Vue du complexe de Crocus City Hall, région de Moscou, Krasnogorsk, le soir de l’attentat le 22 mars 2024. Source : RIA Novosti
L’attentat perpétré le vendredi 22 mars à Crocus City Hall dans la proche banlieue de Moscou a fait, à ce jour, 143 morts et 360 blessés. Il s’agit de l’attaque terroriste la plus meurtrière sur le territoire russe depuis presque 20 ans. Cet attentat s’est produit dans un contexte particulier en Russie, puisque la semaine précédente, Vladimir Poutine était réélu pour un nouveau mandat suite à un véritable « plébiscite » (plus de 87% des voix obtenues dès le premier tour avec un taux de participation de plus de 77%). Il intervient par ailleurs au moment où, sur le front de « l’opération spéciale », les choses ne se passent pas si mal pour l’armée russe qui conserve l’initiative. Après la mutinerie de Prigojine en juin dernier, cette attaque constitue assurément la deuxième épreuve majeure qui frappe l’arrière en Russie depuis l’éclatement du conflit en Ukraine. Depuis l’attentat, son attribution, le profil des auteurs ainsi que les soutiens dont ils auraient pu bénéficier, donnent lieu à des interprétations et des analyses différentes en Russie et en Occident. Le contexte de grave confrontation entre Russes et Occidentaux au sujet de l’Ukraine déteint rapidement sur le story telling de l’attaque, tandis que les théories du complot et les spéculations fleurissent. La capture des assaillants semble ne pas satisfaire les autorités russes qui affirment entreprendre d’identifier les commanditaires qui sont présentés dans le récit dominant en Russie comme les « vrais coupables ».
Après la mutinerie de Prigojine en juin dernier, cette attaque constitue assurément la deuxième épreuve majeure qui frappe l’arrière en Russie depuis l’éclatement du conflit en Ukraine.
Retour sur l’attaque
Vendredi 22 mars, un groupe d’assaillants composé de 4 personnes fait irruption vers 20h dans la salle de spectacle du complexe Crocus City Hall (capacité jusqu’à 6 000 personnes) où doit se tenir un concert du groupe Pic Nic (un groupe de variété russe à tendance patriotique). La salle est pleine – le concert se joue à guichet fermé : les assaillants se mettent à ouvrir le feu sur la foule à l’arme automatique (AK-12), et utilisent manifestement des grenades (y compris des grenades incendiaires). L’assaut va durer en tout moins d’une vingtaine de minutes durant lesquelles le commando assassine et met le feu à la salle de concert. À la différence des précédentes attaques terroristes en Russie, ils ne mettent en avant aucune revendication, ne prétendent visiblement défendre aucune cause, ni ne prennent d’otages, et ne semblent pas avoir en leur possession de ceintures d’explosifs.
Rapidement, des vidéos tournées à l’intérieur des coursives et de la salle sont postées sur les réseaux sociaux par les spectateurs. Elles montrent des exécutions sommaires, une foule qui tente de fuir en empruntant des issues de secours (dont certaines, selon certains témoignages, étaient condamnées). On y voit un commando qui parait relativement bien maîtriser les lieux, composé d’assaillants qui savent par quel bout tenir un fusil d’assaut. On apprendra ensuite qu’ils ont au préalable effectué des « visites » de reconnaissance des lieux les 7, 10 et 14 mars. Rappelons à ce stade que les États-Unis avaient communiqué, via leur ambassade à Moscou, sur le risque anormalement élevé d’attentat pour le week-end électoral du 16-17 mars, et que certaines informations avaient manifestement été communiquées sur ce sujet aux autorités russes par les services américains.
