminant d’une arme de destruction massive placée dans l’espace ayant de quoi détériorer l’intégrabilité d’une orbite, non seulement à l’instant T, mais aussi potentiellement pour des siècles (mais si, vous savez: les débris, ou tout simplement des satellites « morts » incontrôlables). Dans le même temps, les sources anonymes se multiplient pour évoquer soit une capacité de guerre électronique, soit une arme à impulsions électromagnétiques (EMP). Dans les deux cas, l’arme serait alimentée par du nucléaire thermique, sans qu’on en connaisse le véritable état de développement. [Je renvoie vers de très bons fils X/Twitter sur ces possibilités techniques]
En vérité, il ne serait donc rien passé, ou du moins pas encore. Mais ce brusque emballement, qui aura démarré de la « mécompréhension » (laissons le bénéfice du doute) entre politiques et médias, a néanmoins contribué, une fois de plus, à renforcer le narratif bâti -à l’est comme à l’ouest- autour de la redoutable et redoutée technologie russe, et ses armes miracles (chars Armata, BMP Terminator, torpille nucléaire Poséidon, etc.), tout en pointant les failles, ou plutôt les angoisses, d’un Occident redoutant de perdre sa suprématie.
Toutefois, je vois un autre enseignement à tirer de cette histoire, du moins à ce stade. La question de la transparence comme outil de dissuasion, ou detterence. Montrer à l’adversaire que l’on scrute ses faits et gestes, sur Terre comme dans l’espace, afin de le dissuader d’aller plus loin. Et dans ce domaine, le spatial aura, c’est une certitude, un rôle de plus en plus déterminant à jouer (cf la communication américaine à base d’imagerie spatiale précédent le déclenchement de l’invasion russe de l’Ukraine), ce qui explique en partie les besoins gargantuesques et les préoccupations des services de surveillance du Pentagone en matière de SDA. Le catalogue américain DOIT être complet, et cela d’autant plus qu’il abreuve -au bon vouloir de ses propriétaires- les alliés les plus proches, dont la France et son Commandement de l’Espace (pays l’un des mieux dotés en moyens de surveillance, elle n’observe pourtant qu’un tout petit pourcentage du ciel). La France par ailleurs, qui avait justement opté en 2018 pour la transparence lors de la célèbre sortie de Florence Parly dénonçant l’activité du satellite russe Luch/Olymp K-2. Chose mal comprise aux USA à l’époque, où l’on considérait traditionnellement que communiquer sur sa stratégie spatiale de défense encourageait Chinois et Russes à rehausser les enchères (ces derniers, bien évidemment, accusent les Américains de militariser l’Espace en premier lieu).
Finalement, le tempo médiatique imposé depuis deux ans (24 février 2022) fera qu’à peine deux semaines après ces événements débutés le 14 février, on ne parle plus « d’armes nucléaires dans l’espace ». Le grand public oubliera-t-il aussi vite cette affaire que celle des ballons atmosphériques chinois l’an passé ? C’est sûrement déjà le cas, à mois que malheureusement, et comme bien souvent, le cerveau humain n’ait imprimé que la première séquence médiatique, celle de l’emballement…d’autant plus que le pire du pire des chaînes Youtube et pages Instagram aura repris l’info à son compte. Rappelons qu’en cet hiver 2024 se seront succédés, à travers nos écrans, d’autres points chauds, à Gaza, en mer Rouge, ou de nouveau sur le front Ukrainien.
Je pourrais tout aussi bien m’arrêter là, si un événement ne m’avait pas poussé à revoir la conclusion de ce billet. Il faut absolument revenir sur cette problématique de l’hystérisation des débats stratégiques: dans une célèbre émission traitant au quotidien de l’actualité internationale, un de ces nouveaux résidents des plateaux TV affirmait -sans contradiction- le 22 février que « les Russes ont des systèmes de missiles nucléaires qui sont en très haute altitude et gravitent un peu comme un satellite autour de la Terre ». Le 22 février, soit plusieurs jours après que nous ayons eu accès à l’ensemble des informations, même parcellaires, sur l’affaire de l’arme spatiale russe. Il y a aujourd’hui un problème clair concernant le traitement de la chose stratégique dans les médias comme en politique, avec un manque de recul et d’expertise flagrant. Sur les questions techniques militaires en général, et plus précisément dans les domaines immatériels (cyber), lointains (spatial), ou tout simplement au delà de l’entendement (nucléaire), la problématique semble encore plus grave. [Je recommande ici ce fil de la chercheuse de l’IFRI Héloïse Fayet]
A l’instant où j’écris ces lignes, ce sont les mots du Président Macron sur l’envoi potentiel de troupes en Ukraine qui font l’objet d’un nouvel emballement politico-médiatique. Mais à chaque jour suffit sa peine.
Thomas Schumacher