Une cible habilement choisie
La cible, le complexe Crocus City Hall (centre commercial, salle de spectacle, pavillons pour congrès, aquarium…), n’a certainement pas été choisie au hasard, ni la date, ni l’heure de l’assaut. Situé à la pointe d’une presqu’île au nord-ouest de Moscou, il est isolé géographiquement par le fleuve Moskva tandis que le quatrième périphérique (MKAD) constitue la principale artère d’accès au site. Autrement dit, en frappant un vendredi soir en début de soirée, les terroristes savaient que l’action des forces de sécurité comme celles des secours serait entravée par les bouchons caractéristiques du MKAD un vendredi soir. A contrario, une fois l’attaque perpétrée, ce site pouvait en théorie devenir une souricière pour les assaillants, les options d’exfiltration étant géographiquement réduites, sauf à envisager l’emploi d’une embarcation sur le fleuve. Il n’en a rien été. Les forces de sécurité (OMON, SOBR et FS du FSB) arrivent environ 1h10 après le début de l’attaque. Les pompiers arrivent plus rapidement sur les lieux, mais s’interdisent d’intervenir avant l’arrivée des forces de police, laissant l’incendie envahir rapidement la structure du complexe.
Carte 1 : le site de l’attentat (source : Google Map)
Au cours de la tragique soirée, une première revendication de l’attentat émerge sur les réseaux sociaux sous la forme d’un communiqué écrit attribué à l’Etat islamique (ou EI) – Khorassan (branche de l’EI implantée en Afghanistan en 2015). Cette première revendication va rapidement être à l’origine d’une controverse sur son authenticité, certains commentateurs soulignant que la forme de ce communiqué ne correspond plus à celle utilisée par le groupe terroriste depuis de nombreuses années. Une deuxième revendication, diffusée par le « média » de l’EI, Amaq, est ensuite diffusée dans la soirée. Il contient des vidéos prises par les assaillants à l’intérieur du bâtiment au moment de l’attaque, ainsi qu’une photographie des 4 terroristes (visages floutés) prises avant l’attentat devant le drapeau noir du groupe.
Si le blue print de l’attaque fait penser à celui du Bataclan (2015), à Crocus, les terroristes n’avaient ni ceintures d’explosifs et n’avaient manifestement pas l’intention de se retrancher avec des otages dans le complexe, et d’y mourir. Ils n’ont d’ailleurs emmené aucun otage dans leur fuite. Ce mode opératoire a probablement dérouté les forces d’intervention qui s’attendaient certainement à faire face à une prise d’otages massive et à devoir préparer un assaut.
Si le blue print de l’attaque fait penser à celui du Bataclan (2015), à Crocus, les terroristes n’avaient ni ceintures d’explosifs et n’avaient manifestement pas l’intention de se retrancher avec des otages dans le complexe, et d’y mourir.
Les assaillants : des profils de « pieds nickelés » ?
Selon les informations connues, les 4 assaillants sont arrêtés quelques heures plus tard par les forces de sécurité dans la région de Briansk, à près de 370 kilomètres à l’ouest de Moscou et à une centaine de kilomètres de la frontière avec l’Ukraine. Il convient de souligner qu’ils ont été pris vivants, ce qui constitue une singularité dans le contexte d’attaques terroristes en Russie : d’ordinaire, les assaillants, a fortiori lors des prises d’otages, sont « neutralisés », souvent, hélas, au détriment de la vie d’otages. Présentés comme des ressortissants du Tadjikistan, ils ont entre 19 et 32 ans, sont mariés et pères de 1 à 4 enfants pour deux d’entre eux. Ils parlent peu ou pas le russe. On apprend d’un des terroristes, lors d’un interrogatoire musclé mené à chaud sur place par les officiers russes juste après son arrestation, qu’ils ont été manifestement recrutés via les réseaux sociaux par un supposé « prédicateur » qui leur a promis 500 000 roubles (environ 5 000 euros) en tout, pour réaliser cette attaque. De prime abord, le visionnage des vidéos des arrestations laisse le sentiment que l’on est plus face à des « exécutants », que face à des djihadistes radicalisés et ayant eu une expérience du combat en Syrie ou ailleurs.
Si l’organisation de l’assaut semblent avoir été diablement préparée, il en va autrement de la fuite du commando : les 4 assaillants empruntent la même voiture que celle avec laquelle ils se sont rendus à Crocus (un second véhicule semble avoir été préparé, mais il se serait retrouvé coincé par l’arrivée massive des ambulances et des voitures de police…), ils fuient en groupe au lieu de se disperser (la ligne de métro continuait manifestement de fonctionner et la station voisine n’a semble-t-il pas été fermée), sans otages, et se dirigent vers la frontière ukrainienne où l’on sait pourtant qu’il y a une forte présence de siloviki. Relevons que 2 d’entre eux ont séjourné en Turquie peu avant de passer à l’acte, ce qui a amené les autorités turques à réagir rapidement en proposant une coopération contre l’EI à la Russie.
La réaction des autorités russes
Vladimir Poutine prend la parole lors d’une première allocution télévisée le lendemain, à la mi-journée, qui dure un peu moins de 6 minutes. Il indique que 11 personnes se trouvent en état d’arrestation, et donne l’impression de ne pas endosser la version selon laquelle il s’agit d’une attaque de l’EI. Il met plutôt en lumière de supposées connexions avec l’Ukraine : il fait référence aux pratiques « néonazies » d’assassinats de masse, et à la direction empruntée par le commando dans sa fuite. Lors d’une seconde allocution télévisée diffusée à l’occasion d’une réunion en ligne qui se tient le 25 mars avec les responsables de la sécurité, des ministres, et des gouverneurs de régions, le président russe évoque des « islamistes radicalisés ». Le chef du Kremlin insiste cependant davantage sur la responsabilité des commanditaires. S’interrogeant sur « à qui profite le crime », il désigne explicitement l’Ukraine en rappelant les difficultés rencontrées par l’armée ukrainienne sur le front consécutives à l’échec de la contre-offensive, qui conduiraient, selon le Kremlin, les autorités de Kiev à recourir à ce genre de méthodes.
Le chef du Kremlin insiste cependant davantage sur la responsabilité des commanditaires.
Au sortir de cette réunion, le chef du FSB, Alexandre Bortnikov, et le secrétaire du Conseil de sécurité de la Fédération, Nikolaï Patrouchev, sont encore plus explicites, et désignent clairement Kiev comme commanditaire de l’attentat. Côté américain (et Occidental) on s’en tient à la version de la responsabilité unique de l’EI au Khorassan dans cet attentat.
À ce stade, on peut relever que, si le déroulé de l’attentat rappelle le Bataclan, la mauvaise prise en compte (voire l’ignorance…) par les services russes des signaux envoyés par les Américains rappelle, assez schématiquement, le 7 octobre. Pour rappel, Moscou avait évoqué une « provocation » et une « tentative de déstabilisation » suite à la publication du message d’alerte sur le site de l’ambassade américaine à Moscou. Côté russe, on privilégie donc la thèse de l’attentat sous faux-drapeau, avec une réattribution de la responsabilité aux Ukrainiens et aux services occidentaux, anglo-saxons principalement. On apprend d’ailleurs le 28 mars que les analyses de sang prélevé sur les assaillants révèleraient qu’ils auraient été sous l’emprise de substances au moment de l’attaque. Cette information va dans le sens du récit dominant qui se met en place et va dans celui de la « déresponsabilisation » (sans les exonérer) des assaillants.
Côté russe, on privilégie donc la thèse de l’attentat sous faux-drapeau, avec une réattribution de la responsabilité aux Ukrainiens et aux services occidentaux, anglo-saxons principalement.
Les autorités russes paraissent donc minorer la responsabilité attribuée à l’EI Khorassan, et majorer celle attribuée aux commanditaires, ce qui permet de 1/ obérer les failles dans le renseignement anti-terroriste et 2/ nourrir le narratif officiel farouchement hostile à Kiev et à ses soutiens occidentaux. Le Comité d’enquête a, à cet égard, été saisi jeudi 28 mars par un groupe de parlementaires de la Douma (chambre basse du parlement) afin d’enquêter sur les possibles connexions existantes entre l’attentat terroriste et les services spéciaux américains. Le même jour, il déclare avoir en sa possession des preuves de l’implication de l’Ukraine dans l’attaque, suite à la découverte de traces de transactions financières entre les « nationalistes ukrainiens » et les terroristes.
Il convient de rappeler que la piste de l’EI renvoie au contentieux sanglant entre le groupe terroriste et la Russie, qui existe depuis au moins 2015 et l’intervention militaire russe en Syrie. Aujourd’hui, il existe encore deux fronts actifs entre Moscou et les djihadistes de l’EI : la Syrie et le Mali, avec l’action des miliciens de Wagner post-Prigojine (deux autres fronts, la Libye et le Mozambique, sont inactifs). L’Afghanistan n’en fait pas partie, la Russie ne menant aucune opération militaire dans ce pays. Il n’en demeure pas moins qu’en presque 10 ans, la Russie a été plusieurs fois ciblée par l’EI, avec une géographie des attaques qui s’est étendue jusqu’à la Sibérie.
Carte 2 : géographie des attentats de l’EI en Russie (source : France 24)
À quoi faut-il s’attendre comme conséquences de cet attentat ?
En politique intérieure, deux sujets ont rapidement surgi : l’abrogation du moratoire sur la peine de mort, et le durcissement de la politique migratoire. Concernant la peine capitale, l’ancien président Dmitri Medvedev s’est illustré par un post explicite sur le sujet et s’est, une fois de plus, fait le porte-voix des durs. Toutefois, dès mardi, la séquence de la temporisation s’est ouverte, l’administration présidentielle faisant savoir qu’elle était étrangère à toute discussion sur le sujet au niveau du parlement. Le durcissement de la politique migratoire risque de se heurter à la réalité économique de la Russie : l’économie russe, en pleine croissance, est en surchauffe et manque de bras. En outre, s’exprimant jeudi matin devant des militaires russes, Vladimir Poutine rappelait que le slogan « la Russie aux Russes » le faisait tressaillir. Cette sortie vise aussi à prévenir d’éventuels pogroms anti-migrants et à désamorcer le potentiel de tensions inter-ethniques. À travers cette déclaration, il souligne ainsi le danger pour la société russe, dont il a loué la solidarité auparavant, de verser, à l’occasion de cet attentat, dans le nationalisme, mortifère pour l’unité nationale (150 nationalités présentes en Russie). Le sujet de la mobilisation, qui a vite ressurgi dans les esprits suite au commentaire du porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov quelques jours avant l’attentat – il a évoqué l’état de guerre avec l’Ukraine – s’est rapidement dégonflé : le président russe cherche par tous les moyens à l’éviter, aussi bien pour des raisons politiques qu’économiques. Enfin, si les autorités russes s’acharnent à établir la responsabilité en sous-main de l’Ukraine dans l’attaque, il reste à voir comment cela sera utilisé sur le terrain. L’immunité dont semble jouir de fait Volodymyr Zelensky à l’égard des frappes russes disparaîtra-t-elle ? Y aura-t-il une campagne d’élimination de responsables ukrainiens (Kirillo Budanov, chef du GUR, avait déjà été visé par un tir de missile il y a quelques mois) ?
En politique extérieure, l’attentat de Crocus est susceptible de consolider la coopération entre la Russie et l’Iran en matière de lutte anti-terroriste. L’Iran a aussi été touchée par une attaque de l’EI Khorassan, dispose de capteurs en Afghanistan et ne prétend pas challenger l’influence russe en Asie centrale. En outre, il existe une minorité iranophone au Tadjikistan. La Russie pourrait aussi davantage mobiliser ses bonnes relations avec les capitales du Golfe en vue d’atténuer les financements dont elles font bénéficier certains prédicateurs ou fondations dans l’espace post-soviétique. Enfin, malgré l’ampleur du drame et la spontanéité des gestes de sympathie en Occident, il ne faut s’attendre à aucune accalmie dans les relations entre la Russie et l’Occident. Cet attentat est bien le premier, depuis 2001, qui, loin de rapprocher Russes et Occidentaux, les divise un peu plus. En Occident, cette attaque terroriste est avant tout considérée à travers le prisme des failles qu’elle met en évidence au sein du dispositif de sécurité russe, accaparé par l’Ukraine. Elle est aussi analysée à l’aune de ses conséquences possibles pour Vladimir Poutine et son pouvoir. Autrement dit, l’angle dominant en Occident demeure celui de la faiblesse, ce qui avait été aussi le cas lors de la mutinerie de Prigojine… Sur le front de « l’opération spéciale », cette attaque ne va pas changer grand-chose à la dynamique : l’Ukraine a adopté une posture défensive depuis cet hiver tandis que l’armée russe a repris l’initiative.
Igor Delanoë